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Le matin suivant, Vasile, ton père et toi buvez du café et mangez des tartines débordant d’une confiture aux myrtilles que tu as diablement bien réussie. Vasile l’apprécie beaucoup. Quel âge a-t-il ? Vingt-cinq ? Trente ? Trente-cinq ? Difficile à dire avec cette drôle de tête liftée. Tu lui offres un pot en lui recommandant de le garder au frigo une fois ouvert. C’est un peu ridicule. Mais il semble ravi.

– Romania beaucoup myrtilles.

Ensuite, il porte ton père sur la cuvette des WC, attend qu’il ait terminé, puis l’installe dans le fauteuil et lui pose les jambes sur l’appui-pied. Il s’assied à côté de lui et parle longuement à voix basse. Tu vois ton père dodeliner de la tête. Peut-être qu’il comprend le roumain.

Quand tu termines la vaisselle du petit-déjeuner, Vasile te rejoint à la cuisine et te montre son mobile sans réseau.

– Vasile téléphoner.

Tu ris : il a un côté E.T., Vasile.

Il semble vexé, alors tu lui tapes sur l’épaule et lui indiques le poste fixe. Il se précipite, pianote longuement sur les touches, puis il parle rapidement, il crie même, puis il rit, puis il parle encore, puis il raccroche. Tu espères qu’il n’a pas appelé en Roumanie.

– Ami moi Florin. Chercher moi spaţiu de servicii. Autostradă.

Vasile te fixe alors comme si ses yeux suffisaient à demander si tu comptes le conduire à trente kilomètres d’ici.

– Euh, Vasile, vous n’êtes pas sans savoir que ma voiture est… hors d’usage.

Tu as pris la voix de Valérie Lemercier quand elle parle à Jacouille dans Les Visiteurs. Vasile te renvoie une grimace d’incompréhension. Tu précises :

– Moi voiture cassée.

Vasile se tape sur la tête et rit comme un enfant.

– Moi oublier.

Il est temps que tu prennes les choses en main. On est dimanche, onze heures. Tu téléphones à ton assistance, disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tu n’y avais pas pensé avant. Et là… bingo, tu bénis les cotisations démentielles que tu payes depuis des années. Ils te prêtent – te livrent ! – une voiture de remplacement. Dès aujourd’hui. Les choses s’emboîtent étonnamment bien. Tu remercies l’Univers et murmures plusieurs fois : « Tout se combine bien, la vie est bonne, je suis chanceuse. »

Vers midi trente, deux voitures se garent devant la maison. Le conducteur de la première sonne à la porte, te laisse ses clés et repart dans la seconde.

Tu annonces à Vasile qui est caché sous la table :

– Nous manger soupe avec Papa. Puis moi conduire toi autoroute.

– Non, Florin dire dix-huit heures.

– Ah d’accord, si Florin a dit dix-huit heures, cela change tout.

Tu penses à ta psy. Tu adores dire « ma » psy, comme tu aimes dire « ma » voiture ou même « ma » vaisselle, « mon » ménage, « mes » courses, et aussi « ma triste vie ». Sauf que tu ferais mieux de dire « mes » psys. Tu as certainement fréquenté plus de psys que tu n’as eu d’amants.

« Ta » psy actuelle te conseille souvent de sortir du cycle Sauveur, Victime, Bourreau. Ce qui n’est pas surprenant dans la mesure où elle est formée en analyse transactionnelle… Par ailleurs, elle s’intéresse aussi la Thérapie du Bien-Être et à la relaxation méditative. Aucun doute, elle te soutiendra dans ton projet de gagner ce concours d’écriture. Il faudrait juste que tu refixes un rendez-vous.

L’après-midi passe vite. Vasile regarde un nouveau match de foot avec ton père. Ils boivent chacun une bière trappiste. Tu crois même entendre le routier roumain crier « Nom de Dieu ». Tu renonces à expliquer à ton père qui est ce jeune homme et ce qu’il fait là. Après tout, s’il est curieux, il n’a qu’à le lui demander. Ton cynisme t’amuse.

À dix-sept heures trente, tu fais signe à ton hôte qu’il est temps. Il serre la main de ton père et s’incline devant lui. C’est solennel, cela t’émeut, un peu. Vous vous mettez en route. Arrivés au grand tournant des Sensis, tu ralentis comme la veille.

– Toi camion bloqué ici. Boum, accident.

Il secoue la tête pour te signifier son impuissance tout en se bouchant les oreilles comme si tu le harcelais. OK. Tu laisses tomber et mets de la musique classique. Et si tu choisissais un air triste, poignant ? Tiens, l’Adagio d’Albinoni, ça lui apprendra à avoir mis ta vie en danger. Une vraie musique d’enterrement. Sublime. Il ferme les yeux.

Tu transportes le chauffeur clandestin qui a failli te tuer dans cette voiture payée par l’assurance de la société qui ne l’emploie pas. La vie est un poème.

Vous roulez une demi-heure jusqu’à un petit chemin de terre longeant le parking de l’autoroute. Une grille réservée aux piétons permet de le rejoindre. Cela t’évite quelques kilomètres. Tu suis Vasile qui marche sur l’asphalte d’un pas inquiet. On dirait un chauffeur roumain sans permis de travail.

Assez rapidement, il aperçoit son ami, te sourit, s’incline comme avec ton père et disparaît à grandes enjambées pressées, semblables à celles de sa fuite dans le bois. Es-tu soulagée ou déçue ? Mais déçue de quoi ? Il se retourne pour t’envoyer un dernier signe de la main qui ressemble vaguement à un salut nazi.

Tu fais demi-tour et rejoins la route où tu t’es garée. Il fait nuit.

Une camionnette orange s’est garée juste à côté de ta voiture de remplacement. Un garçon et une fille vêtus de gros pulls de laine colorée, tricotés à la main, en sortent. Tout le contraire des promeneurs chic de la veille. Ils déchargent une marmite qui paraît bien lourde. Tu t’arrêtes pour les observer. Ils ont l’air joyeux. De vraies gueules de héros de roman Bien-Être. Ils te lancent un bonsoir complice et chaleureux, comme si tu étais là pour les aider, et s’éloignent vers le bosquet. Il n’y a aucune maison aux alentours. Tu les interpelles.

– Euh, vous promenez une grosse casserole ?

Le gars lâche un gloussement amusé et la demoiselle trébuche. Une partie du contenu se renverse sur sa jambe. De la soupe. Elle ne jure même pas.

– Je suis désolée, c’était une blague.

Tu t’approches d’eux.

– Vous voulez de l’aide ?

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