Maïa I Tréma

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Mon grand-père était un salaud. Un vrai. Pas un de ceux que l’on insulte lorsque l’on est à bout d’arguments et qu’il faut bien dire quelque chose pour avoir le dernier mot. Non, lui c’était un pur. Tout dans son attitude révélait sa méchanceté. Il méprisait tout le monde et personne ne l’aimait. Et ce jour-là, alors que je débarquais à la gare de ce village pyrénéen égaré aux frontières de la civilisation, je le détestais particulièrement.

Il faut dire que j’avais plus de légitimité que n’importe qui pour le haïr. C’était à cause de lui que ma vie avait débuté de façon désastreuse et que je n’avais pas eu les parents que je méritais. Ma mère était une victime. C’était un rôle pratique qui lui avait permis de faire des choix lamentables tout le long de sa vie et d’en rejeter la faute sur les autres. Dédaignée par un père qui ne l’aimait pas au point de lui donner le ridicule prénom de Luna, dénigrée par une mère désespérée par sa bêtise, elle avait suivi naturellement un parcours assez classique et prévisible. Elle avait été tour à tour tête de Turc, bouc émissaire, fille facile et salope. C’est vrai qu’elle n’avait pas eu de chance, elle était la fille de son père.

À dix-huit ans, Luna n’avait rien trouvé de mieux pour échapper à la morgue paternelle que de se précipiter dans les bras d’un parfait imbécile : mon père. Dans l’euphorie de la libération des mœurs et de la révolution étudiante, elle avait dégrafé son soutien-gorge pour se le faire attacher autour du cou par le type le plus stupide et le plus prétentieux des hippies de son groupe. Édouard de Quelque chose, mon géniteur, faisait un retour à la terre joyeux et parasite dans un mas perdu près de chez ma mère avec une bande d’étudiants contestataires. Rebelles à toute forme d’autorité, ils rejetaient la société impérialiste et traditionnelle de leurs parents pour ne garder que leurs mandats qu’ils encaissaient sans perdre leurs convictions révolutionnaires au bureau de poste du village. Ma mère s’occupait des animaux et de l’intendance, les servant ainsi avec une docilité affligeante. Une fois l’été passé, ils étaient repartis vers leurs maisons bourgeoises où ils reprirent le flambeau familial et l’attaché-case de leurs pères. Ma mère suivit son amant avec l’ardeur d’un chien perdu derrière un nouveau maître. Il l’abandonna sans le moindre remords sur le quai de la gare de Lyon. Si au moins ma mère avait fait un effort et été plus maline, j’aurais pu naître avec une cuillère en or dans la bouche au lieu du goût amer de la pauvreté. Je n’aurais pas été plus heureuse, mais je vivrais dans un confortable appartement.

Enceinte et seule dans une ville qui était à l’opposée de son village natal, Luna finit son errance dans les rues parisiennes à la porte d’une maison d’accueil tenue par des bonnes sœurs. La suite de son parcours s’échelonna de types minables en assistantes sociales avec moi à la traîne comme un boulet d’argile.

L’année de mes seize ans, elle avait décidé de retourner vers le sud de ses origines à Perpignan. Elle m’avait entrainée une fois de plus dans son sillage sans me demander mon avis. Je n’avais strictement aucune envie de renouer avec des racines catalanes qui pour moi se résumaient à une paire d’espadrilles fanées et au son irritant d’une petite flûte à bec.

Quand Luna m’envoya en vacances chez mon grand-père en Cerdagne dans les Pyrénées catalanes, elle disait enfin s’épanouir avec un boulot de secrétaire d’une petite entreprise de Perpignan où elle finissait son parcours chaotique sans la moindre imagination en couchant avec le patron.

