1 mai 1945, 2h30, Tiergarten Strasse, 30
Cette fois, j'en suis sûr : ils sont devenus fous ! Pas seulement von Elsenborn. Bamberger – qui exige de nouveau un ton plus formel... – ne vaut pas mieux maintenant !
Mais leur folie est d'autant plus effrayante qu'elle est lucide. Je croyais qu'ils ne réalisaient pas la fin qui nous guette tous... Au contraire : ils l'attendent ! Je dirais même : ils l'attendent avec impatience !
Et moi, qu'est-ce que je fais encore là, à les écouter tous les deux comme dans une soirée mondaine ? À noter dans ce putain de carnet alors que je devrais descendre me mettre à l’abri ? Pourquoi est-ce que je ne redescends pas ?
Je me suis réveillé un peu après minuit. Je pense m’être réveillé, en fait, parce que je ne suis pas vraiment sûr d’avoir dormi, et je ne suis pas certain non plus qu’il était bien minuit. Dehors, des rafales de mitraillettes continuaient à se faire entendre au loin. Plus d’avions. La dernière bataille, j’imagine, un réseau mortel de combats singuliers…
Dans ce pénible mélange de silence et de vacarme, j’ai fini par reconnaître le son du piano. Von Elsenborn ne s’était toujours pas fait tuer, ou alors il était déjà mort mais le disque tournait toujours. Puis j’ai noté le silence de Bamberger. D’habitude, il ronfle comme un moteur. C’est peut-être ça qui m’a réveillé… Je me suis levé en hâte : il n’était plus dans l’abri.
J’aurais dû rester, évidemment. Au diable ces deux cinglés ! Mais je suis monté. J’attends ici depuis plus d’une semaine, je ne sais même pas vraiment quoi. Alors, je suis monté. Pour ne plus attendre.
Ils étaient confortablement installés dans le salon, à discuter. Chacun s’était trouvé un fauteuil à peu près utilisable, et ils parlaient. D’archéologie ! Des expéditions que l’un avait menées et l’autre financées. Le piano couvrait presque le bruit des mitraillettes.
Je ne crois pas qu’ils se soient aperçus de ma présence. J’ai redressé une chaise, je me suis assis dessus, j’ai commencé à noter.
Au début, j’ai eu l’impression qu’ils s’étaient complètement perdus dans leur obsession, qu’ils étaient pour de bon sortis de la réalité, mais apparemment leurs esprits arrivent encore à garder le contrôle. Mieux : ils semblent trouver un lien évident entre leurs recherches et notre situation. Les nomades des steppes, ce sont les Russes qui déferlent sur Berlin ! Staline est une sorte de Gengis Khan moderne, et les fronts biélorusses et ukrainiens qui nous encerclent sont les hordes asiatiques ravageant l’Europe. D’ailleurs, ne trouve-t-on pas de nombreux soldats mongols, kirghizes, tadjiks… dans les rangs de l’Armée rouge ? À les entendre, on dirait que l’issue des combats, les Soviétiques dans les rues, tout ça semble plus excitant qu’effrayant…
Je crois que, à ce moment-là, j’étais prêt à redescendre. Et puis von Elsenborn a commencé à raconter une histoire que je connaissais, une histoire qu’il n’avait jamais servie au Club mais dont Hannah m’avait donné sa version. Est-ce l’histoire elle-même ? Ou cette impression, douce et profondément douloureuse, de revivre ces moments, parmi les derniers passés avec elle ? Je reste, et je note.
C’était en 1935. Il était en Mongolie, dans les monts Altaï, de retour de l’une de ses expéditions dans le Tarim. Ils avaient exploré les grottes de Kizil, et il revenait, chargé d’une cargaison de peintures murales destinées au Musée d’ethnologie de Berlin. Il avait déjà cinquante-cinq ans, mais semblait dix ans plus jeune, et plaisait encore beaucoup aux dames – en tout cas, c’est ce qu’il dit. Ils avaient croisé un clan nomade en route pour leurs pâturages d’été et campaient avec eux au bord d’une rivière.
Hannah m’avait décrit cette soirée, au cours de laquelle il avait monopolisé la parole pendant des heures, sous le regard poli mais froid de ses hôtes. Dans son récit à lui, bien entendu, l’auditoire était subjugué par ses exploits d’explorateur.
Dans l’assistance, cependant, il y avait une toute jeune fille, dix-huit ans tout au plus, à qui ses airs d’aventuriers plaisaient sincèrement. Elle buvait ses paroles, et le baron a toujours eu un flair infaillible pour repérer ceux qu’il réussit à intéresser. Il l’a vue, et l’a trouvée… j’allais écrire « jolie », mais ce n’est ni le mot exact qu’il a utilisé, ni l’impression qu’il donne en parlant d’elle. Exotique. Je pense que cette jeune nomade du fin fond des prairies mongoles lui a paru agréablement exotique. Il a passé la nuit avec elle.
Nous sommes entre hommes, de vieilles connaissances, peut-être morts dans quelques heures : quand il raconte cette rencontre, von Elsenborn ne s’embarrasse pas de pudeur et, même si je ne suis plus un jeune homme timide, je ne trouve ni le courage ni l’envie de relater le détail de ses fantaisies orientalisantes. Je noterai seulement qu’il ne l’a pas aimée comme on aime une jeune fille, mais plutôt comme on se laisse aller à l’ivresse de l’opium. Elle n’était pas quelqu’un. Elle était l’Asie profonde dont il explorait une facette plus secrète et intime que les autres.
C’est à peine s’il prend la peine de préciser qu’elle est morte le lendemain. Il ne sait pas trop pourquoi. Il trouve ça triste, bien entendu, mais à l’entendre on dirait que sa mort même l’assimile à une sorte de légende impalpable, dont il garde seulement un souvenir ému.
Je n’entends pas la suite de leur conversation. Je ne sais pas comment Bamberger réagit à ce chapelet d’obscénités. Il n’a pas l’air scandalisé. Pour moi, c’est la voix d’Hannah qui a pris le relais, sa voix douce, grave, qui me donnait toujours l’impression de me parler d’amis proches en décrivant ses rencontres lointaines.
« Elle s’est suicidée » me dit-elle. « Elle s’est tranché la gorge avec le couteau de son père. Pourquoi ? Parce qu’elle a fini par comprendre qu’il ne l’emmènerait pas avec elle, mais qu’il la laisserait seule, incapable de vivre avec la honte d’avoir ainsi été utilisée comme un objet de plaisir. Nous sommes partis le lendemain. Il n’a jamais compris le mal qu’il lui avait infligé : pour lui, c’était un souvenir de plus dans sa découverte des mœurs de l’Asie barbare. Il doit bien s’être rendu compte de quelque chose, ceci dit, parce qu’il ne m’a jamais demandé de lui préparer une allocution sur notre passage dans l’Altaï. »
« Elle avait un frère, de deux ans plus jeune qu’elle, Damdin. Nous avions sympathisé et il m’avait montré le coin. Il était, comme tous les garçons de son clan, un excellent cavalier. Se croyant généreux, von Elsenborn avait fait cadeau de quelques roubles à leur père. Tu aurais vu le regard de Damdin ! Nous n’avons plus parlé avant le départ, mais j’ai compris qu’il savait tout, et qu’il ne pardonnerait pas. »
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