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La télévision reste allumée pour distraire ton père. Il ne va pas bien, refuse de manger. Lui aussi est affecté par la disparition subite de vos invités. Ta dépression brutale et ton agressivité ne l’aident pas. Et Maxime ne vous a jamais rappelés malgré ton message déchirant.
Sur l’écran, les mauvaises nouvelles habituelles se succèdent. Coût de la vie, inflation, âge de la retraite, grèves, prolongation des centrales nucléaires, tremblement de terre, Ukraine, Taïwan, enseignante poignardée… Même pas un soubresaut d’indignation. Tu te désintéresses de tout. Le médecin t’a proposé des antidépresseurs. Peut-être dois-tu céder ? En attendant, tu avales du safran. Une fois tous les quatre jours.
– Nom de Dieu ! Nom de Dieu ! Nom de Dieu !
Tu jettes un œil à ton père, puis à la télévision.
En gros plan, le visage d’un capitaine d’un bateau de pêche en mer la nuit passée. Il raconte avoir été réveillé par un collègue. « Il y avait des gens partout dans l’eau, qui hurlaient », explique le marin. « Mon équipe a passé deux heures à tenter de secourir les migrants, on en a sauvé dix-sept. »
Un porte-parole du gouvernement français affiche un air lugubre pour déclarer « Trente-cinq décès ont été confirmés ». Ensuite, le Premier ministre anglais Rishi Sunak exprime son « chagrin » après cette « perte tragique de vies humaines ».
Sur le bas de l’écran, un communiqué passe en boucle : « Au moins, trente-cinq migrants morts dans le naufrage de leur bateau de fortune alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Angleterre depuis la France. »
ZOHAL ET NAZIR ! Ils étaient dans ce « small boat ». Tu le sais.
Ton intuition ne souffre d’aucun doute.
L’Angleterre et le Nord de la France connaissent actuellement des températures glaciales.
Non. Ils ne peuvent pas être morts. Ils ne sont pas morts.
Des noms ! Tu veux les noms des survivants. Maintenant !
Et ton pauvre papa qui continue à bégayer des « Nom de Dieu ! ».
– Quentin !
Tu hurles comme une démente dans le téléphone. Lui aussi a appris le drame. Quand tu lui exposes ta certitude, il répète plusieurs fois « merde », mais ne cherche plus à te rassurer.
– Françoise, on est dimanche soir. Les bureaux des associations sont fermés.
– JE M’EN FOUS ! Trouve-moi quelqu’un à contacter. Où ont-ils amené les rescapés ? En France ou en Angleterre ?
Quentin te promet de se démener. Tu sais qu’il tiendra parole. En attendant, tu tournes autour du fauteuil roulant de ton père en répétant toi aussi « Nom de Dieu ».
Tu gardes la télécommande en main et changes frénétiquement de chaînes à la recherche de nouvelles informations sur la catastrophe.
Sur ton ordi, tu ouvres plusieurs pages de journaux qui utilisent des formules identiques, copiées-collées du communiqué d’une même agence de presse.
On y explique que le phénomène des « small boats » a augmenté suite aux efforts français pour sécuriser le tunnel sous la Manche. Depuis que le renforcement des mesures (cadenas sur les camions, douaniers, chiens, barbelés dans les ports) a bloqué quasi toute possibilité pour les migrants de monter dans des camions, les réseaux de trafiquants ont développé ce « créneau » de « small boats ». Un business extrêmement rentable. Et dangereux.
Un nouveau J.T. commence sur une chaîne française.
Des corbillards entrent l’un après l’autre dans la zone portuaire de Calais. Quelques dizaines de militants sont rassemblés devant le port. Ils brandissent une pancarte : « Combien de morts vous faudra-t-il ? ». Le micro du journaliste est tendu vers l’un d’eux. « Le président de la République a récemment déclaré que la France ne laissera pas la Manche devenir un cimetière », rappelle-t-il, pour aussitôt ajouter : « mais elle l’est déjà devenue ! »
Tu notes le nom de l’association, trouve sa page sur Facebook et les canarde de messages.
« Où trouver le nom des victimes ?
Où trouver le nom des rescapés ?
Je cherche Nazir et sa mère, Zohal Awazli.
Aidez-moi.
Je vous en supplie. »
Évidemment, il n’y a aucune ligne verte, aucun numéro d’urgence pour les proches. Même dans la mort, ces pauvres gens ne comptent pas.
Tu entends des bribes de phrases. Tes oreilles sifflent tellement fort. « L’un des couloirs maritimes les plus denses du monde », « canot pneumatique surchargé ».
Tu as envie de vomir.
« Le canot s’est-il dégonflé ? Son plancher s’est-il écroulé sous le poids des hommes ? Un porte-conteneurs, comme il en transite plein dans ce détroit, l’a-t-il fait chavirer accidentellement ? On ignore encore tout des circonstances du naufrage. »
Tu cours vomir dans la salle de bain de ton père.
D’où te vient cette certitude ?
Tu sais.
Tu t’en veux. Comment ne t’es-tu pas doutée qu’ils n’avaient pas renoncé à rejoindre l’Angleterre ? Comment n’as-tu pas compris que ces incessants messages envoyés de leur téléphone avaient comme objectif de trouver un passage ? Comment t’es-tu aveuglée à ce point ?
Et surtout, pourquoi ne t’ont-ils pas confié leur projet ? Étais-tu si rigide, si autoritaire pour qu’ils se soient méfiés de toi ?
Ton téléphone sonne. Quentin. Tu hurles ALLO ?
Les survivants sont provisoirement regroupés dans un centre en attendant leur transfert. Il te donne le numéro de portable d’un contact qui y travaille comme secouriste.
L’homme décroche directement, Quentin lui a parlé de tes protégés.
Il a déjà vérifié.
Oui, parmi les rescapés, il y a un jeune Afghan prénommé Nazir.
Non, sa mère, non. Hélas. Aucune femme. Parmi les cadavres non plus. Mais tous les corps n’ont pas encore été retrouvés. Loin de là. Hélas.
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