Chapitre 20
Une ligne blanche, le vide… une ligne blanche, le vide… un pied qui dérape, c’était moins une… un dernier saut et le tour est joué.
Une fois à l’abri sur le trottoir d’en face, Jo prit un instant pour retrouver son souffle. Depuis ses six ans, elle n’était jamais tombée dans le néant goudronné entre les lattes blanches du salue. Mais surtout, depuis quelques temps déjà, elle ne passait plus inaperçue lorsqu’elle sautillait comme un cabri sur les passages piétons. Passé un certain âge, l’espièglerie n’était visiblement plus permise. Les joues rosies de honte, elle reprit sa marche avant de buter sans ménagement dans une lourde masse immobile. Elle chancela, fit un pas en arrière et se rattrapa de justesse, évitant ainsi de sombrer dans le précipice imaginaire qu’elle venait d’esquiver.
– T’es dans la lune, constata Ethan qui, pour sa part, n’avait pas bougé d’un pouce.
Déstabilisée, Jo glissa une main dans la poche de sa veste. Elle prit un instant pour apprécier le contact du métal, puis releva le menton pour lui faire face.
– Et toi étrangement calme, reprit-elle suspicieuse.
D’un geste las, Ethan passa les doigts dans ses cheveux. Un sourire sans joie apparut sur ses lèvres.
– Qu’est-ce que je pouvais faire ? Ce pauvre type y est pour rien. Ma mère a pris une décision, il l’a appliqué. C’est tout.
Agacée, elle fourra à nouveau la main dans sa poche. Le claquement sec du couvercle métallique se fit entendre, accompagné d’un grognement d’ours mal-léché qu’elle aurait voulu moins bruyant. Plus attendri qu’impressionné, Ethan esquissa un sourire avant de tourner les talons et de remonter le Boulevard Beaumarchais en sens inverse.
– J’y comprends rien, avoua-t-elle une fois à son niveau.
– Si ça peut te rassurer, moi non plus.
– Non, pas ça… Enfin si, ça aussi. Mais, non... c’est pas ce que je voulais dire.
– Là non plus, j’comprends pas grand-chose, s’amusa-t-il en vérifiant son portable.
Jo se renfrogna. Comment pouvait-il plaisanter dans un quart d’heure pareil ? La logique d’Ethan lui échappait, au moins autant que son flegme et sa nonchalance mal placée. Nouveau grondement sourd.
– Vas-y, crache le morceau ! l’incita-t-il. J’vois bien que ça te démange.
– Pourquoi j’ai l’impression que ça te passe au-dessus ?
À l’instar d’un gamin pris en faute, il hocha les épaules en arborant une moue innocente. Est-ce qu’il imaginait qu’elle allait se contenter de ça ? Elle qui pensait qu’Ethan commençait à la connaître.
Décidé à prendre le temps de la réflexion, il ralentit sa course et reporta son attention sur l’immense magnolia à l’angle de la rue. Aucun doute, le monde continuait à tourner malgré tout. Dans la mécanique bien huilée de l’univers, perdue dans la multitude de rouages qui constituent le monde, sa mère n’avait été qu’un boulon parmi tant d’autres. Un de ceux qui sont là parce qu’on les y a placés, sans réellement comprendre leur utilité. Desserré par un malheureux concours de circonstances, oublié en une fraction de secondes car inutile au bon fonctionnement du reste.
Rien ne s’arrêtait, jamais. Son constat avait été le même il y a sept ans. Rien ne s’était arrêté, sauf peut-être son monde à lui.
L’après-midi touchait bientôt à sa fin, emportant avec lui l’accalmie offerte par les heures de bureau. En l’espace de quelques minutes, le trafic s’intensifia. Parfaitement orchestré, le ballet quotidien et psychédélique des travailleurs rentrant au bercail commençait à prendre forme. Puis, comme s’il mesurait les paroles de Jo, Ethan secoua la tête avant de reprendre sa marche. Elle avait faux sur toute la ligne : rien de tout ça ne lui passait au-dessus, et c’était justement ça le problème. Il avait espéré que le temps aurait fait son office, que la plaie se serait refermée, pansée par une vie et un agenda bien remplis.
– T’imagines, ça fait sept ans que personne m’a parlé d’elle… reprit-il sans préambule. Sept ans qu’on fait comme si les conclusions de cette « pseudo-enquête » nous convenaient. Sept foutues années que j’essaye de faire abstraction, d’oublier à quel point elle me manque… et jusqu’à aujourd’hui je m’en sortais plutôt pas mal. Mais depuis ce matin, tout se bouscule et s’enchaîne. J’ai l’impression que ma tête va exploser. Que mon cerveau patine, que tout va trop vite…
– Et que quelque chose t’a échappé, lança-t-elle sans réfléchir.
