Lune gibbeuse
Eden n'ouvrit pas les yeux, car elle arrivait à voir à travers. Sur la peau fine de ses paupière s'étalait ce paysage à la fois inquiétant et serein. Elle aurait pu se croire apparue au milieu d'un fond d'écran ; pas un brin d'air, tout était d'un silence incroyable. Il n'y avait réellement aucun son qui résonnait autour d'elle, si bien que ce furent les couleurs éclatantes qui se mirent à crier à ses oreilles. Le bleu intense du ciel chantait une mélodie hypnotique, et le vert vif lançait de temps à autre quelques cascades de notes aériennes. Au loin, des arbres parfait, quoique en y regardant avec une plus grande concentration, Eden remarqua qu'ils n'avaient pas d'ombre. Etrange... Elle voyait pourtant le soleil à quelques mètres au dessus de sa tête. Celà aussi était étrange, d'ailleurs. Un autre regard, à ces pieds cette fois, lui apporta l'explication logique à cette proximité avec l'astre : elle se tenait tout en haut d'un immeuble démodé, une de ces grandes tour ou l'on entasse des centaines de vies comme on entasserait collections de papillons épinglés. Avec satisfaction, elle fit rouler sous ses chaussures en toiles quelques graviers aux couleurs féériquement banales. Beige, brun, blanc. Et ocre.
Eden sentit sa tête devenir légère, et un sourire se dessina sur son visage éthéré. Cette sensation était folle. Indéscriptible. Mais elle pouvait la reconnaître immédiatement. Elle fit quelques pas et se jeta en avant dans le vide. Un délicieux frisson de terreur pure passa dans son dos, comme une vague d'écume. Le bleu et le vert continuaient de chanter, et elle développa comme un sixième sens pour contrôler le moindre aspect de sa chute. Elle sentit son centre de gravité partir en avant ; elle allait tomber la tête tout en avant, et la chute serait probablement mortelle. Mais, elle avait le contrôle : une profonde inspiration, et elle décida de changer ce sombre futur. Son corps se redressa dans le vide, et elle prit conscience de la vitesse à laquelle elle s'approchait maintenant du macadam. Tout se joua en une toute petite infinité de secondes ; elle toucha le sol avec une puissance inouïe, mais ne ressentit pas la douleur dans ses jambes comme elle l'imaginais. Puis elle rebondit comme si ici la gravité était négociable. Elle reprenait de la hauteur, et l'air compacte effleurait délicatement ses vêtements amples. Elle voyait devant elle se tracer une magnifique parabole, c'était le trajet qu'elle allait emprunter. Elle dirigeait son corps, ou bien son esprit, elle ne savait plus trop, et peut importait car ici les deux était souvent confondus, mais elle dirigeait quelque chose. La frustration pour redescendre, la sérénité pour retourner aux nuages.
Eden rebondit encore quelques dizaine de fois, comme si tout cela n'était qu'un rêve. Mais au bout d'un certain temps, elle sentit la sérénité s'échapper de son coeur, et elle retomba brusquement sur le goudron tiède. Cette fois encore, elle ne se fit pas le moindre mal, mais au lieu de rebondir, elle s'enfonça dans le sol, qui se révélait être mou comme un matelas.
Un dernier regard au ciel chantant, puis elle se réveilla.
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