II.

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 À son plus grand déplaisir, une odeur de charcuterie emplissait toute la salle. Paquets de cartes étalés sur une grande table, des anciens beuglaient à chaque fois qu'une pile de jetons changeait de propriétaire. Du côté de la cuisine, de jeunes hommes vigoureux avalaient goulûment des plateaux entiers de morceaux de viande. Pris d’une sorte de transe, le pauvre serveur effectuait à toute vitesse ses aller-retours entre les tables et la plonge.

« Bonjour ! Qu’est-ce que je vous sers ? demanda avec un fort accent espagnol une femme blonde dans la quarantaine.

— Ha ! Bonjour, répondit Jusep, qui ne l’avait même pas vue arriver. Est-ce que vous avez du fourrage pour cheval augmenté ?

— Pour cheval augmenté ? Ha, je regrette, nous n’avons que du standard.

— Eh… il fallait s’en douter. Et de l’huile ?

— Oh, ça nous en avons à ne plus savoir qu’en faire ! Vidange, nitro… ?

— Ha, vous avez de la nitro ! Tant mieux ! Je vous en prends six litres.

— Je vous amène ça tout de suite. Vous souhaitez manger ?

— Oui, j’aimerais bien. Vous avez quelque chose pour les végétariens ?

— Pour les… ha, oui, bien sûr.

— Oh, vous m’en voyez très surpris.

— On a… du thon, des crevettes, des calamars…

— Et sans animaux ?

— Sans… Là, je dois dire que vous me posez une colle… Javier !

— ¿ Qué ? grogna une voix en cuisine.

— Hay un cliente vegetariano, ¡ pero no come pescado ! ¿ Qué tenemos para él ?

— Ehhhh… ¡ no va a comer nada ! ¿ Le puedes proponer queso y vino ?

— ¡ Ok, prepara esto para mí !

— ¡ Ya lo hago, Alejandra ! reprit le cuistot.

— Nous avons du fromage et du vin.

— Eh bien partons là-dessus, alors. »

 Alejandra se rendit en cuisine avant de rapporter un gros bidon d’huile et de le tendre à Jusep.

 À l’extérieur, Maurice était en pleine lecture. À la vue de son compagnon, il releva la tête et l’accueillit en la frottant contre la sienne. Jusep brancha le câble cérébral à son casque et déclara :

« Tiens, pas de fourrage, mais de la nitro, c’est déjà pas mal, non ?

— Oui, c’est toujours ça de pris.

— Qu’est-ce que tu lisais ?

— Comment tu… Ha, j’ai oublié d’éteindre la selle ?

— Je ne suis pas encore devin, sourit Jusep.

— Une version abrégée d’un classique indien, ça s’appelle le Râmâyana. J’aurais pensé à première vue que c’était chiant comme la pluie, et, en fait, c’est tout à fait plaisant.

— Pourquoi ça ? demanda Jusep alors qu’il commençait à verser l’huile dans le hublot du cheval.

— Pouah, je me ferai jamais à ce goût ! Sinon, pour le livre, je trouve qu’il y a une vraie liberté artistique qui y est prise. Si tu compares ça avec la littérature européenne, où tout est sans cesse écrasé par le poids de la raison ; note que je dis ça même pour le fantastique, qui n’arrive jamais à vraiment s’en affranchir, ça a vraiment plus de fraîcheur. Dans le Râmâyana, les personnages peuvent arracher des montagnes d’un saut, se battre dans l’espace, s’envoyer des troncs d’arbres millénaires dans la figure… Le fantastique s’assume. Tu devrais essayer, un jour.

— Je crois que je vois ce que tu veux dire : je le téléchargerai au domaine. Voilà ! Avec ça, tu pourrais courir jusqu’à Marseille s’il le fallait.

— Ce serait pas pour me déplaire ! Encore faudrait-il que Monsieur accepte de débloquer le budget.

— Oh, ne recommence pas avec ça. Moi, de toute façon, je n’aurai clairement pas autant d’énergie que toi : à part un peu de manchego, je crois que je ne vais rien manger. Dis-toi qu’ils ne m’ont proposé que ça et du vin.

— Ah ! Se bourrer la gueule avant une intervention, quelle drôle d’idée.

— Tu dis ça, mais j’ai connu bien des compagnons qui le faisaient. Je te laisse, profite de ta lecture, on ira voir les moines après.