Ethan lui lança un regard réprobateur. Il aurait dû le savoir. Lorsqu’elle avait quelque chose à dire, Jo n’était pas du genre à passer par quatre chemins, et ce même quand la situation exigeait un minimum de tact. Difficile de croire que ce manque de délicatesse l’énervait autant qu’il le rassurait. La vérité, c’est que personne ne lui avait jamais parlé aussi franchement que la petite blonde qui s’évertuait à trottiner à ses côtés pour garder la cadence. La pertinence de ses réflexions le laissait souvent bouche bée, mais son côté sans filtre avait quelque chose de rassurant.
Pour en avoir déjà fait l’expérience, Ethan savait qu’il existait deux types d’amis dans ce monde : ceux dont l’objectif est de vous remonter le moral coûte que coûte, quitte à se cacher derrière de faux-semblants en racontant tout un tas de bobards qui font du bien. Et puis il y a ceux qui vous remettent sur les rails à grands coups de pieds dans le derrière. Il l’avait compris depuis bien longtemps, Jo, elle, était plutôt de ceux-là.
– Pas du tout, reprit-il après une courte hésitation.
– Arrête ton char.
– Laisse tomber ! aboya-t-il en pressant le pas.
– Rêves.
– Tu lâches jamais rien, bordel !
– Et toi, t’es long à la détente. Tu sais ce qu’on dit, y a qu’la vérité qui blesse.
Excédé, Ethan accéléra un peu plus la cadence jusqu’à rejoindre l’angle de la grande avenue. Là, il prit une seconde pour réfléchir à la situation. Pourquoi s’intéressait-elle autant à cette histoire ? D’ailleurs, était-ce sa propre histoire qui l’interpellait, celle du fils écorché par la disparition de sa mère, ou celle de la célèbre romancière disparue dans d’étranges circonstances ? La question lui trotta un moment dans la tête, avant de s’évaporer en même temps que son courage. Sans doute la crainte de connaître la réponse, doublée d’une incapacité à l’encaisser. Elle avait raison, il n’y avait que la vérité pour faire peur à ce point.
– Tu comprends pas, murmura-t-il sans prendre le temps de se retourner.
Une silhouette s’immobilisa à sa droite.
– Alors explique-moi.
– La vérité, c’est que moi non plus j’comprends pas. Je crois que… que c’est confortable en fait. C’est simplement plus facile de faire l’autruche, finit-il par lâcher. De ne pas savoir. D’ignorer tout ce qui pourrait ressortir. L’infidélité de mon père, les circonstances de sa mort, d’apprendre qu’elle a eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait… et puis, l’identité du tueur.
– T’as pas envie de savoir ? s’étonna-t-elle.
– Si, bien sûr !
Il pesta contre lui-même, agacé de ne pas réussir à mettre le doigt sur ce qui le perturbait.
– C’est humain, tu sais, d’avoir peur. Mais en Ukraine on dit aussi qu’à remuer le passé on perd un œil, et qu’à l’oublier on perd les deux…
– Calme-toi Gandalf, ironisa Ethan.
– Tu peux te moquer, mais c’est la vérité. Je vois bien que t’es pas en paix avec tout ça. Que t’y penses toujours. Que tu te poses des milliers de questions, que tu rumines sur les zones d’ombre. Crois-moi, faire la paix avec son passé c’est la seule manière de tourner la page.
– Pourquoi ?... Pourquoi tu fais ça pour moi ?
– Parce que quand j’en ai eu besoin, on n’a pas hésité une seconde à me tendre la main, confia-t-elle du bout des lèvres.
Malgré l’envie de poser la question, Ethan ne releva pas. En signe de reconnaissance, Jo lui adressa un sourire aussi morne que les nuages qui se profilaient maintenant à l’horizon.
L’effet des premières gouttes de pluie ne se fit pas attendre. Les passants s’agitèrent un peu plus, pressant le pas jusqu’à rejoindre porche, appartement, abribus et bouche de métro. La jeune femme leva les yeux au ciel, ferma un instant les paupières avant jeter un dernier coup d’œil à Ethan et de reprendre son chemin. Sans crier gare, elle bifurqua et traversa la rue sous une avalanche de coups de klaxons. Dans son sillon, Ethan leva une main penaude en guise d’excuse à une poigné d’automobilistes furieux.
De l’autre côté du boulevard, une jeune femme aux cheveux rose pétard ralentit sa cadence avant de s’immobiliser au milieu du trottoir et de leur servir un sourire confus.
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