Encore 2

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Justine se tourna aussitôt vers Daniel, qui affichait une mine aussi interloquée qu’elle. Devant leur air perdu partagé, ils éclatèrent de rire en même temps et le jeune femme s’écroula dans l’encadrement en se tenant le ventre. Les épaules parcourues de tressautements, Daniel l’aida à se relever en répétant d’une voix rendue tremblante par l’allégresse « Qu’est-ce qu’on est con ! Mais qu’est-ce qu’on est con ! ». Complètement ivres, ils avaient dû tourner en rond dans le quartier et, sans s’en rendre compte, étaient retournés tout droit à la soirée qu’ils venaient de quitter. Justine allait proposer de retenter une sortie, mais son compagnon ne semblait pas du même avis. « Puisque que nous sommes là… » lança-t-il avant de s’enfoncer dans la touffeur opaque de l’appartement. Roulant les yeux au ciel, elle le suivit. Pendant leur absence, la musique avait troqué ses riffs acérés de guitare contre le miaulement kitsch des synthés, au plus grand ravissement des danseurs qui avaient désormais contaminé toutes les pièces de l’habitation, couloirs compris. Partout où son regard se posait, Justine ne distinguait qu’un fourmillement flou de silhouettes sautillantes. Au-dessus des volutes de fumée mises en relief par les néons, des gouttes de condensation se formaient au plafond. Le plancher vibrait sous ses pieds, martelé par la combinaison de basses et de corps bondissants. Elle se sentait étrangement séparée de la foule, comme si elle évoluait dans une bulle indépendante de leur réalité. Elle n’avait plus envie d’être là. Elle déambula un instant dans les corridors, cherchant à la fois de quoi étancher sa soif et un endroit calme où se reposer. Sa quête fut un succès. Dans une chambre au bout de l’appartement se tenait un petit conciliabule autour d’un pack de bières. Marine, l’amie croisée plus tôt, semblait mener de vifs échanges à propos de ses possibilités de carrières, et prêchait à un groupe de filles les avantages offerts par le strip-tease. Avec un rictus amusé, Justine se servit dans le carton et s’affala avec elles. Tout en sirotant son breuvage, elle suivait d’une oreille distraite les inepties de sa comparse. Ça ne volait pas bien haut, mais Marine avait le don de rendre n’importe laquelle de ses fantaisies irrésistiblement drôles, et Justine ne tarda pas à se prendre au jeu. Elle relança plusieurs fois son interlocutrice, montant graduellement dans le sordide. Après plusieurs bouteilles, à nouveau grisée par le tiède liquide houblonné, Justine se leva, prête à chercher un divertissement plus festif. Marine l’attrapa par la manche de son t-shirt, et lui glissa dans la paume deux pilules granuleuses d’un rose fade. « Si toi et ton mec voulez rigoler » lança-t-elle d’un ton princier. Justine la remercia chaleureusement. Voilà qui devrait lui donner un coup de jus.

Elle sortie de la chambre, et regagna le salon surchauffé. Cherchant Daniel du regard, elle le repéra un peu à l’écart de l’agglomérat humain collé aux enceintes, fumant en compagnie d’un de ses potes près de la table basse. Évitant souplement les astéroïdes bipèdes sur son trajet, elle le rejoignit et lui tendit sans préambule le présent de Marine. Il hocha la tête en souriant, et en avala un. Justine en fit autant tandis que Daniel reprenait sa conversation. Alors qu’elle l’écoutait parler, elle sentit progressivement toutes les petites douleurs du corps, celles auxquelles personne ne prête jamais attention, disparaître. Une vague de chaleur monta en elle et, bientôt, eut l’impression que son sang se transformait en champagne dans un nuage de petites bulles ascendantes aussi légères que l’air. Les sons devenaient plus intenses, plus profonds, et elle percevait derrière le flou artistique des voix et des rires ce qui lui paraissait être des mélodies cachées. Les couleurs avaient gagné en vivacité, éblouissantes dans le clair-obscur de la pièce, et sa vision peinait à faire le point. Un puissant ressac d’émotions la traversa, quelque chose ayant l’apparence de la pureté mais l’odeur du soufre explosant dans sa poitrine. Elle leva les yeux vers Daniel, toujours en plein dialogue. Elle résista à l’envie de l’embrasser. Poser ses lèvres sur les siennes reviendrait à le faire taire, et non, elle ne voulait pas de son silence. Jamais. Elle aimait par trop sa voix, ses mots. Le rythme si particulier de son phrasé, à la fois tranquille et haché, sa façon charmante de buter sur une syllabe lorsqu’il se lançait sans réfléchir dans une longue saillie à la pertinence relative. C’était inquiétant, d’ailleurs, se disait confusément Justine, d’être à ce point séduite par le verbe plus que par toute autre chose. Mais les mots, justement, perdaient peu à peu leur sens. Elle ne distinguait plus qu’une suite de borborygmes sans construction. Autant du fait de son esprit embrouillé que de Daniel lui-même. Les pupilles larges comme des soucoupes, le front luisant de sueur, il s’embourbait dans ses propres paroles. La drogue étendait son emprise sur les amants, déroulait un tapis duveteux sous leurs pieds qui les ramenait inexorablement l’un à l’autre, comme s’ils n’étaient plus que deux dans un univers de figurants. Plus besoin d’ouvrir la bouche pour communiquer. Chacune de leurs sensations transpirait de leurs pores et ne phosphorait que pour eux. Ils se voyaient, se voyaient vraiment pour la première fois, l’âme nue, sans atours sociaux ni complaisance. Brisés, vaniteux, les plaies suintantes et les angoisses coincées dans la gorge ; des ruines humaines. Des débris, certes, mais collés ensemble ils façonnaient une arche fragile, un arc de triomphe vacillant. Ils s’aimaient. L’instant volatile s’évapora aussi fugacement qu’il était apparu, mais ne fut pas oublié. Ils se prirent dans les bras, manière désespérée de retenir les fragments de leur réalisation, de l’exprimer sans l’avouer.

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