Rue Saint Paul
La première fois que je l’ai vu elle semblait pressée. Comme courant vers je ne sais quel destin ou quelle volonté à réaliser. Jolie brin de fille, mais sans plus. Ce qui attira mon œil, un rien blasé, ce sont ses pieds. Elle boitait un peu, une démarche empreinte d’une très légère crispation. J’aime résoudre les énigmes alors cela m’a intrigué. J’observe les gens qui passe dans la rue, c’est un passe-temps comme un autre, vous en conviendrez. C’est fou comme le tout-venant peut-être prévisible, occupé dans sa réalité, il en oublie le monde et ses aspérités.
Moi je suis le mec que personne ne remarque, que l’on salue distraitement pour se donner bonne conscience, que l’on gratifie d’un petit sourire aimable avant de passer à autre chose. Une quantité négligeable. Si je ne fais pas correctement mon travail, certains s’interrogent sur le montant de mon salaire. Les plus exigeants sur la performance de ma tâche, qui pourrait être si aisément effectuée par une machine dont l’efficacité ne soufrerait d’aucun défaut. Certes je peux tomber malade, être dehors par tous les temps fragilise, mais une bestiole mécanique peut tomber en panne. Des idiots. De stupides idiots.
Oui l’espèce humaine me désespère, et c’est peu dire. Je pèse mes mots, croyez moi. Il faut dire que j’en ai trop vu.
- Bonjour !
Encore un autre. Un salut sans consistance, inutile, pour simuler l’humanité. Une politesse de surface qui me fait gerber. J’esquisse un sourire, mais sans dévoiler mes dents. Il ne m’en reste pas beaucoup alors j’évite de les montrer. Mon sourire est moins beau que ceux des cons qui passent mais mon cœur plus magnifique que tous leurs rictus pathétiques réunis.
- Bonjour, vous allez bien ?
J’hoche la tête en direction de Caroline. Une gentille fille qui sert à la boulangerie de ma rue. Je dis ma rue parce qu’à force d’astiquer tous les recoins, d’en nettoyer les pavés souillés par les rejets de mes compatriotes, elle est devenue mienne. J’en prends soin. Je veille à sa propreté autant qu’à sa fréquentation. Hier j’ai chassé les deux pickpockets qui tentaient de s’y installer. Ce n’est pas ici qu’ils feront leur magouille. Je ne suis pas payé pour cela, mais j’ai ma fierté. Ne vous méprenez pas, je n’ai jamais voulu être policier, alors maintenir l’ordre et tout ça ce n’est pas mon truc. Mais j’ai pas envie de devoir être pris à parti par un pauvre être dépouillé de son pécule. Je veux que l’on me laisse en paix.
Caroline habite ici. Rue Saint Paul. C’est un joli nom pour une rue, cela sonne bien, même s’il y a longtemps que les saints sont tous morts. Ci-gît Paul, dramaturge respecté et père honni. C’est une joli épitaphe je trouve. J’ai demandé à l’avocat du numéro 3 de s’assurer qu’elle soit inscrite sur ma tombe. Un gentil garçon qui débute dans le métier. Ceci explique peut-être cela : il est encore sympa. Lorsqu’il aura une petite clientèle et qu’il se sera enrichi, il disparaitra. Comme le boucher du 20. Depuis son départ, son magasin est resté désespérément vide. Cela fait peine et enlève à ma rue son cachet. C’est la faute au propriétaire, un radin qui ne veut pas baisser le prix de la location. Il est riche et vit à Panam comme on dit, dans les beaux quartiers. Il préfère ne pas louer que de baisser le prix. Un autre égoïste. Non vraiment à gerber !
- Attention !
Je me pousse pour laisser passer le fils de la mémé du 15. Elle habite au rez-de-chaussée car elle ne peut plus monter les escaliers. Je pense que sa fin de vie est proche. C’est dommage, c’est une femme courageuse et forte. Il arrive que parfois elle me fasse porter quelques douceurs de sa fabrication par son grand dadais de fiston toujours trop pressé. Elle devrait lui apprendre à vivre vraiment, à profiter. Il n’est pas méchant, juste trop occupé à se parler tout seul.
- Salut mon frère ! Bon courage !
Je suis du regard le vieux Mohamed qui se rend à l’épicerie qu’il tient au 5. Il est gentil Mohamed mais il ne comprend rien à rien. Il se rassure en fraternisant avec tout le monde, tant il a peur du racisme. Il a vu les gilets jaunes à la télé et comme j’en porte un il pense que j’en fais partie. Je n’ai rien contre ce mouvement mais je ne suis pas en train de revendiquer, je travaille. Enfin, si ça le rassure…
Tiens voilà la fille qui revient. Elle passe et repasse plusieurs fois depuis quelques jours. C’est étrange ce ballet qu’elle exécute interminablement. Elle entre au numéro 12. Le 12 c’est chez Armelle, une couturière aux doigts de fée qui fait des merveilles. Elle m’a rafistolé quelques vêtements, j’ai horreur d’acheter pour rien. J’ai apprécié la discrétion dont elle a fait preuve, s’acquittant de sa tâche sans commentaire sur la vétusté de mes habits tout en exigeant une rétribution ridiculement basse. Depuis, je m’attache à nettoyer au passage le pas de sa devanture, lui évitant de s’adonner à cette basse besogne.
Négligemment, je m’avance et entreprends de faire voler poussière et saleté sur les marches de la boutique. Je tends l’oreille, ma curiosité réclame son dû.
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