Encore 3

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Leur étreinte fut brisée par Marine, qui se jeta sur eux en gloussant. « Venez mes chéris ! » brailla-t-elle en les tirant par la manche, les guidant autoritairement vers les haut-parleurs et l’armée des infatigables danseurs. Justine n’avait jamais apprécié l’exercice constituant à remuer ses membres plus ou moins en rythme sur une chanson populaire, Daniel non plus d’ailleurs. Mais gagnés par l’enthousiasme communicatif de Marine, ils s’essayèrent tous deux à quelques pas maladroits, riant en cœur de leur ridicule. À dire vrai, Justine appréciait avec un intérêt renouvelé les mélopées que diffusait l’appareil, les ondes qui secouaient ses os et tous ces corps réunis par une communion primitive. C’était beau, finalement, ce partage animal, eurythmique, uniquement porté par la cadence. Daniel ressemblait à un corybante avec son casque d’or et ses mouvements raides. Il ne tarda pas à renoncer cependant, et, livide, battit en retraite pour quérir un verre de vin. Elle s’en foutait. Justine, balayée par la fièvre, s’était fondue dans la masse palpitante de la foule, toute son individualité anéantie par les vibrations obsédantes des basses et de la chaleur des peaux qui l’assaillaient. Elle embrassait le néant, consumée par son euphorie chimique. Le temps était réduit à un concept abscons et suranné, et les soubresauts qui agitaient ses membres pouvaient aussi bien durer une seconde que l’éternité.

Toutefois, le voile d’allégresse chatoyante qui recouvrait sa conscience s’étiolait comme une brume. Les muscles lourds, Justine s’arrêta un instant, presque étonnée de se retrouver engoncée au centre du conglomérat humide des convives, bousculée de toutes parts. Elle ne reconnaissait plus rien. Tous les éclatants nuages colorés s’étaient évaporés, remplacés par une oppressante obscurité parcourue par les sporadiques éclats des néons bleus et violets. Les visages qui l’entouraient, qu’elle croyait lumineux à peine quelques minutes plus tôt, lui révélaient leur dessin grotesque et grimaçant. Les murs tournoyèrent autour d’elle, et prise de nausée. Justine tituba vers le couloir. Les toilettes, vite. Elle percuta plusieurs personnes sur son chemin, repoussant sans ménagement chaque obstacle de sa route. Les murs, les gens, les sons et l’éclairage ondoyaient sans discontinuer dans la périphérie de sa vision. Réprimant un haut-le-cœur, elle mit la main sur sa bouche en hoquetant et se précipita sur la porte de la salle de bain, fort heureusement inoccupée. Se jetant sur la cuvette des WC, elle régurgita violemment le contenu de son estomac. Elle resta de longues minutes enlacée avec la cuve de porcelaine, s’endormant presque.

Une fois que les parois blanches reprirent leur position plus ou moins inerte – Justine percevait encore leurs respirations furtives – elle tenta de se redresser. Elle nota machinalement la présence du gamin, toujours endormi dans sa baignoire, et s’approcha à pas lents du lavabo. Y prenant appui, elle risqua un regard vers le miroir, et fut ébahie par son piteux reflet. Elle avait bien pris dix ans dans la gueule. Autour de sa lippe tombante, des rides d’expression s’étaient ravinées comme des entailles, et sa peau exsangue faisait ressortir avec force ses paupières creusées. Bon sang, quel produit déclenchait ce genre de réaction ? Elle crut que les vomissements allaient la reprendre, aussi se détourna-t-elle de son double abject. Il lui fallait de l’air. Il lui fallait s’enfuir. Alors qu’elle sortait de la pièce, une étincelle de lucidité claqua dans sa cervelle. Daniel ! Elle l’avait négligé depuis si longtemps qu’elle n’avait aucune idée d’où il pouvait bien être. Elle parcourue les corridors en tanguant comme dans un navire en pleine tempête, cherchant sa tignasse blonde dans le foisonnement des anatomies. Elle évoluait lentement, prise de malaise à chaque roulis imaginaire. Des taches sombres assombrissaient sa vue. Elle finit par l’apercevoir accroupit près de la table basse, pâle comme la mort, l’air aussi mal en point qu’elle. Elle le tira par le bras « Viens Daniel, viens je t’en prie, il faut qu’on se barre d’ici ! ». Les yeux mornes, égarés dans une de ses éternelles rêverie, il ne broncha pas lorsqu’elle le traîna jusqu’à la sortie. Elle ne se calma qu’une fois dans le hall d’entrée. Peine perdue.

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