La seule personne dans cet environnement catastrophique qui m’apporta un peu de réconfort était ma grand-mère maternelle. Elle s’appelait Thérèse et avait épousé mon grand-père peu de temps après la guerre. Lorsque j’avais six ans, Mamie Thé, comme je l’appelais affectueusement, était déterminée à sortir sa fille d’une vie parisienne médiocre. Pour cela, elle n’avait pas hésité à laisser son cher village et était prête à affronter la grande ville. Elle poussait Luna pour qu’elle retourne avec elle au village et prenne sa suite à la tête de la pension de famille, la Pension de l’Aiguamoll. Mamie Thé soupirait souvent sur l’égoïsme de Luna qui refusait de voir les efforts que sa mère faisait pour nous. Mamie Thé s’occupait de l’appartement, faisait les courses et m’accompagnait à l’école tous les jours. Ainsi, Luna pouvait travailler et suivre des cours du soir, même si les classes devaient être plus sur l’étude pratique de l’anatomie de l’Homme que sur la gestion d’une entreprise. Elles se disputaient souvent. Luna reprochait à sa mère de se mêler de sa vie et Mamie Thérèse pleurait sur son ingratitude. Moi, je trouvais à ma grand-mère un air de preux chevalier quand elle chassait avec énergie les quelques minables qui tournaient autour de Luna avec la même finesse que celle de vautours affamés. Je suivais Mamie Thé partout, reproduisant chacun de ses gestes. Notre complicité rendait Luna hystérique. Lorsque je commençais à appeler ma mère par son prénom comme le faisait ma grand-mère et refusais ses câlins, Luna renvoya Mamie Thé dans les Pyrénées. J’étais désespérée de voir l’aveuglement de ma mère et je ne lui pardonnais pas d’avoir fait partir la seule personne qui comptait vraiment pour moi et qui m’avait ouvert les yeux sur la nature sordide et pitoyable de ma famille.

Thérèse mourut quelques mois après son retour au village. J’étais certaine qu’ils s’étaient tous ligués contre elle. Seule, elle avait dû affronter mon grand-père et mes grands-tantes pour préserver le seul bien qu’elle possédait, la Pension de l’Aiguamoll. Luna le savait et elle les avait laissé faire.

C’était là où ma mère m’envoyait passer mes vacances, dans l’antre des lunatiques. Elle prétexta que le climat montagnard de la Cerdagne me ferait du bien et que c’était l’occasion idéale pour apprendre à connaitre mon effroyable grand-père et ses deux harpies de sœurs. Je réalisais alors que ma mère ne m’aimait pas. Ce n’était pas bien grave, je ne l’aimais pas non plus. L’amour avait ce désagréable inconvénient de rendre faible et naïf et je ne pouvais pas me l’autoriser si je voulais survivre. Si j’acceptais de faire ce voyage, c’était uniquement parce que je voulais comprendre pourquoi ma grand-mère était morte. J’étais convaincue de la responsabilité de mon grand-père et de la complicité de ses sœurs.

La gare était déserte. Les rares touristes qui étaient descendus du petit train jaune avaient déjà disparu dans les rues voisines. Le temps était à la pluie. Le ciel déjà gris virait à l’anthracite au-dessus des montagnes. Je restais un instant sur le quai à regarder le dernier wagon disparaitre derrière une colline aux herbes folles agitées par une brise froide. C´était une soirée de juillet et pourtant je frissonnais. Le vent traînait avec lui une sensation électrique où menaçait l’orage. Le village semblait un peu à l’écart du plateau de la Cerdagne, le surplombant légèrement depuis une colline à la naissance de la forêt. Je me sentais emprisonnée, ceinturée de toutes parts par de hautes montagnes aux sommets nus noyés dans les nuages. Je devinais parfois une vallée étroite qui disparaissait à leurs pieds laissant espérer une issue de secours. Pourtant, je me sentais terriblement prise au piège. Et seule.

Luna m’avait dessiné un plan sur un morceau de papier arraché à un cahier à dessin. Je le tirai de mon sac sacoche en toile. Je dépliai le plan devant moi en essayant de ne pas prêter attention à mes doigts qui tremblaient. Le trajet était simple à suivre. Le village n’avait pas deux mille habitants et se répartissait autour de l’église et de la mairie en suivant les rues qui se faufilaient entre les maisons de pierres. Je me décidai à éviter la place et à descendre par la rue en face de la gare. Elle longeait la gendarmerie du peloton de haute montagne et des maisons de santé pour de vieux souffreteux.

