17
Malgré tes mauvaises nuits, tu te lèves toujours tôt. Il y a ton père, il y a ton rythme, ton âge aussi.
Zohal, elle, n’a pas bougé de la nuit et dort toujours. Bonne nouvelle.
La veille au soir, c’est toi qui lui as présenté le cachet du somnifère avec un grand verre d’eau. Tu as ensuite rangé les deux boîtes de médicaments dans la table de nuit de ta chambre. A-t-elle apprécié ta prise de pouvoir ? Tu t’en fiches.
Car ce mardi-là, les avertissements que tu déchiffres à l’aube sur les longues notices des anxiolytiques et somnifères achetés la veille annoncent un danger qui te semble inacceptable. Nazir t’a confié que sa mère avait de fréquentes envies de suicides – et pas seulement des envies puisque la veille de leur départ forcé du centre, il l’a retrouvée avec un couteau de cuisine qu’elle tenait sous sa gorge. Sous sa propre gorge !
Il a ajouté :
– Ma maman veut pas mourir. Mais Madame, vivre est trop difficile pour elle, ici.
Cet « ici » qui résume à lui seul tout le déracinement de cette pauvre femme qui n’aurait jamais accepté de quitter son pays si le sort ne s’était pas acharné sur elle et sa famille. Pff, un couteau sous sa propre gorge. Tu n’en reviens pas.
Il ne manquerait plus qu’un suicide chez toi. D’ailleurs, pourquoi s’écroule-t-elle comme ça ? Elle a encore des enfants vivants, non ? Et Nazir a besoin d’elle ! Tes pensées sont intolérables, tu n’as aucun droit de la juger. Et tu le sais. Mais la question reste posée. Les violences, les deuils, les disparitions, l’exil ont-ils suffi à provoquer l’effondrement de cette mère de famille ? Évidemment ! Et ce n’est pas une vieille prof de math aigrie qui va la sauver en lui proposant du reiki.
Nazir termine son petit-déjeuner et demande s’il peut aider, se rendre utile. Oui, tu l’envoies au jardin. Le Grand José a taillé les haies cet automne et les branches sont restées par terre. Tu pensais t’en occuper. Quand donc ? Nazir semble emballé par la tâche. Tu lui montres ton potager en permaculture où les débris ramassés serviront à pailler le sol. Tu récites : « Mulcher, pailler ou couvrir son sol est essentiel à la bonne santé d’un jardin en permaculture. » Il te regarde, incertain, mais docile.
Équipé de gros gants, au volant de ta vieille brouette, il te salue. Tu rentres, amusée. Le grand air lui fera du bien.
Installée à ton bureau, tu jettes un œil par la fenêtre pour suivre sa progression. Il faut absolument avancer ton roman Bien-Être ! Pendant presque une heure, tu réussis à te concentrer, à raconter ton histoire. Tu es fière de toi, ricanes même en te rappelant Vasile caché près de la cabane à outils.
Plusieurs coups de klaxon retentissent côté rue. Tu les ignores. Pourquoi courir à la fenêtre dès que se produit un événement inhabituel ? Tu es une sorte de « vieille demoiselle », mais quand même pas le cliché de la chipie aux aguets derrière son carreau. Concentration. Résolution.
Sauf que les « tût tût » se répètent, insistants, agressifs. Tu le lèves et ouvres la porte donnant sur la rue. De biais, sur le trottoir, devant ta maison, une berline allemande noire métallisée. Et au volant… ton frère.
– Ah quand même ! Je me demandais si vous étiez morts.
– La sonnette, la porte, c’est pas pour les chiens. Pourquoi est-ce que tu klaxonnes comme un abruti ?
Sympa, les retrouvailles. Mon Dieu, qu’est-ce qu’il fout là ? Tu enfonces l’ongle de tes pouces dans tes petits doigts, tu respires par le ventre, tu appuies tes pieds sur le sol, tu comptes jusqu’à dix. Tu comptes aussi le nombre de mois écoulés depuis sa dernière visite. Là, tu dépasses largement dix. Il a appelé cet été pour l’anniversaire de ton père. Et aussi en janvier passé, pour des vœux, sauf qu’il était complètement ivre. Presque trois ans que tu ne l’as pas vu en chair et en os.
– Bonjour Maxime.
– Salut, sœurette.
Il sort de sa luxueuse voiture et t’embrasse sur chaque joue. Ton cœur fond, un peu, entre les reliquats d’une tendresse préhistorique et un agacement tout à fait contemporain.
– Comment va le vieux ?
Que répondre ? Hausser les épaules.