— À plus tard. »

 À l’intérieur, il aperçut un maigre plateau couvert de petits dés de fromage, accompagné d’une bouteille de rosé.

Est-ce que j’ose leur dire que je déteste le vin… ?

 Jusep se ravisa et dégusta chaque morceau de manchego comme s’il s’agissait de son premier fromage.

« Eh, Monseigneur… demanda une voix derrière lui.

— Oui ? fit Jusep sans se retourner.

— Vous êtes chevalier, non ?

— Eh bien, je crois, pourquoi ?

— J’ai toujours rêvé d’en rencontrer un ! Vous voulez pas vous asseoir avec nous ? Juste le temps d’not’pause !

— Ma foi, pourquoi pas. »

 Jusep reconnut, brodée sur le col d’un polo, l’insigne de la Compagnie Ferroviaire Méditerranéenne.

« Et vous, vous êtes ? demanda-t-il par politesse.

— On répare les anciennes voies ferrées, répondit le plus gaillard de la troupe, un chauve à barbe brune, yeux noirs comme la nuit.

— D’accord, je vois.

— Dites, reprit celui qui l’avait invité, c’est vrai que vous combattez des monstres et que vous participez à des batailles épiques ?

— Bah ouais, puis il se tape aussi toutes les daronnes de la région, tant que t’y es ! brailla un autre à l'extrémité de la table.

— J’suis sérieux ! J’l’ai lu quelque part. Alors, dites…

— Je regrette, mais je ne combats que rarement des « monstres » — enfin, j’imagine que vous voulez parler des OGM —, et cela fait un moment qu’aucune guerre n’est passée dans la région. Quant à s’occuper des mères de la région, ce n’est pas vraiment mon genre.

— Ah ! Tu vois, je te l’ai dit ! C’est des fantasmes, tout ça.

— Mais, dans ce cas, Monseigneur, qu’est-ce qu’vous faites pour gagner vot’vie ?

— Eh bien, comme aujourd’hui. J’ai rendez-vous avec le Maître Zara, pour régler une dispute.

— Oh, le vieux fou ! Quel genre de dispute, Monseigneur ? Z’allez combattre ?

— C’est très peu probable, souffla Jusep, tant face à la simple évocation de cette réalité que face au plateau de fromage déjà vide.

— Moi, je dis, il a la trouille ! Les chevaliers, c’est plus ce que c’était, cingla l’homme en retrait.

— Oh, laissez le client tranquille ! s’exclama Javier depuis la cuisine.

— Il a raison, Gregor, laisse-le, s’exclama le grand chauve.

— Il sait se défendre, non ?

— Oui, je sais me défendre, déclara Jusep, mais j’aimerais éviter d'avoir à le faire.

— Ha ! Parce que tu crois que tu peux ramener ta vieille carcasse comme ça et te pavaner devant nous ? Moi, je les connais, les chevaliers, d’ailleurs y en a qu’a chipé ma voisine, c’était pas beau à voir, hein. Ha, l’honneur, ça… »

 Jusep bondit de sa chaise et vint écraser le métal de son gant sur le museau du travailleur, lequel s’effondra dans un gargouillement.

 La taverne entière sursauta, comme si chacun avait aussi reçu un coup de la part du chevalier, à l’exception du grand chauve. Ce dernier éclata de rire et frappa dans ses mains.

« Bravo ! Ha, vraiment, ça dépasse tout ce que j’imaginais !

— J’aurais aimé ne pas avoir à en arriver là… Mais ma patience a ses limites. Ne vous inquiétez pas, dit-il aux jeunes attroupés autour de leur camarade évanoui. Au pire, je lui ai cassé un os, mais pour peu qu’il en tire une leçon, je lui aurai probablement sauvé la vie.

— C’est sûr qu'un autre aurait déjà pu l'envoyer de l'autre côté. Fascinant, fit le chauve avant de se lever et de dominer Jusep de sa hauteur. Vous seriez d’accord pour faire un combat avec moi ?

— Non, franchement, très peu pour moi.

— Allez, si chacun d’entre nous met 30 ducats sur la table, ça fera une belle mise ! Pour cet abruti de Gregor, ça sera 45. Les gars, faites-lui les poches. »

 Jusep se retourna et fit rapidement les comptes. 165 ducats pour un petit combat…

« Bien… mais nous ferons ça dehors. »

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