I.

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 « Fait chier », souffla Jusep, les bottes à moitié enfoncées dans la tourbe.

 À l’horizon, d’épais nuages vomissaient leur bile sur les quelques plantes suffisamment coriaces pour tenir tête à la radioactivité. Dans cette presque-nuit, les silhouettes ne révélaient leur visage qu’entre deux coups de tonnerre.

 Jusep profita des rares décisecondes de lumière pour prendre quelques photos avec son casque. Des rigoles gorgées d’eau souillée, jamais plus profondes qu'une vingtaine de centimètres, selon la carte topographique qu'il s'était procurée aux Halles, serpentaient le paysage devant lui. Arnacio, malgré un nom qui n’inspirait pas confiance, n’avait encore jamais vendu de la camelote.

 Le chevalier soupira, passa son casque en filtrage total, et s’engagea sur le chemin projeté sur le flanc de Maurice. Le destrier suivit son compagnon à pas prudents, non sans lâcher un hennissement blasé.

 « Je sais, ça ne m’enchante pas non plus. »

 Pour seule réponse, l'animal le toisa de ses yeux luisants avant de reprendre la marche. Les deux compagnons cheminèrent une quarantaine de minutes au moins sous une pluie battante et visqueuse.

 La douceur du lit de la dernière auberge et des liqueurs était déjà loin ; Jusep se jura de ne plus reprendre ces routes clandestines, qui n’avaient d’ailleurs de route que le nom. Quelquefois le pied se posait sur du goudron épargné par la boue, mais cela était pur fruit de la chance.

 À mi-chemin, alors que le terrain commençait enfin à se faire pentu, le chevalier eut le profond déplaisir de recevoir une notification sur son casque ; « Attention, votre filtre olfactif est saturé. Désactivation du filtre dans (5) ».

« Eh ben, manquait plus que ça. »

 Sur le flanc de Maurice, un émoji ^_^ sur un fond jaune.

« Évidemment, marre-toi tant que tu peux », grogna Jusep avant de flanquer une tape sur l’écran.

 Soudain, les effluves d’eau usées, accumulées sur cette parodie de prairie, s’engouffrèrent dans son casque et vinrent lui irriter le fond du gosier.

 Il se retint de jurer, de peur de devoir respirer une seconde de plus cette puanteur d’enfer, et jalousa longuement les poumons artificiels de Maurice, avant de se résigner à atteindre le sommet de la colline.

 Les coulées de boue jaunâtre se dérobèrent souvent sous ses pas, envoyant son casque épouser le sol à chaque fois. Maurice, quant à lui, avança nonchalamment autant qu’il le fallut, jusqu’à atteindre un petit plateau, depuis lequel il prit un malin plaisir à se moquer de son compagnon.

 Jusep ne releva pas la pique et se contenta de se hisser jusqu’en haut en employant son épée latérale comme un piolet.

 Une fois arrivé, l’odeur s’atténua nettement et le sol redevint plus sec. Il passa un coup de karcher sur son équipement dégoulinant, puis il se hissa sur le dos de Maurice et enfonça son câble cérébral sous sa crinière.

« Bon, maintenant, si on suit la carte… On devrait tomber sur un tunnel d'ici à cinq cents mètres. Pas la peine de trop galoper, tu risquerais de glisser.

  • Oh, vraiment ? répondit la voix du cheval, amusée, dans les hauts parleurs. Pourtant, ce n’est pas moi qui…
  • Garde ton sarcasme pour toi », broncha le combattant.

Les enceintes s’emplirent d’un petit rire satisfait, vite étouffé par un coup de bottes sur les hanches du cheval. Le chevalier profita de l’accalmie afin de projeter la missive :

« À l’attention du Sire Jusep des Pleines Garrigues,

Je requiers un entretien avec vous au Monastère de toute urgence. Un événement grave s’est produit il y a de cela une semaine, et appelle à un arbitrage que vous serez, à n’en pas douter, capable de fournir. J’attends avec impatience votre venue,

Aimablement vôtre,

Maître Zara de Fonséranes »

 Jusep lança sa playlist électro et s’amusa à chercher la nature de ce fameux événement. Il pria pour qu'il ne s’agisse pas d’une simple attaque de chiens modifiés – il ne supportait plus d’être appelé pour exterminer telle ou telle vermine, et celle-ci avait la fâcheuse manie de laisser des traces de sang difficiles à retirer sur sa lame -. Il pria ensuite pour ne pas avoir à rattraper une jeune fille enfuie dans la forêt avec un brun ténébreux ; le parfum de la chouinerie imbibait à chaque fois ces histoires.

