Petits cailloux. Deuxième partie
Cette amitié perdura et, les jours passant, ne cessa de se renforcer. Depuis son retour, six mois auparavant, Dan s’était petit à petit installé au sein du campement. Une routine quotidienne s’était installée. Le lundi, en fin d’après-midi, il recevait les nouveaux groupes que Miguel ou Fabio avait été récupérer à l’aéroport ou au Puerto Masusa d’Iquitos. Puis, lui ou Jo, se chargeait de leur faire un petit discours dans lequel ils leur souhaitaient la bienvenue et leur expliquaient le fonctionnement du campement et le déroulement du stage. Enfin, Dan leur faisait visiter le campement. La plupart du temps, le groupe se composait de huit à dix personnes maximum, si bien que le jeune homme, très à l’aise, avait tôt fait de nouer des premiers contacts voire même de lier quelques amitiés. Si bien qu’un jour Miguel proposa à Dan de s’associer avec lui :
— Je veux créer une société de voyages touristiques sur Internet. J’y réfléchis depuis que tu es arrivé ici. Je veux proposer des trecks dans la jungle et des stages d'initiation au chamanisme. Tu pourrais m’aider à lancer l’affaire et à la gérer. Je te propose du cinquante-cinquante. On travaillera avec mon père : On pourra lui envoyer une partie de nos clients.
— Si j'ai bien suivi ton raisonnement, quand tu dis qu’on travaillera avec ton père, tu veux dire que tu proposeras à tes clients de suivre ses stages. Donc il faudra que tu t'assures de la qualité des services qu'il propose, avant de lui envoyer tes clients, non ? T'es sûr que ça ne va pas poser un petit problème ? Tu ne veux pas plutôt t'associer avec lui ?
— Tu rigoles, avec son caractère, il mettrait son nez dans mes affaires, et finirait, en deux semaines tout au plus, par tout contrôler, comme ici, et me nommer finalement second ! Non, je monte ma propre entreprise et je rends service à mon père en lui amenant de nouveaux clients. J'y ai longuement réfléchi et c'est le meilleur moyen de rester relativement éloigné et de ne pas se bouffer le nez ! Quant au service qualité, ça, c'est ton domaine : le chamanisme, c'est toi qui connais… Alors c'est toi qui vas t'y coller, ajouta-t-il avec un large sourire, enjôleur et commercial.
— Quoi ?
— Attends, ne t'inquiète pas, je t'explique : Toi, tu t'occuperas de mettre en place le site Internet, de le gérer et de vérifier que les stages proposés correspondent au catalogue. Mais, il n’y aura pas que ceux de mon père. Il va falloir qu’on prospecte : Je veux une offre la plus large possible.
— OK, je vois... Alors, tout ce qui concerne le site Internet, je veux bien mais le reste, il en est hors de question si ton père travaille avec nous !
— Dan, je n'ai que toi...
— Bon... Je vais y réfléchir...
Miguel sut que la partie était gagnée et heureusement, parce que personne d'autre autour de lui n'aurait accepté de gérer son père. Mais il avait su comment convaincre son ami : lui faire miroiter des gains substantiels n'aurait servi à rien. En revanche, un site Internet et surtout une place bien à lui dans la société et, bien sûr, au sein de sa famille, rien de tel pour le convaincre. D’autant que, cerise sur le gâteau, il lui avait spécifié qu’il n’avait que lui. Et Miguel le savait : Dan ne refusait jamais la confiance qu’on lui donnait, Dan ne laissait jamais tomber personne.
Évidemment, Dan ne put résister... Et comme il l'avait prévu, le plus compliqué fut de se résoudre à aller parler à Jo. En effet, peu de temps après son retour dans le campement, Dan avait découvert que la relation entre Jo et son fils était loin d’être idyllique. La tension entre eux était souvent palpable et Dan avait souvent vu les deux hommes se mettre à l’écart pour s’expliquer. Miguel s’était d’ailleurs plusieurs fois confié à son ami : il ne supportait plus la jungle, il avait l'impression de vivre en vase clos sous l’égide de son père et il ne pensait qu’à trouver une raison valable pour quitter le campement. Mais ce dernier n’était pas du tout de cet avis : Il lui expliquait souvent qu’il avait encore besoin de lui pour gérer l’intendance. Jo n’était, semblait-il, pas près à voir sa progéniture prendre son indépendance.
