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Comment ton père réussit-il à approcher son fauteuil roulant près de ton corps effondré au sol ? Sa main gauche posée sur ton épaule monte et descend au rythme de tes sanglots.
Zohal noyée dans les bras glacés de la mer du Nord.
Tu lèves ton visage trempé vers lui.
– Nazir est vivant.
Les yeux de ton père aussi sont mouillés. Les premières larmes depuis son AVC.
Le scandale de cette mort te donne la nausée. Des haut-le-cœur interrompent tes pleurs. Tu vomis de la bile à ses pieds en répétant « Papa ». Tu ramasses ton vomi comme une automate. Zohal et ses syncopes vagales. Zohal et ses cauchemars. Zohal et son exil raté. Zohal et le gros chêne. Zohal et les échecs. Zohal et le chat de la voisine. Zohal. Zohal et ses yeux extraordinaires, couleur mer du Nord.
Des vagues qui engloutissent ta chère protégée.
Tout ça pour ça.
Tu penses à Aragon : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? ».
Le téléphone sonne à nouveau.
– Les rescapés ont été transférés au centre de rétention administrative de Coquelles.
– Quoi ? Dans un centre fermé ? Ils osent ?! Comment joindre Nazir ?
– Aucun moyen pour le moment. Je vous tiens au courant.
Sur qui pourrais-tu encore vomir ?
Nazir enfermé ! Tu essayes de le contacter sur WhatsApp, cela ne fonctionne évidemment pas plus maintenant qu’au début de leur fugue. Tu essayes aussi le numéro de Zohal…
Le téléphone sonne à nouveau.
– Salut sœurette, ça boume ?
– Je m’appelle Françoise et ça ne va pas, non !
Tu te remets à brailler.
– Quoi ?! Qu’est-ce qui se passe ? Papa ???
– Non. Zohal, le naufrage.
– Quel naufrage ?
Pas le courage. Tu raccroches.
Tu essuies les joues de ton père.
Quelques minutes s’écoulent.
Le téléphone sonne à nouveau.
– Fran’ ?! Ne me dis pas qu’ils étaient dans ce maudit bateau ? Zohal et le gamin ?
– Zohal s’est noyée. Nazir a été sauvé. Mais ils l’ont enfermé. Les ordures.
– Tu vas faire quoi ?
– Je vais le chercher !
– J’arrive.
C’est en t’entendant annoncer ton intention à ton frère que tu comprends. Oui, c’est exactement ton projet. Rouler jusqu’à Calais ou Coquelles ou n’importe. Trouver Nazir. Le récupérer. Le ramener à la maison. Au chaud, à l’abri.
Il est presque vingt-deux heures. Tu partiras à l’aube.
Vers vingt-trois heures, ton frère sonne à la porte. Sa grosse voiture noire est garée le long de la maison.
– Tu l’as pas vendue ?
Il hausse les épaules et t’attrape dans ses grands bras, il te serre contre lui. Une légère odeur d’alcool. Tu pleures à nouveau. Il te serre plus fort.
Il te lâche pour embrasser votre père. Tiens donc.
– Je démarerrai demain matin, tôt, vers cinq heures. Tu veux bien rester avec Papa ?
– Non. Je t’accompagne. Tu n’es pas en état de conduire quatre heures d’affilée. Donne-moi le numéro de la garde-malade, je lui demande de venir plus tôt.
Vers minuit, vous allez vous coucher.
Comment pourrais-tu dormir ?
Alors tu surfes sur des articles anciens sans réussir à te concentrer. Une Anglaise, aidée par son mari, passe ses journées à compter les migrants sur un petit compteur mécanique. Elle filme les arrivées clandestines pour les diffuser en direct sur une chaîne Youtube « patriotique »… Boris Johnson parlait d’installer des machines à vagues sur les côtes anglaises pour repousser les bateaux des migrants. Le gouvernement britannique envisage encore d’expulser des demandeurs d’asile syriens, iraniens, arrivés clandestinement, vers le… Rwanda, pays prêt à leur « offrir sécurité et opportunités ».
Tu jettes ton téléphone sous le lit.
Tu ne vomis plus, tu ne pleures plus, tu regardes la lune dehors.
Tu pries.
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