« J’ai faim, déclara Maurice dans le casque.

  • Je sais, moi aussi. On va devoir s’arrêter à l’auberge de Colombiers ; j’espère qu’ils auront du bon fourrage.
  • Pouah ! Moi, je suis sûr qu’ils ne me serviront que de l’Evgenya ou des trucs espagnols.
  • Ah ! C’est vrai que la cuisine espagnole est une catastrophe. Même si je crains aussi que tu ne puisses pas faire un festin, je ferai en sorte de te prendre ce qu’ils ont de mieux.
  • Je crois que je préférerais encore avaler du gasoil…
  • Ne parle pas de malheur… Ah, tiens, voilà le tunnel. »

 En vieille calligraphie, un écriteau indiquait "Monument historique du canal du midi : Tunnel du Malpas". Le passage taillé sur le côté à l'intention des piétons pataugeait dans une flaque, tandis qu’un air froid et depuis longtemps dénué de soleil s’était amassé sous la voûte de pierre.

 Maurice ajusta le niveau de ses diodes oculaires et s’engagea dans le tunnel. Les deux compagnons découvrirent une colonie de chauve-souris installée au plafond, pas franchement ravies de recevoir des coups de phares en pleine figure. Jusep dégaina son pistosabre alors que les vermines commençaient à fondre sur lui ; la fournaise de sa lame constitua un argument suffisant pour les dissuader de s'en prendre à lui. Une chauve-souris s’approcha un peu trop de la surface de l’eau et se fit attraper par un poisson de la taille d’un enfant. Après un craquement d’aile et un gros splash, le silence. Le combattant rengaina et observa attentivement les mousses accumulées dans chaque recoin.

 « J’ai déjà vérifié, y’a rien, souffla Maurice. Il nous reste plus qu’à préparer nos estomacs à la bouffe espingouine.

  • Oh, et moi qui avais oublié ! broncha Jusep. Tiens, regarde là-bas. »

À l’extérieur, de l’autre côté du canal, une petite barque certainement abandonnée par un pêcheur. Une notification apparut sur un bord du casque.

« Forme de vie détectée. Après analyse générale, il semble s’agir d’œufs de faucon bleu, aussi appelé faucon émerillon.

  • Sous cette bâche ? Vraiment ?
  • Eh, dis, combien ça rapporte de calories au gramme, ces trucs ? Ça nous rassasiera peut-être pas, mais ce sera toujours meilleur que la paella.
  • Je regrette, je ne dispose pas d’informations liées à la teneur calorique des œufs de faucon bleu dans ma base de données.
  • Oh, arrête tes bêtises, Maurice, et contente-toi de nous amener jusqu’à l’auberge. Pourquoi est-ce que tu veux aller tuer ces pauvres oiseaux ?
  • Allez, c’est reparti pour les leçons de Maître Juju, siffla le cheval avant d’afficher un émoji en pleurs sur ses flancs.
  • C’est mon cheval qui me donne des leçons de carnivorisme… On vit vraiment dans une époque de fou.
  • Eh ! Pas ma faute si tout ce que j’ai mangé depuis les Corbières avait le goût de pastilles chimiques ! Allez, juste un petit croc…
  • Non, c’est non. Je t’ai promis de te prendre du fourrage de qualité alors n’insiste pas.
  • Bah…
  • Sinon, je pourrais bien commander un bidon d’huile végétale par erreur.
  • Oh, tout de suite les grands mots ! râla le cheval. Bon, on arrive. »

 Plus bas à l’ouest, Jusep reconnut l’étang de Montady et ses larges sillons qui lui donnaient l’apparence d’un crop circle. Devant eux, un Soleil radieux veillait sur la vallée. C’est comme si la mélasse, après s’être épanchée derrière le tunnel, avait refusé de poursuivre sa route.

