Chapitre 19
Les mains disposées de part et d’autre de son clavier, Maître Varin fixait son écran depuis cinq bonnes minutes. En face, Ethan n’aurait pas su dire si le notaire se concentrait réellement sur ce qu’il avait sous les yeux, ou s’il s’agissait d’une manœuvre pour retarder une conversation pourtant inévitable. Avait-il la moindre idée de la raison de leur venue ? Menton relevé, regard fuyant, lèvres pincées et doigts pianotant inutilement un sous-main trop impeccable pour être honnête : il en était sûr, le coton-tige jouait la montre. Agacé, Ethan s’avança jusqu’à prendre appuie sur le bureau avant d’émettre un raclement de gorge qui obligea le quinquagénaire à détourner son attention de l’ordinateur.
– J’ai cru comprendre que vous n’aviez que très peu de temps à nous consacrer. Et je vous rassure, nous n’allons pas le monopoliser plus que nécessaire, précisa-t-il.
– Je vous écoute, capitula l’autre.
– À la mort de ma mère, il y a de ça un peu plus de sept ans, vous avez géré sa succession. J’aurai voulu des précisions quant au testament dont vous nous avez fait la lecture à l’époque.
– Vous êtes en possession de ce testament, jeune homme. Je ne vois pas ce que je pourrais ajouter à ce qui se trouve sur le document en question…
– Le souci, trancha Ethan en se redressant sur sa chaise, c’est que je vous avoue que ce n’est pas mon livre de chevet. Je ne l’ai donc pas sous le coude et la situation actuelle est un brin compliquée. Pour faire court un bouquin, sorti d’on ne sait où et signé de la plume de ma défunte mère, vient d’être publié. La logique voudrait que ce genre de décision nous revienne, à mon père, ma sœur et moi. Sauf qu’à aucun moment nous n’avons donné notre accord pour la publication.
– Si vous avez une question, posez là clairement je vous prie.
– La question est simple, les interrompit Jo. Est-ce qu’il y a une petite ligne tout en bas que vous auriez oublié de lire il y a quelques années ?
– Non ! Bien sûr que non, voyons ! Je vous ai fait part de ce testament dans son intégralité. Et d’abord, je peux savoir qui est cette demoiselle ?
Dépités, les deux jeunes se dévisagèrent quelques instants. Toute cette histoire ne tournait pas rond. Un détail leur échappait, une pièce manquait au puzzle. Mais laquelle ?
– C’est Jo, ma… demi-sœur, souffla Ethan. Il y a quelque chose qui cloche. Ou quelqu’un qui nous ment. Le directeur, ce monsieur…
– Hussard, compléta la blonde les yeux dans le vague.
– C’est ça, monsieur Hussard. Il nous a affirmé avoir en sa possession un testament en bon et due forme…
– Et une clause de confidentialité, murmura-t-elle.
Surpris, Ethan pivota sur sa chaise pour lui faire face et l’invita d’un regard à poursuivre sur sa lancée. Après tout au point où ils en étaient n’importe quelle idée, aussi farfelue puisse-t-elle être, pouvait les aider.
– Pourquoi ?... reprit-elle en levant les yeux vers le notaire. Pourquoi vouloir garder le testament secret, puisque toutes les personnes concernées sont en possession du document ?...
Derrière son bureau, le notaire retint un sourire qu’Ethan attrapa au vol avant qu’il ne disparaisse aussi rapidement qu’il était apparu. Le jeune homme hésita un instant, puis se décida à mettre les deux pieds dans le plat.
– Vous dites avoir lu ce testament dans son intégralité, chuchota Ethan. C’est exactement ce que vous avez dit, mot pour mot… Est-ce qu’il y en aurait un autre ?
Un silence de mort retomba sur le bureau, laissant le temps à chacun de réfléchir à la question. Puis un sourire, plus franc cette fois-ci, fit son retour sur les lèvres du notable. Qu’est-ce qui leur prenait à tous, de fonctionner en énigme ? De donner les informations au compte-goutte, comme si ça les amusait de les voir ramer ?
– Je sais exactement ce à quoi vous pensez monsieur Brun-Blanc, confia le notaire. Vous vous dites que j’aurai pu vous le dire dès le départ. Mais ça ne vous sera pas d'une grande utilité, puisque vous n'apparaissez pas dans ledit testament. Donc techniquement, même si vous êtes en droit de savoir qu’un tel document existe, je ne suis pas autorisé à vous faire part de son contenu.
C’était donc vrai. Sa mère avait pris soin de rédiger un second testament sur lequel lui et le reste de sa famille n’apparaissait pas. Mais pour quelle raison ?
– Je comprends pas… reprit-il abasourdi. Comment c’est possible ? En principe on a un seul testament, non ?
