Chapitre 2
Elle poussa le battant à la peinture écaillée, quittant les néons blafards des commodités pour retrouver la pénombre enfumée de l’appartement. Immobile sur le seuil, elle laissa quelques secondes les bruits de la fête l’envahir, lui emplir les oreilles et le ventre de vibrations mouvantes. Il lui semblait qu’elle plongeait la tête la première dans une eau boueuse. Le son. La foule. Les corps qui se frôlent et se bousculent. L’odeur de sueur, d’alcool et de tabac froid charriée par des anatomies sans noms. Les bêlements vindicatifs d’un chanteur peroxydé crachotés par des enceintes grésillantes. La nuit, toujours furieuse. Ses nuits, toujours semblables.
Justine se glissa dans le cloaque humain, se faufilant entre les masses anonymes à la recherche d’un visage familier. Une grosse face à la peau tannée lui obstrua soudainement le champ de vision, la bouche si large qu’elle lui paru déformée. L’hideux orifice lui hurla une flopée d’onomatopées suraiguës qu’elle fut incapable de comprendre. Cette figure ne lui était pas étrangère, elle appartenait à Marine. L’hôtesse de la soirée ? Elle ne s’en souvenait plus, mais Marine, populaire dans leur petit cercle, connaissait tout le monde ici. Saisissant l’opportunité, Justine lui enserra l’épaule afin de lui balbutier quelques mots à l’oreille sur l’enfant dans la salle de bain. Marine hocha la tête avec excitation et lui lança un sourire torve avant de disparaître, happée par le grouillement incessant de l’assemblée. L’avait-elle seulement entendu ? Justine n’en était pas certaine, mais estima néanmoins son devoir fait.
Elle reprit sa grande traversée des océans anthropoïdes, priant pour éviter de s’y noyer. Tout lui semblait si épais…les contacts, les bourdonnements de basse, l’air même avait gagné en densité. Si elle avait levé la main, la trace de ses doigts flotterait dans le vide, elle en était persuadée. Au bout d’un couloir étiré sur des kilomètres, elle attrapa au vol une bouteille de bière et avala goulûment une gorgée du précieux liquide ambrée, se délectant des petites bulles lui éclatant sur la langue et le palais. La fraîcheur de la boisson lui éclaircit momentanément les idées, et, revigorée, Justine s’enfonça de plus belle au cœur de la soirée. Les proportions des lieux lui paraissaient démesurées. Chaque pièce contenait un univers autonome, uniquement relié aux autres par des coursives infinies et la musique, omniprésente. Partout, le monde. Comment donc cette habitation accueillait-elle tant de personnes ? Empruntant un énième corridor, elle distingua au loin une série de murs peints en orange. Le salon, enfin, elle avait retrouvé son chemin. La foule était encore plus compacte ici, modelant un immense corps difforme aux innombrables membres palpitants en rythme. Elle s’immisça difficilement au milieu de cet enchevêtrement organique, les oscillations graves des haut-parleurs lui résonnant dans sa cage thoracique. Elle luttait avec peine contre les courants frénétiques des danseurs, chaque pas lui coûtant des efforts surhumains. Elle étouffait. Un coude lui renversa sa bière et Justine, hors d’elle, vitupéra avec force contre un pauvre clampin qui ne la remarqua même pas. Son éclat de voix fut aussitôt englouti par la cohue, et la horde de carcasses la submergea à nouveau, l’entraînant au milieu de la pièce. Asphyxiée, les poumons en feu, Justine lapait avec désespoir la moindre poche d’oxygène à sa disposition et tentait mollement d’écarter les chairs moites qui la pressaient de toutes parts. Soudain, des bras l’enlacèrent et l’attirèrent doucement contre un poitrail ferme. Des boucles blondes lui caressèrent les joues, tandis qu’un subtil parfum de sudation et de shampoing lui chatouilla agréablement le flair. Elle les connaissait bien ces bras et ces longues boucles cascadantes. Cette fragrance virile. C’était celle de Daniel. Alors, elle respira. La masse infernale des corps frémissants autour d’eux se résorba, les sons se firent moins invasifs et les odeurs moins lourdes. Accrochée à sa mâle bouée comme si sa survie en dépendait, Justine ferma les yeux, laissant la tendre accolade raffermir sa prise sur la réalité. Ouvrant un œil inquiet, elle croisa le regard bleu pluie emplit d’amusement de son ancre humaine.
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