Les nuages gris qui s’amoncelaient au-dessus de moi semblaient préparer un orage monstrueux. Je me décidais à mettre la veste que Luna avait glissée de force dans mon sac de voyage en m’expliquant les sautes d’humeur du temps en montagne. Je n’avais pas voulu la croire bien sûr et je l’avais laissé faire en suçant une glace qui me rafraîchissait à peine. Il faisait si chaud à Perpignan ce jour-là que je pensais m’évaporer. Durant mon voyage vers la Cerdagne, j’avais bien dû admettre qu’elle avait eu raison. Ballottée durement sur la banquette du petit train jaune, j’avais déjà dû mettre un gros pull-over et remplacer mes spartiates par une paire de chaussettes et des tennis. Visiblement, j’amusais beaucoup le couple installé sur les sièges de l’autre côté du couloir. Ils avaient dû se marier à l’époque de la diligence et pensaient sûrement que le petit train jaune était une merveille de la technologie moderne. Ils discutaient entre eux en catalan. Le contrôleur s’assit un moment pour leur faire la conversation. Le voyage fut lent, mais j’étais sans impatience. Tout cela était très nouveau pour moi et me donnait l’impression d’un voyage au bout du monde. C’était la première fois aussi que je voyageais avec quelqu’un dont le fidèle compagnon était une poule enfermée dans un carton ficelé. Les petits vieux tenaient à s’occuper de moi avec une attention sympathique, mais un peu envahissante. Le mari m’expliqua, des cailloux pleins ses R, que nous n’avions pas encore passé Fontpédrouse et qu’en Cerdagne, il pouvait faire très froid l’été. Devant mon air sceptique, ils affirmèrent avoir vu la neige en juillet sur les montagnes et passèrent la moitié du voyage à essayer de se souvenir de l’année où cet événement atmosphérique, dont l’importance vitale m’échappait, avait eu lieu. Je me forçais à garder ma dignité en n’enfilant un pantalon de survêtement sous ma jupe que lorsqu’ils descendirent à la gare de Mont-Louis, au pied de la forteresse qui gardait la vallée.

De grosses gouttes s’écrasèrent autour de moi sur le quai. Je n’avais pas besoin d’un comité d’accueil en arrivant, mais, à la perspective des vingt minutes de marche sous la pluie que je devrais faire pour arriver chez mon grand-père, je me disais que le vieux schnock aurait pu venir me chercher. Mon sac de voyage pesait une tonne. Je l’avais rempli sans trop me préoccuper de ma garde-robe. Je voyais mes vacances en Cerdagne comme un exil en pays de traditionalistes autoritaires et j’étais bien décidée à afficher sans ambiguïté mon esprit indépendant. J’avais aussi quelques livres et des cassettes audio. Tout cela ne pesait pas beaucoup, mais j’avais caché au fond de mon sac des carnets à dessin, des crayons à esquisses et des pastels. Je laissais Luna supposer que je dépensais mon argent de poche en sucrerie et peut-être en cigarettes. Cela me faisait ressembler à ses yeux aux filles de mon âge et lui évitait de me poser trop de questions. Je ne lui avais jamais parlé de ma passion pour le dessin, certaine qu’elle ne pouvait rien comprendre. Luna pensait que l’amélioration de mon humeur après notre installation à Perpignan était due à ma rencontre avec un jeune beau du quartier alors que c’était après la découverte d’une boutique de matériel de dessin près de l’école des Beaux-arts. C’était mon jardin secret et je ne voulais pas qu’elle vienne le piétiner.

Je longeais le mur de la gare, mon sac de voyage tirant sur mon épaule et le casque de mon baladeur sur les oreilles. Le parking était vide quand une Renault quatre rouge traversa la rue à vive allure et se gara sur le trottoir devant moi. Je laissais tomber mon sac, surprise par cette apparition colorée sous le ciel plombé. La conductrice sortit la tête à la portière et m’interpella gaiement.

— Maïa ? Maïa c’est toi ? Je n’en reviens pas ! Comme tu as grandi ma jolie abeille !