 Le combattant voulut croire, aussi irrationnel que cela puisse paraître, que c’était là une sorte de remerciement céleste pour avoir épargné les petits rapaces. Maurice étant l’être le plus athée qu’il ait jamais rencontré, il préféra garder cette réflexion pour lui et descendit afin de profiter du sol sec et imprégné de l’odeur agréable de l’été.

 Les derniers relans de pluie quittèrent son casque après une centaine de mètres à peine, et, au moment d’arriver dans Colombiers, ils n’étaient déjà plus qu’un mauvais souvenir.

 Un vieillard habillé à la mode corporate patientait à moitié assoupi sur un banc devant un vieux cimetière. Lorsqu’il aperçut la masse de Jusep et le chrome de son compagnon, il sursauta à s’en faire arrêter le cœur.

 Le chevalier s’empressa de lui révéler son arme fatale – un beau visage de poupon, qui, en dépit d’une ou deux cicatrices tout juste assez méchantes pour inspirer le respect, savait évoquer le souvenir d’un petit-fils parti à la ville chez les anciens.

« Oh, c’est que vous m’avez fait peur, déclara le vieil homme, mine traversée par un sourire large quoiqu’assez édenté.

  • Je comprends, excusez-moi de vous réveiller, j’aurais juste besoin de savoir où se trouve l’auberge.
  • Bien sûr ! Vous remontez l’avenue et quand vous déboulez sur une place avec une fontaine et des tableaux un peu partout, vous cherchez la statue d’un taureau.
  • Un taureau ?
  • Oui, c’est ça. L’auberge s’appelle « La casa de Javier y Alejandra. »
  • Misère », soupira Maurice assez fort dans le casque pour que Jusep puisse l’entendre.

 Le vieillard jeta un regard curieux dans sa direction, bien qu’il n’ait probablement pas entendu les râleries du cheval.

« J’imagine que votre canasson a besoin de manger ?

  • Ha, ça, ça m’intéresse, déclara ce dernier.
  • Oui, en effet. Est-ce qu'ils vendent du fourrage ?
  • Pour votre bestiau ? Oh, vous savez, on est restés aux chevaux classiques, ici. Demandez-leur, peut-être qu’ils pourront vous vendre de l’huile de vidange. Ça devrait le faire marcher, non ?
  • Je… réfléchit Jusep en apercevant l’expression dépitée de son compagnon, je crois que ça fera l’affaire. Merci.
  • Content d’avoir pu vous aider. Eh, dites, Monsieur, vous n’auriez pas un p’tit sou pour une vieille âme ?
  • Je… je dois avoir quelque chose. »

Il chercha un instant dans sa besace et sortit huit ducats. Ensuite, Maurice et lui s’engagèrent sur l’avenue.

« Eh ben, ça valait bien la peine de refuser de payer la grande route, souffla le cheval.

  • Tu sais quoi ? Pour une fois, je suis d’accord avec toi », répondit Jusep sans sourciller.

 Moins d’une dizaine de minutes plus tard, ils débouchèrent sur la place annoncée par le vieillard. Tendues entre chaque bâtiment, des guirlandes composées de haillons retravaillés, traversées par des rayons doux, projetaient leurs couleurs tout autour. Des gamins aux genoux couverts de taches d’herbe couraient les uns après les autres, suivis de près par une petite foule de chiens croisés. Sous un kiosque, des femmes au visage crispé par l’effort et habillées amplement s’affairaient à traire l’eau d’un puits ancien à tour de rôle.

 Enfin, sous la voûte céleste, parfois tâchée au loin par la mélasse, des volées d’étourneaux fendaient l’air en direction de Béziers. Depuis un point dégagé de la place, Jusep put apercevoir sa cathédrale, trônant sur le sommet de la colline Saint-Jacques.

« Ça fait combien de temps qu’on n’est pas venus ? demanda-t-il en remettant son casque.

  • Aucune idée, mais je suis d’accord avec toi, ça a changé, songea Maurice, regard perdu sur des chevaux traditionnels harnachés à l’extérieur de l’auberge.
  • Allez, ne commence pas à te monter le cerveau, sourit son compagnon en lui déposant le bras autour de l’encolure.
  • Hm… Si tu le dis. Pour le fourrage ?
  • Je vais demander. »

 Le chevalier jeta un œil à la statue de taureau, composée d’un agencement de tesselles multicolores, débrancha le câble cérébral de son casque, et poussa la porte.

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