Benêt, voyous, vice et tourbillon

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— Bonjour Mlle Lisier.

— Madame Truffel, vous avez eu mon message ?

— Absolument. Que vous manque-t-il exactement ?

Il y a un chewing-gum collé sur le bord de la marche. J’ai horreur de ces saletés imbibées de salive peu ragoûtante et qui défigure les beaux pavés. Ah si j’attrape celui qui a fait cela ! Je m’échine à racler l’immonde salissure. Si je pouvais me débarrasser de celles à deux pattes de la même manière, je respirerais mieux. Dommage elles sont plus coriaces : elles simulent l’indifférence pour vous étouffer de leur absence. Impossible à évacuer. Croyez-moi, j’ai essayé.

— Donnez-moi deux minutes et je suis à vous.

Sortant en trombe de la porte voisine, le jeune Antoine me bouscule sans manifester le moindre remord.

— Hey !

Je vais lui apprendre la politesse à celui-là. Je ne tolèrerai pas ce genre d’incivilité dans ma rue. Que l’on m’ignore me convient tout à fait, mais que l’on me malmène non. Il est surpris par mon grondement et se fend d’une excuse toute relative.

— Désolé, je vous avais pas vu.

A quinze ans il est déjà aveugle ? C’est le neveu de Madame Servant, la propriétaire du lavomatique. Une dame très distinguée, toujours très polie, parée de beaux bijoux et d’habits de marques. Elle ne me voit pas vraiment, mais se montre à chaque rencontre très respectueuse. Comme quoi, on ne choisit pas sa famille. Ce benêt m’a fait manquer la conversation que je tentais d’écouter.

En représailles, j’avance négligemment mon balai, qui se retrouve dans les deux pics qui lui servent de jambes. Il trébuche. Ses bras font un moulinet disgracieux lorsqu’il tente de se retenir à quelque chose ou quelqu’un. Il me voit proche et veut m’agripper, mais je m’écarte vivement. Je refuse que ces doigts poisseux effleurent mon vêtement. Je ramasse les saletés mais je n’en suis pas une, même si je me doute que c’est comme cela qu’il me voit. C’est réciproque.

Le benêt s’en va en ronchonnant des mots que la décence m’empêche de rapporter, tellement ils sont laids et discourtois. Il se frotte le derrière sur lequel il a fini par atterrir, il faut dire qu’il lui manque de la matière pour amortir les chocs. Une brindille détestable.

Un coup d’œil discret par la devanture m’apprend que la fille s’est installée sur une chaise, et semble compulser un livre. Je suppose qu’elle choisit quelque chose.

— Hey, la vielle t’as pas une taffe ?

Je m’irrite devant tant de grossièreté et me retourne pour fustiger les trois jeunes qui effraient la populace locale. Les frères Santi. Les petits caids du coin. Drogue, alcool, vol organisé. Ils filent un mauvais coton, c’est sûr. La dernière fois, les flics sont venus pour faire une perquisition dans leur appartement au 18. Les flics nom de Dieu ! Une honte. J’en ai été tout retourné pendant une semaine. Intolérable !

Depuis je les surveille du coin de l’œil, et du bon. Ces petits voyous ne m’effraient pas, j’en a vu d’autres, mais ils terrorisent certains passants. Mme Chong s’affaisse presque et tente de se rendre invisible en passant à proximité de leur groupe. Déjà qu’on ne voit pas ses yeux… Elle a de la chance, leur attention est détournée par un tourbillon coloré.

Madame N’ziam s’avance résolument en leur lançant un regard d’avertissement dont ils ne tiennent aucun compte. La bêtise de la jeunesse chez certains a pris ces dernières années une avancée légendaire. A croire que le manque de nutriments dans l’alimentation actuelle affecte proportionnellement les cerveaux. La peau noire de Mama N’Ziam jure avec les motifs bariolés de son pagne qui bat ses jambes musclées à chacun de ses pas. Elle est jolie et exotique, et j’aperçois le sourire parfait de l’agent immobilier du 17, qui comme un fait exprès, s’apprête à croiser sa route. Vicelard !

De sa fenêtre, il a vue sur sa cour et la guette avec ses jumelles. Il se croit discret, mais j’ai remarqué les reflets révélateurs lorsque je suis passé boire un verre avec l’oncle de Mama. Il est balayeur lui aussi, un métier par défaut dans son cas : personne ne voulait l’embaucher à son arrivée ici, malgré son master en droit des affaires.

Il doit se payer du bon temps, le Vicelard, à fixer les habitantes : ils vivent à six dans un petit espace et la jeune Aminata est à peine pubère. C’est la petite sœur de Mama. Jolie, peu farouche, elle joue de ses charmes sans réaliser les conséquences. Il m’arrive de me demander si je devrais en toucher un mot à l’oncle, mais je ne me mêle pas de la vie des autres. Les étrangers sont souvent plus compréhensifs, mais j’ai appris la méfiance. Chacun son étron. Un principe imparable.

— Hey, toi ! T’aurais pas une taff ?

Même leur tenue laisse à désirer. Leur petit groupe fait étalage de regards intéressés et de dents longues. Rien dans leur attitude n’est rassurant, de la morgue qu’ils affichent à leur agressivité gratuite. Pourtant à les voir ainsi, ils sont une farce pathétique pour qui sait discerner leurs tics nerveux et leurs échanges de regards anxieux. Les peureux sont les pires. Imprévisibles, ils n’ont pas de limites.

Armée d’un autre coup d’œil menaçant, la fière africaine passe sans leur répondre. Aussitôt, les coups de sifflets et les commentaires irrévérencieux pleuvent.

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