Devant la Reine
Mistigri déglutit. Le défilé était terminé depuis plusieurs heures et le bal battait son plein. Toujours pieds nus, vêtu de sa tunique bordeaux et de son pantalon bleu roi, il regardait les danseurs évoluer au rythme d’un jeune luthier rondouillet. Lorsque le musicien s’arrêterait, ce serait au tour du chat-garou de distraire l’assemblée.
Pfff, ce qu’elle me fait pas faire, quand même !
Afin de se calmer, Mistigri se plongea dans l’observation de la salle. Il était déjà entré dans plusieurs châteaux et manoirs, mais rien de ce qu’il avait vu ne s’apparentait à ce qu’il avait à présent sous les yeux.
La pièce était immense. Couronnes de fleurs et guirlandes en branches de sapins ou en papier rouge égayaient les murs ; de nombreux lustres éclairaient la salle. Le sol et les murs étaient exclusivement en pierre blanche, tandis que le plafond s’élevait, s’élevait, s'élevait... avant de se perdre dans un enchevêtrement de poutres qui disparaissait dans la pénombre. Les portes-fenêtres qui parsemaient le mur derrière Mistigri étaient toutes grandes ouvertes pour laisser entrer l’air doux de cette nuit d’été. De lourdes tentures d’un vert sombre encadraient le trône, situé en haut de trois marches, au fond de la salle, sous une galerie de bois. La jeune reine Elia de Froidelande y était assise, un sourire chaleureux illuminant son pâle visage. Sa chevelure était couleur lune et cascadait sur ses épaules frêles. Ses yeux rubis brillaient d’un éclat vif, comme deux joyaux. Vêtue d’une simple robe blanche, comme le voulait la tradition, elle était pourtant la plus belle des femmes présentes. D’après ses maigres connaissances, Mistigri savait que Sa Majesté Elia, unique fille de feu sa mère, précédente reine de Froidelande, possédait une bonne réputation. Aimée de son peuple, elle était dévouée, toujours souriante et avait la tête sur les épaules. Certaines rumeurs affirmaient qu’elle aimait bien parcourir Capcorn déguisée en fille du peuple. Il avait également cru comprendre qu’elle aimait les histoires de romances.
Une aubaine, hein, ma dame ? pensa-t-il avec une pointe d’amertume.
Le violoniste se demanda si elle aimerait sa musique. À peine eut-il formulé cette pensée que ses entrailles se nouèrent. Il détacha son regard de la souveraine et le porta sur les longues tables nappées de bleu qui longeaient le mur en face de lui, où s’étalait un véritable buffet. La plupart de ceux qui ne dansaient pas s’y pressaient. Les tenues des convives allaient des soies les plus raffinées aux toiles et cuirs les moins onéreux. Car, à Froidelande, si les nobles participaient au bal, le peuple aussi. Une autre tradition du royaume du nord. Outre le mélange un peu déconcertant des classes sociales, c’était aussi le fait que le bal ne soit pas sélectif qui étonnait le félin musicien. En effet, tous ceux voulant y venir le pouvaient. Pas d’invitation ou autre laisser-passer requis. Ce qui était tout à fait inédit pour Mistigri, jusque-là habitué aux bals réservés. Toutefois, le royaume de Froidelande était réputé moins à cheval que ses voisins sur les rangs, la noblesse et tout le tralala politique qui seyaient tant aux autres pays.
Le luthier acheva sa prestation. Les danseurs s’arrêtèrent puis se dispersèrent. Un tonnerre d’applaudissements remercia le jeune musicien qui fit une petite révérence, avant de se diriger vers le buffet pour se rafraîchir un peu.
Inspirant à fond, le chat-garou s’avança au centre de la pièce. Un gamin brun, portant la livrée des hérauts de Froidelande l’annonça :
— Messire Mistigri Pilpoil, violoniste !
Le petit musicien sentit vite le poids de tous les regards se poser sur lui, mais il se força à afficher un air serein et détendu et s’inclina à moitié devant la reine, sa queue aussi blonde que ses cheveux décrivant un gracieux arc de cercle derrière lui.
Se relevant, il lui adressa un grand sourire, auquel elle répondit par un hochement de tête approbateur.
— Majesté, commença le chat-garou d’un ton poli, mes dames, mes sires, cria-t-il ensuite à la cantonade.
Le calme ayant suivi la prestation de son confrère se mua en silence de plomb qui noua les entrailles de Mistigri. Même si sa participation était largement rémunérée, s’il ne faisait pas sensation et qu’il n’était pas engagé, il ne passerait pas l’hiver. Il devait à tout prix toucher le cœur de la reine ou, au moins, celui d’un noble assez riche pour l’héberger et le nourrir pendant trois mois.
— Je vais à présent vous interpréter une ballade venue du sud lointain.
Et, sans plus de cérémonie, il cala son violon contre son épaule, positionna l’archet sur les cordes et commença à jouer.
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