Je lâchais un soupir d’exaspération que j’espérais assez bruyant pour que cette vieille folle l’entende bien. Je n’aimais pas beaucoup mon prénom qui me donnait un air candide et doux et je supportais encore moins les plaisanteries ordinaires en référence au dessin animé Maya l’abeille. À l’école primaire, j’avais eu la bêtise de répliquer à un de ces jeux de mots par « Moi, c’est pas Maya I grec ! Moi, c’est Maïa I tréma ! » Cela me poursuivit longtemps. Pendant plusieurs années, Maïa I tréma resta mon surnom pour tous les petits malins de mon école, ceux qui étaient persuadés que les Trémas devaient vivre en Trémacie. Par le choix de mon prénom, ma mère avait démontré une fois de plus sa frivolité et son égoïsme. Avait-elle seulement pensé à ce que pourrait être ma vie affublée d’un prénom aussi ridicule ? Mamie Thérèse, elle, me comprenait et m’appelait la plupart du temps ma poupée.

La femme sortit de la voiture et me saisit dans ses bras sans prêter attention à mon air hostile.

— Je suis désolée d’être en retard, mais j’étais dans le jardin et j’ai oublié l’heure. Cela me fait si plaisir de te voir ! Cela fait si longtemps ! Trop longtemps.

C’était ma grand-tante Valentine que je reconnus grâce aux photos que m’avait montrées Luna avant de partir. Elle prit mon sac sans difficulté et le posa sur le siège arrière de sa voiture. Je ne bougeais pas du trottoir et je l’observais intriguée. Est-ce que les vieilles Cerdanes ne sont pas toutes habillées de noir, avec des collants opaques, une jupe ample et un tablier du catalogue de la Blanche Porte ? Où étaient son fichu noir et son chignon blanc ? Valentine portait un pantalon en jeans avec un large gilet noir ouvert sur un chemisier fleuri aux couleurs vives, tendu par une opulente poitrine. Ses cheveux blancs étaient coupés très court et mettaient en valeur un visage dont les rides autour des yeux étoilaient le regard. Sa voix claire aux accents chantants lui donnait un air chaleureux. J’avais du mal à coller sur cette apparition, le portrait que Mamie Thérèse faisait d’elle. Ma grand-mère m’avait décrit Valentine comme une femme frivole et désinvolte. Elle avait épousé un pianiste raté devenu alcoolique et l’avait suivi à Toulouse dans un cabaret où elle émoustillait des clients en chantant des chansons vulgaires. Ils vivaient dans une maison sordide transformée en refuge pour tous les paumés de la Terre qui finissaient une vie de misère chez eux. Thérèse reprochait à Valentine de ne pas avoir cherché à changer de vie comme pourrait le faire n’importe qui avec un peu de courage et de tempérament. Ma grand-mère savait de quoi elle parlait. À dix-sept ans à peine, elle avait aidé la résistance et les réseaux qui faisaient traverser la frontière espagnole aux aviateurs alliés. Je devais me méfier de l’air avenant de la sœur de mon grand-père. Il cachait sûrement quelque chose de plus sournois.

Un éclair violent illumina le ciel de plus en plus noir et poussée par un réflexe subit, je bondis rejoindre Valentine dans la voiture.

— C’est impressionnant, n’est-ce pas ? lança-t-elle en riant.

Je ne répondis pas et serrais nerveusement mon sac entre mes mains. J’étais ridicule. Je ne risquais rien protégée par la carcasse de la voiture, mais je ne pus m’empêcher de sursauter lorsque le tonnerre explosa au-dessus de nos têtes.

— Le son est amplifié par l’effet cuvette des montagnes. C’est encore plus impressionnant quand la foudre tombe dans le lac. J’espère que cela ne sera pas comme ça tous les jours et que nous pourrons profiter du magnifique soleil cerdan.

Elle continua de me parler ainsi de la pluie et du beau temps, mais le bruit des gouttes tambourinant sur le pare-brise couvrit ses paroles. Je fixai mon attention sur la rue, mais le rideau de pluie ne laissait apparaître que l’ombre noire de grands arbres malmenés par le vent. Puis, il n’y eut que des façades et Valentine gara la voiture. Elle me montra l’entrée de la pension au fond de ce qui pouvait ressembler à une terrasse. Je récupérais en vitesse mon sac et courus la rejoindre dans le vestibule. En riant, elle ferma la grande porte aux carreaux vitrés derrière moi.

— Et bien ! Quelle saucée ! Viens, je vais te conduire à la cuisine. Tout le monde doit t’y attendre.

Je ne savais pas de quel monde elle voulait parler, mais je me doutais bien que j’allais me trouver face à face avec lui. Le salaud.

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