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Le Grand José arrive chez toi en moins de cinq minutes. Haut de près de deux mètres, habillé d’un sempiternel bleu de travail, une casquette vissée de guingois sur sa tête rougeaude, les cheveux grisonnants, il ressemble au preux chevalier dont tu as besoin ce soir. Pourquoi as-tu tendance à le considérer comme un vieux monsieur alors qu’il a probablement ton âge ? Tu le remercies pour sa promptitude.
Il penche la tête vers le jardin par la porte de la cuisine et gronde :
– Hé ! Ho ! Y a quelqu’un ?
Puis il se tourne vers toi :
– Y a personne. Vous avez rêvé, M’dame Françoise.
Tu es rassurée. Ou tu fais semblant. Le voisin s’installe en face de la télévision à côté de ton père. Il ne serait pas contre un petit verre de péket. Ton père non plus. Toi non plus. Vous trinquez. Le match est terminé. C’est l’heure des commentateurs.
– Pourquoi tu t’appelles José ? T’as des origines espagnoles ?
– Ronaldo est portugais.
Tu ne comprends pas sa réponse. Mais tu acquiesces. Ta question aussi était idiote. As-tu seulement pris conscience de l’asymétrie entre le « M’dame Françoise » qu’il te sert et le simple « José » que tu lui renvoies ? Pas sûr que tu veuilles y réfléchir.
L’infirmière du week-end sonne à la porte, elle embarque ton père vers la salle de bain. Et José s’en va après que tu l’as encore remercié et qu’il t’a répété : « Y a pas d’ mal, c’est normal ent’ voisins ».
L’infirmière t’aide à installer ton père dans son lit médicalisé et s’éclipse à son tour. Tu te sens prête à entamer l’écriture de ton roman, malgré l’échec de ton escapade vers la librairie. Résolution.
Tu respires profondément et écris : « Samedi ». On frappe au carreau de la fenêtre du jardin, juste devant ton bureau. Tu pousses un petit cri, te lèves précipitamment et reconnais « ton » Elon Musk du camion. Tu ouvres la porte, sans hésiter.
– Ben, qu’est-ce que vous faites là, vous ?
– Moi, froid.
– Génial ! C’était vous près de la cabane ?
Tu l’invites à entrer. Il est trempé. Comment a-t-il atterri dans ton jardin ? Certainement pas le hasard, puisqu’il n’existe pas ! Tu lui sers un verre de péket. Ton Prix Bien-Être va devenir le Prix Péket du Roman ardennais.
– Pourquoi vous êtes parti comme ça ?
Bon, la réponse coule de source. Elon n’a pas de permis de travail. Et ta question est stupide. À ton retour, tu as tapé le nom de l’entreprise de transport inscrit sur le camion. Elle est au centre d’une « vaste enquête pour fraude sociale et traite des êtres humains ». Les rabatteurs n’avaient pas tort. Ces dernières années, la compagnie a recruté plusieurs milliers de chauffeurs d’Europe de l’Est pour les employer dans les mêmes conditions que dans leur pays d’origine, ce qui est illégal. Le journal annonçait une escroquerie de plusieurs millions d’euros aux dépens de la sécurité sociale. Des perquisitions ont même eu lieu sur plusieurs sites. Et la police a carrément saisi des dizaines de camions le mois précédent. Tu as aussi lu un article plus général sur « les esclaves de la route ». Durant les pauses entre leurs différents trajets, ces pauvres gars dorment souvent dans des parkings ou carrément à même le sol des hangars.
Bref, moins de trois heures après que ta minable petite bagnole de prof a été écrabouillée par un semi-remorque illégal, tu en es à nourrir son malheureux chauffeur. Tu lui sers un bol de soupe, lui coupes une tranche de pain (d’épeautre au levain) que tu beurres généreusement. Moins de trois heures pour passer de Victime à Sauveuse ! C’est ta psy qui sera fière de toi !
– Tu t’appelles comment ?
Tu le tutoies, tu retrouves tes réflexes de prof.
– Moi s’appeler Vasile.
– Enchantée, Vasile. Moi, c’est Françoise.
Vous vous serrez la main. Puis, tu désignes ton père assis dans son lit, trois gros oreillers sous le dos :
– Lui, c’est Fernand. C’est mon papa. Il est juge au Tribunal.
Tu découvres la moue embarrassée de Vasile.
– Il était juge, c’est fini. Lui pas bouger, pas parler.
– Da, répond ton nouvel ami.
– Bon, Vasile, toi camion casser moi voiture.
– Moi désolé.
Là-dessus, Vasile se reverse un verre de ton genièvre sans te demander ton avis.
– Oui, moi aussi désolée, beaucoup désolée, parce que moi besoin voiture travail. Toi compris ?
– Nom de Dieu ! crie enfin ton père.
– Moi, problèmes, beaucoup problèmes, répond Vasile.
La conversation est passionnante… Vasile a vraiment beaucoup de problèmes. Sa femme en Roumanie, malade. Ses enfants en Roumanie, malades. Et d’ailleurs, lui aussi, malade. Néanmoins, il sourit en te confiant toutes ses difficultés.
Vasile refuse catégoriquement que tu contactes son transporteur.
– Parce que ami normalement conduire camion lui pas là.
Vasile n’a plus de camion, plus de boulot. Et surtout Vasile a descendu la bouteille de péket et s’est endormi sur le canapé, à deux pas du lit de ton père. Il ronfle déjà.
Ne ferais-tu pas mieux d’attendre demain pour envisager les décisions les plus appropriées ? Tu montes te coucher. Après avoir frotté quelques gouttes d’huile essentielle de lavande noble sur ton plexus solaire et sur la plante de tes pieds, tu t’allonges et contemples la lune ronde à travers la fenêtre aux rideaux ouverts. Tu dors mieux que d’habitude, ne te réveilles que trois fois. Tu te demandes si Vasile ne va pas égorger ton père. Pour ta part, tu as fermé ta chambre à clé.
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