Survivance
— J'ai un cancer... Un cancer du cerveau, annonça-t-il, lentement et clairement. Il prit le temps de regarder sa femme, sa fille et ses deux fils et continua : Ça veut dire que j'en ai pour maximum deux ans. Entre deux et cinq ans pour être plus exact, d’après les docteurs.
Francis baissa les yeux. Rideau. Il était déjà mort dans sa tête. Charlie essaya de capter son regard. Elle n’y parvint pas ce soir-là et ne put retenir ses larmes. Deux ans. Qu'est-ce que c'était, deux ans ? Le temps de se dire au-revoir et puis plus rien. Son papa chéri, son papounet d'amour, comme elle l’appelait quand elle était encore une enfant, il n’y a pas si longtemps. Son papounet, qui n'allait plus parler, respirer… exister. Son papa, qui ne s'inquiéterait plus de savoir si sa fille était heureuse, si sa fille avait tout ce qui lui fallait. Deux ans pour dire je t'aime papa, je t'aime. Deux ans avant d’être seule. Deux ans pour tout régler, les histoires de famille, les histoires d'amour. Deux ans pour tout se dire. Et ne rien oublier, surtout.
Elle les vécut. Deux ans passés aux côtés de son père. Comme un souffle. Deux ans à exaucer chacune de ses demandes, de ses prières. Tout pour lui plaire, tout pour qu'il n'oublie jamais à quel point elle l'aimait, où qu’il parte, où qu'il soit....
Jusqu'au jour où il fut admis à l’hôpital. On lui laissa entendre qu’il ressortirait, bien sûr… Mais, lui le premier, savait que c’était la fin du parcours. Un matin, couché dans son lit médicalisé, il fit signe à Charlie d’approcher et lui demanda de retrouver son disque préféré, un gospel. Elle comprit qu’il voulait être sûr qu’on puisse le passer pour son enterrement. Ses derniers jours arrivaient. Même si elle ne voulut pas en entendre parler.
— Ne t'inquiète pas papa, on l'a. Par contre, prépare-toi, tu as encore des examens à passer tout à l’heure. Tiens le coup papa.
Mais, aujourd'hui, son regard fuyait. Pour toute réponse, il lui demanda de s’asseoir sur son lit :
— J'ai des choses à te dire, ma chérie. Je te dois la vérité. Tu le sais comme moi, dans les heures qui viennent, je vais mourir. Alors, je vais te raconter dans quelles circonstances tu es né et tu comprendras bien des choses...
Ça faisait quelque temps qu’on était ensemble avec ta mère, pas très longtemps en fait, quand elle m'a annoncé qu’elle était enceinte. Bêtement, je lui ai dit que je voulais un garçon. Je rêvais depuis longtemps d’en avoir un, de partager des jeux avec lui, d’en faire mon héritier. Mon héritier… répéta-t-il en levant les yeux au ciel. Je m’imaginais pouvoir être le père que je n’avais jamais eu.
Elle a pensé que je la quitterais si cet enfant n’était pas un garçon. Elle a donc voulu t'échanger avec un autre bébé alors elle a cherché une femme qui devait accoucher à peu près au même moment qu'elle et dans le même hôpital, évidemment. Elle avait tout préparé, elle savait que l'autre maman accoucherait avant son terme et elle imaginait bien que ce bébé serait immédiatement mis en couveuse. Elle a donc fait en sorte que tu naisses, toi aussi un peu plus tôt que prévu. Ainsi, le soir même de ta naissance, elle s’est introduite dans la nurserie. Elle s’est rendue auprès de ton berceau puis a attaché à ton poignet un bracelet de naissance qu’elle avait volé sur lequel était inscrit Louise, le prénom que l’autre femme voulait donner à son enfant si elle accouchait d’une fille. Elle t’aurait ainsi installé dans la couveuse à la place de l'autre bébé. Ni vu, ni connu : tu devenais Charlie, un merveilleux petit garçon. Enfin, pas si merveilleux que ça puisque, finalement, ça n'aurait pas été toi. Tu me suis toujours ? Bref, tout aurait pu se passer comme dans son plan sauf que la maman du petit garçon s' est réveillée un peu plus tôt que prévu… Et, la première chose qu'elle a voulu faire, c'était rendre visite à son nourrisson. Il faisait nuit, tout était silencieux. Charlotte ne trouvait pas la pièce et s'apprêtait à demander de l'aide à l'infirmière de garde quand, tout à coup, un bruit de réveil, qui allait crescendo, a retenti dans le couloir. Elle a vu l'infirmière courir , entrer dans une pièce. Elle s'est rendu compte que l'endroit qu'elle cherchait était juste à sa droite. Quand elle a enfin pénétré dans la nurserie, elle a vu quelqu'un devant le berceau de son enfant, elle a posé sa main sur son épaule : c'était Veronique, ta mère, qui s'est retournée, un ciseau à la main. Tu imagines, cette pauvre femme, la frayeur qui a dû être la sienne ! Sous le choc, elle s'est mise à hurler et, juste après, la sirène de l'hôpital s'est déclenchée. Véronique, elle, t'a attrapée et s'est enfuie. Elle a couru dans sa chambre avec toi dans les bras, a attrapé son téléphone, son manteau et s'est élancée dans les couloirs de la maternité pour gagner au plus vite la sortie.
