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L’image de l’enveloppe d’une montgolfière étalée au sol te submerge. Effondrée, par terre. Comme toujours, tu t’es gonflée trop vite. Pleine d’ambitions, pleine de prétentions, de bonnes intentions aussi. Tellement pleine, et soudain déjà vide.

Tu t’installes près de ton père, lui voles une gorgée de bière et tentes de te concentrer sur les mouvements du ballon, les coiffures et tatouages des nombreux jeunes hommes qui lui courent autour, sur les gesticulations de la jolie arbitre pleine d’assertivité, sur les voix des commentateurs qui jacassent des noms à toute allure, sur les visages bariolés des supporters qui frémissent d’une angoisse indubitablement métaphysique, sur les publicités colorées qui défilent, Impossible is nothing.

Soudain, tu entends éructer un tonitruant « Nom de Dieu », les seuls mots que ton père réussit encore à prononcer. Lui, qui a tant aimé jouer avec les subtilités de la langue française, souffre d’aphasie, une perte de la parole qualifiée de séquelle de l’accident vasculaire cérébral qui l’a laissé hémiplégique il y a cinq ans déjà. Pourtant, ce juron sort, net et précis, chaque fois qu’une émotion le submerge. Pourquoi, lui qui ne s’est jamais autorisé de grossièretés en quatre-vingts années de pleine santé, est-il condamné à hoqueter ces trois mots comme ultime affirmation de vie ? Ce n’est certainement pas un hasard : le hasard n’existe pas ! Peut-être s’agit-il d’un authentique appel au divin ? Il faudra que tu en parles à Rita, ton énergéticienne.

Quoi qu’il en soit, ce tonitruant « Nom de Dieu » te signale qu’un but vient d’être marqué. Tu n’as pas quitté l’écran des yeux et n’as rien capté. Les mimiques exaltées ou désespérées des supporters te semblent tellement affligeantes que tu te lèves. Plutôt que lui dérober une nouvelle gorgée de bière, tu préfères sortir dans le jardin, pieds nus, pour cueillir la sauge qui n’a pas encore gelé et te préparer une infusion.

En attendant que l’eau bouille, tu étales les cartes de ton Tarot de la Reconnexion en un large cercle. Les yeux fermés, tu te concentres sur cette folle ambition d’écrire un roman lauréat d’un concours prestigieux. Ta main tourne doucement et plonge vers la carte connectée à ton besoin actuel. Tu ouvres les yeux.

« La Résolution ».

Tu attrapes tes lunettes : « Une authentique Transformation passe par la Résolution à devenir qui vous êtes vraiment. » Puis encore : « Arrêtez de ruminer vos insuffisances. Soyez Résolue ! C’est dans le Présent que vous construirez votre Avenir. »

C’est exactement le conseil dont tu as besoin. Tu te redresses et joins les mains pour signifier ta gratitude à l’Univers. Namasté. C’est vrai. Il faut cesser de ressasser tes désillusions, accepter la réalité et t’en servir pour enfin rebondir vers un projet constructif. « Ton » futur Prix Bien-Être !

Ton insuffisance est un point de départ idéal ! Tu entameras ton texte avec une héroïne en crise et construiras une histoire qui la transportera vers le Mieux. Ton désenchantement sera un atout. Ton âge et ta solitude aussi ! Ta vie insipide te semble soudain correspondre aux codes du début d’une bonne romance Bien-Être.

Mais en as-tu seulement déjà lu une ? Ton dada, n’est-ce pas plutôt les essais théoriques des Éditions Jouvence ? Ou même leurs manuels pratiques ? Sans oublier les thrillers bien angoissants ! En aucun cas, les histoires romantiques ! Qu’à cela ne tienne, tu iras prospecter l’unique librairie du coin, à quinze kilomètres de Hormelange, le petit village d’Ardenne belge où ton père et toi vivez reclus. Ce soir, bien installée au coin du feu, tu plongeras dans un authentique roman feel good, pour t’imprégner d’histoires généreuses et assimiler un style positif, optimiste.

Il y a urgence.

Tu vérifies si ton père est assis confortablement, ouvres une seconde bière que tu poses devant lui et sautes dans ta voiture.

À la radio, un journaliste chronique « Les souffrances du jeune Werther ». Amour sans retour, désespoir et mort. C’est forcément une synchronicité ! Une satanée synchronicité inversée !

Tu contrôles l’état de ton visage dans le rétroviseur, tu n’es toujours pas maquillée et n’as pas le souvenir de t’être coiffée. Tu as juste réussi à éviter ton reflet dans le miroir. Tu répètes trois fois le mot « Résolution » bien haut.

Là-dessus, la voix extraordinaire d’Amy Winehouse te tombe dessus. Comme une pluie glacée. C’est sublime. À pleurer. Et même si tu ne t’es jamais intéressée à la vie ravagée de la jolie chanteuse, une anecdote t’a profondément marquée. Lorsque, âgée de sept ou huit ans, la petite Amy a compris ce qu’était la mort, son inéluctabilité et son irréversibilité, elle a traversé une véritable crise de nerfs. Pas la simple crise de larmes après la révélation de l’arnaque du père Noël. Non, une flopée désespérée de sanglots hystériques qui a nécessité l’intervention d’un médecin avec une piqûre calmante. Tu repenses à ce récit chaque fois que tu l’entends chanter.

Il te revient aussi une question de ta petite voisine : « Saint-Nicolas, il existait déjà quand, toi, t’étais petite ? Et quand ton papa était petit ? Et avant ? » En réaction à tes réponses positives, la gamine avait insisté : « Mais alors, il ne meurt pas ? » Tu avais lâché un « Euh, apparemment, non » peu convaincu. Là-dessus, elle s’était enthousiasmée : « Alors, si j’épouse Saint-Nicolas, moi non plus je ne mourrai pas ! » Pourquoi cette conversation t’avait-elle bouleversée à ce point ?

Tu roules et réfléchis à tout cela. À cet aspect « mort, cadavre, charogne » qui nous pend au nez. À tous. Même à toi. Surtout à toi. Puisque tu es toi !

Plus tes pensées sont morbides, plus tu ralentis.

Et tant mieux. Car si tu es vivante aujourd’hui pour frimer avec ton Prix Bien-Être, c’est grâce à cette inhabituelle lenteur au volant…

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