Avoir un frère qui s’appelle Maxime, c’est déjà tout un programme, pourri. Tu demandes pardon aux nombreux Maxime qui liront ce livre, cela n’a évidemment rien à voir avec eux. Quoique.
– Ben, entre, viens le voir.
La présence de tes invités afghans te revient brutalement. Tu commences à stresser. Que va dire ton frère ?
Maxime est trois ans plus jeune que toi. C’était ton petit frère chéri – ou plutôt, le chéri de ta mère ?
Il est déjà dans le salon.
– Salut, P’pa. Ça boume ?
– Nom de Dieu.
Mais pourquoi ton frère débarque-t-il chez toi un mardi matin ? Tu l’observes. Il est grand et plutôt bel homme, même si quelque chose d’avachi dans le bas de son visage te déplaît toujours autant. Un front de savant, de grands yeux gris, un nez fort, viril, mais une mâchoire de poulet, flasque et pendante. Il a épaissi, grisonné. Et est toujours aussi agité. Il s’assied.
– Tu me prépares un café, sœurette ?
Pourquoi t’appelle-t-il ainsi ? Ce n’est pas dans ses habitudes.
– Lait ? Sucre ?
– Sucre. T’as oublié ?
– Oui.
Aux dernières nouvelles, Maxime travaille pour une société privée de téléphonie. Il est sale advisor. Autrement dit, vendeur dans une boutique de GSM. Comment réussit-il à s’acheter de grosses bagnoles ? À crédit ? D’occasion ? Tu ne lui as jamais posé la question. Tu as toujours eu du mal à te concentrer quand il te parle de son boulot, de sa vie.
Ton frère est un loser. Un loser vantard et arrogant.
Lui non plus n’a pas d’enfant. Il y a urgence à travailler ton arbre généalogique : le décès de ta mère, l’AVC de ton père, la platitude de ton frère, ta solitude… Comment pourras-tu gagner un Prix Bien-Être si tu ne creuses pas un minimum ta propre souffrance, hein ? Tu penses à ta dernière psy, la gentille… Elle aussi t’a suggéré d’entamer un travail transgénérationnel. Il serait plus que temps de reprendre rendez-vous.
En attendant, Maxime est là, à touiller son café, à boire en slurpant. Tu te décides :
– Tu ne bosses pas aujourd’hui ?
– Hé, il n’y a pas que les profs qui ont droit à des congés, hein !
C’est compliqué d’échanger avec lui… Tu approches le fauteuil roulant et sers un café au lait à ton père.
– T’as un nouveau jardinier ?
Maxime vient d’apercevoir Nazir passer avec la brouette pleine de branches. Tu hoches la tête sans donner d’explications. Que veut-il ? Car, s’il y a bien une certitude, c’est que ton frère n’est pas venu sans intention.
– Comment va… Déborah ?
Tu n’as presque pas hésité avant de nommer sa compagne. Il balaie ta question d’un geste agacé.
– C’est fini.
– Oh, je suis désolée.
– Moi pas.
Le silence revient. Oseras-tu lui demander ce qu’il souhaite exactement. Il attaque le premier.
– Et vous deux ? Ça va encore durer longtemps ?
– Que veux-tu dire ?
– Françoise, tu sais aussi bien que moi que Papa se trouverait mieux dans une institution. Il verrait du monde. Il bénéficierait de soins adaptés. Ce n’est pas une vie pour lui ici, dans ce trou perdu.
Il récite, il a préparé son discours. Au moins, il n’utilise plus cet horripilant « sœurette ».
– M’enfin, quel est le problème, Maxime ?… Je veux dire, pour toi ?
Il soupire comme si tu étais idiote. Ton père assiste à votre conversation. Et ferme les yeux. Que comprend-il exactement ? Comment interprète-t-il les propos de ton frère ? Et toi ? Seras-tu capable d’appliquer les livres de communication non-violente que tu as lus et relus ? Tu te concentres et reformules :
– J’entends bien que tu ne trouves pas la situation idéale, Maxime. Mais c’est mon choix d’accueillir Papa ici. Ma responsabilité. Et je suis convaincue qu’il est mieux dans ma maison que dans un mouroir.
– C’est ton choix ! C’est ton choix ! Et l’avis des autres, tu t’en soucies ?
Il s’est mis à crier. Tu inspires, tu comptes une nouvelle fois jusqu’à dix, tu visualises une sphère bleue dans un cube vert. Que veut-il ? Des sous ? Forcément.
– Tu as des ennuis, Maxime ?
– Et pourquoi j’aurais des ennuis ?
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