C'est comme ça que je l'ai vu arriver, le soir même. Je revois encore l'image de ta mère : tu étais lovée contre elle, enroulée dans une grande couverture marron. Il était très tard, je venais de rentrer du travail. Je venais de me préparer un petit casse-dalle . J’allais m’installer dans le canapé pour regarder un Colombo quand je l’ai vu débarquer comme ça, devant moi, avec toi, Charlie, blottie contre elle.
— Et qu'est-ce qu'elle t'a dit ? Elle a avoué qu'elle avait eu une fille ?
— Bien sûr que non ! Tu penses bien ! Elle était trop fière pour avouer quoi que ce soit ! Tu sais ce qu'elle m'a dit ?
— Non…
— Elle n'arrêtait pas de pleurer, elle m'a avoué qu'elle attendait en fait des faux jumeaux. Elle a ajouté que le médecin, au début de la grossesse, ne s’en était pas rendu compte parce qu’il y en avait un plus petit que l’autre et qu’il l’avait seulement vu quand elle avait passé la dernière échographie. Elle voulait soi-disant me faire une surprise ! Malheureusement, a-t-elle ajouté en sanglotant, on lui avait annoncé qu'elle en avait perdu un des deux… son fils.
— Et tu l'as cru ?
— Oui… Je l'aimais, tu sais…
— Mais comment tu as appris la vérité alors ?
— La police a pu remonter jusqu'à elle grâce à l'adresse ip de son ordinateur. Ils l'ont arrêté et l'ont placée en garde à vue. Figure-toi qu'elle essayait encore de me berner quand elle m'a appelé du poste de police. Mais les enquêteurs ont profité qu'elle soit enfermée pour me convoquer. Au début, il ne voulait pas croire que je n'étais pas mêlé à tout ça. Mais finalement, ils m'ont libéré. Un des policiers m'a dit plus tard, qu'au vu de ma mine de plus en plus défaite, ils s'étaient résolus à me croire innocent, s'amusa-t-il. Quand elle est sortie de prison, je suis allé la chercher aux portes de l’hôtel de police. Elle n’a rien dit. Moi non plus. On s’est juste tombé dans les bras et on est parti te chercher à la pouponnière. Le procès a eu lieu deux ans plus tard. Mais, on était tous passé à autre chose. Elle a écopé d’un an de prison avec sursis et de quatre mille euros de dommages et intérêts en faveur de l'hôpital et de Charlotte. Mais, tu t'en doutes, au final, c'est moi qui ai payé !
Francis attrapa péniblement un verre d’eau, but une gorgée, le reposa sur la table de chevet et se tint silencieux pendant quelques minutes. Charlie ne bougeait plus. Elle réfléchissait au fil de son histoire qui se déroulait devant ses yeux. Sa vie ressemblait à un puzzle dont les pièces lentement se recollaient. Elle comprenait mieux, à présent, l’origine de la haine que sa mère lui avait toujours portée. Comme si son père lisait dans ses pensées, il reprit :
— Ne te méprends pas, Charlie. Elle t’aime mais à sa façon. Lorsqu’elle s’est enfuie de l’hôpital, elle t’a pris avec elle. Puis, elle s’est occupée de toi. Mal, peut-être, mais elle l’a fait. Aujourd’hui, tu as dix-sept ans, tu es belle comme un cœur, tu as la santé, la vie pour toi. Ne te trompe pas de combat. Ta mère ne sait pas bien ce qu’est l’amour : c’est une idée qui lui échappe parce qu’on ne lui a jamais appris à aimer. Tu sais, ça remonte loin tout ça. Il faut que tu saches que ton grand-père battait ta grand-mère. Elle m’a confié un jour qu’elle n’avait de cesse de voir en sa fille le visage de celui qui lui avait fait tant de mal. Alors, elle s’est débarrassée comme elle pouvait de ton grand-père et elle a enfermé ta mère dans un pensionnat de soeurs pendant toutes ses études. Comment pouvait-elle apprendre à aimer entre quatre murs dans lesquels elle ne fréquentait que des jeunes filles qui, pour la plupart, vivaient sensiblement la même histoire qu’elle. Comment pouvait-elle apprendre à aimer quand sa mère ne pouvait ressentir que de la haine à son égard ? Et pourtant, malgré tout, elle t’a gardé auprès d’elle… Je sais que tu lui en veux beaucoup pour nous avoir monté les uns contre les autres, pour ne pas avoir su nous aimer. Mais peut-être, un jour, quand tu seras plus âgée, peut-être qu’alors, tu te retourneras sur ton passé.
— Qui sait, papa ? Mais j’en doute…
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