Dan passa donc voir Jo sur son lieu de travail principal, une petite clairière qu’il avait aménagée au cœur de la jungle pour que les apprentis chamans sentent la forêt vivre. Il savait qu’évoquer l’entreprise que Miguel voulait fondé était particulièrement risqué parce qu’il se retrouvait au cœur de problèmes familiaux qui le dépassaient complètement. D’autant que Jo aurait vite fait de le taxer d'ingérence. et il aurait raison : après tout, c’était leurs problèmes à tous les deux. Miguel l’avait envoyé au feu à sa place mais il se disait que ça serait peut-être mieux comme ça, avec un médiateur qui pourrait un peu temporiser la colère de l’un ou de l’autre. Dan savait que c’était loin d’être le poste le plus confortable mais, il fallait bien le reconnaître, il était le mieux placé pour cette mission délicate. Même si, intérieurement, il n’avait de cesse de maudire Miguel ! Ils s’installèrent donc autour d'un verre de whisky que Dan avait pris soin d’emporter avec lui afin que leur petite réunion se déroule sous les meilleurs augures et il expliqua longuement leur projet. Bien sûr, il ne fit aucune allusion au fait qu'il pourrait être amené à examiner, voire contrôler, les stages qu’il proposait et évoqua plutôt l’idée d’un partenariat. Le vieux faucon se méfia et chercha à en savoir plus. Mais, contre toute-attente, ce n’est pas le sujet qui inquiétait le plus Dan qui posa problème à Jo :
— Si je comprends bien, vous voulez proposer les stages que j'organise comme destinations touristiques ?
— Pas exactement comme une destination touristique... Vois plutôt ça comme une possibilité de mieux faire connaître les stages que tu organises et le moyen de voir ton travail reconnu à travers le monde entier !
— Ouais, le monde entier, bien sûr... Et qui va gérer tout ça ? Je suppose que tu n’es pas tout seul. Ne me regarde pas comme ça, je te demande avec qui je vais être amené à travailler, à qui je vais avoir à faire. Tu ne m’en a pas parlé. En résumé, qui sera ton patron ?
— …
— C’est Miguel, c’est ça ?
— Oui, répondit rapidement Dan.
— OK. L’homme se mit à rire et se plongea un instant dans ses pensées sans doute pour réfléchir à tout ce que Dan venait d’évoquer devant lui et à toutes les implications qui s’ensuivaient.
— Écoute, je sais que ça risque de poser quelques problèmes mais ça reste une formidable opportunité pour toi... tu sais très bien que tes affaires ne sont pas très florissantes en ce moment… Alors, si tu pouvais passer par quelqu’un d’autre qu’un vieux péruvien pour te trouver des clients...
— Ne parle pas comme ça de Sergio, s’il te plait ! … Bon, OK, on y va alors répondit Jo en souriant.
Dan fut interloqué par cette décision aussi claire que rapide. Mais ce qui l'inquiétait encore plus était ce rictus qu'arborait Jo.
Et, en effet, comme ce sourire l’avait annoncé, toute cette histoire avait très vite mal tourné. L'affaire n'était pas encore lancée que Jo s’était fait un malin plaisir à systématiquement remettre en questions toutes les décisions de Miguel surtout lorsque ce dernier avait voulu agrandir le centre de dix à trente places.
Les deux hommes finirent par sans cesse se disputer et Dan dût jouer les médiateurs plus d’une fois ce qui le minait chaque jour davantage. Il se sentait de plus en plus mal dans ce rôle et déprimait de plus en plus à l'idée de voir deux hommes qu’il aimait autant se déchirer ainsi. Dan, excédé par leur comportement, au cours des mois suivants, devint plus irascible, commença à boire beaucoup et surtout, développa un goût immodéré pour l'ayahuasca. Voyant la situation empirer de jours en jours, Jo vint le voir :
— Arrête avec ce truc Dan! Qu’est-ce que tu cherches là-dedans ?
— Ma famille ! Tu le sais bien Jo...
— C’est trop facile Dan ! Tu trouveras rien dans cette drogue, tu le sais bien aussi !
— Elle peut m'aider à retrouver des traces de mon passé...
— C'est l'avenir qui te délivrera de ton passé, pas cette drogue.
— Mon avenir, il est ici, avec vous. Vous êtes ma famille et vous passez votre temps, ton fils et toi, à vous disputer. J’en peux plus.
— Dan... Tu dois partir, tu le sais bien au fond de toi. Tu le dis toi-même, tu dois retrouver tes racines pour apaiser ton cœur et ton esprit. Tu te retrouves au centre de nos chamailleries mais tu as autre chose à faire. Je ne te chasserai jamais mais tu le sais autant que moi, pour l'instant, ton avenir est ailleurs. Tu es arrivé ici, la première fois, à dix-neuf ans, presque encore adolescent mais aujourd'hui, à 20 ans, tu es un homme. Tu dois faire face à ton destin et repartir sur les traces de ton histoire pour revenir ici plus fort qu’avant.
— Mais comment je dois faire, Jo ? Où je vais les trouver ?
— Je peux t'aider... Tiens, bois d'abord ce verre de whisky et, surtout, assieds toi. Je dois t’avouer quelque chose.
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