– Pas toujours. Et contrairement à ce que vous semblez croire, il est assez fréquent qu’une personne en rédige plusieurs. Le temps passe, les rencontres se cumulent, les querelles de famille se cristallisent, les amours se suivent et ne se ressemblent pas… Les gens changent, ils évoluent. D’où la possibilité de rédiger plusieurs testaments au cours d’une vie, conclut-il en s’enfonçant dans son siège. En général, c’est la dernière version qui prévaut et rend caduque les précédentes. Sauf s’ils se complètent, sans s’annuler les uns les autres.
Confus, Ethan pris une minute pour accuser le coup. Pourquoi sa mère les aurait-elle écartés d’une partie de la succession ? De mémoire, parce que c’est ce qui lui importait à cet instant, ils avaient hérité les droits d’auteur. L’incompréhension le submergea, lui glaçant la colonne vertébrale au passage. Que possédait-elle, qu’elle ne voulait pas céder à sa propre famille ?
– Auriez-vous une copie du testament ? Je parle de celui qui nous concerne, bien sûr. Puisque je n’ai pas le droit de voir l’autre… même si c’est de ma mère dont on parle, maugréa-t-il.
– Malheureusement, non. Pas sous la main en tout cas. En revanche, c’est un cas assez particulier pour que je me souvienne de l’acte établit à l’époque dans ses grandes lignes. Si ma mémoire est bonne, en plus des biens physiques et immobiliers, votre mère vous a légué les droits patrimoniaux de son œuvre dans leur entièreté. Vous disposez donc, votre père, votre sœur et vous-même, des droits de reproduction, de représentation et de suite.
En face, les deux jeunes acquiescèrent de concert. Le charabia notarial leur échappait complétement, mais l’idée principale était là : de ce côté pas de surprise. A priori, cette partie du testament n’était donc pas le problème.
– Concernant le droit moral, vous avez hérité du droit au respect de l’œuvre et de paternité. C’est tout, conclut-il en joignant ses mains devant lui.
– C’est tout ? interrogea Ethan. Qu’est-ce que ça veut dire exactement, c’est tout ?
– Ca signifie que vous n’avez hérité que des droits au respect de l’œuvre et de paternité.
Nouveau silence, cette fois-ci agrémenté de deux moues d’incompréhension.
– Ok, reprit Jo. Ca signifie aussi, et surtout qu’il existe d’autres droits dont vous n’avez pas hérité. À titre tout à fait informatif, et donc sans nous révéler ce qui était inscrit dans ce mystérieux second testament, pouvez-vous nous détailler toutes les branches du droit moral ?
Avec un sourire mutin, le notaire opina avant de dresser trois longs doigts décharnés et d’entamer un décompte.
– Bien sûr, mademoiselle. Dans ce cas précis, aux droits de respect de l’œuvre et de paternité, il faut ajouter celui de divulgation.
– De divulgation ? répéta Ethan incrédule.
– C’est ça, monsieur Brun-Blanc. Et je vais me permettre d’anticiper la prochaine question, si vous me le permettez. Pour faire simple, rapide et concis, le droit de représentation vous autorise à communiquer les œuvres de votre mère ayant déjà fait l’objet d’une publication. Celui de reproduction, comme son nom l’indique, autorise la fixation matérielle de cette œuvre sur n’importe quel support, toujours dans l’optique de la communiquer au public. Le droit de suite, qui ne vous concerne pas directement, permet aux auteurs d’œuvres dites graphiques ou plastiques d’obtenir un pourcentage à la revente des œuvres.
– Et ? le coupa Jo. Quelle est la différence entre le droit de représentation et celui de divulgation ?
– J’y viens mademoiselle, s’amusa le notaire. Le droit de paternité vous contraint à respecter la volonté de votre mère à mentionner son nom, ou au contraire à respecter son anonymat, lors de l’exploitation de son travail. Le droit au respect de l’œuvre vous permet de vous opposer aux atteintes portées à l’intégrité de son ouvrage, à savoir toute modification, agrémentation ou autre changement avec lequel vous ne seriez pas d’accord. Et enfin, vous l’aurez compris, reste le droit de divulgation. Pour répondre à votre question mademoiselle, à la différence de celui de représentation, il concerne les œuvres non divulguées et permet ainsi à son détenteur de rendre publique ce qui ne l’est pas encore…
– Droit qu’elle a cru bon de confier à quelqu’un d’autre, souffla Ethan.
Sans un mot et la mine sombre, visiblement désolé pour le jeune homme, le notaire acquiesça. Tandis qu’Ethan digérait la nouvelle, les méninges de Jo s’activaient déjà à plein régime.
À qui Sonia avait-elle pu confier ce droit ? Pourquoi avoir pris la peine de le dissocier du reste de la succession ? Et puis d’abord, qui anticipe sa mort et organise aussi méticuleusement sa succession à seulement quarante-trois ans ? Frustrée, la jeune femme agrippa un peu plus fort le sac à dos calé sur ses genoux. Un horrible sentiment d’impuissance la prit à la gorge. Un pas en avant, deux pas en arrière.
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