IV.

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« Alors, tu me racontes ce que t'a foutu tout ce temps ? demanda Maurice, une fois à l'extérieur du village. C’est que j’ai quasiment fini le livre.

— Tu exagères, je suis parti qu’une heure et demie.

— Le fromage était si bon que ça ?

— Tu ne m’as pas vu sortir avec les ouvriers ?

— Non… je t’ai dit, le Râmâyana est absorbant. D’ailleurs, le cheval qui était à côté de moi a essayé de taper la discute, je lui ai fait bien vite comprendre que ça ne m’intéressait pas.

— Depuis quand est-ce que les chevaux traditionnels parlent ?

— C’est ce que je lui ai dit ! Franchement, ça ne m’apporte rien.

— Mais s’ils sont incapables de parler, comment… Bon, oublie. J’ai rencontré ces gars dans l’auberge, l’un d’entre eux s’est mis à m’insulter, alors je lui ai fait tâter de mon gantelet.

— Woah ! Jusep qui défend son honneur, ça annonce la fin de la mélasse ! Aïe ! Eh, je rigole !

— Garde un peu ta langue dans ta poche. Bref, par la suite, on a fait un pari, moi contre le plus gaillard d’entre eux ; j’ai remporté 165 ducats.

— Belle prime ! Il se battait comment ?

— Étonnamment bien, c’est ce que je lui ai dit. Il a quelque chose à exploiter. Arno, il s’appelait, garde ce nom en mémoire, on ne sait jamais. On est encore loin du… »

 Jusep et Maurice aperçurent une vieille bâtisse néo-romane, recouverte d’une végétation anarchique et luxuriante. Dans la cour, visible depuis les hauteurs sur lesquelles se trouvaient les deux compagnons, on pouvait apercevoir les moines en pleine danse autour d’une statue de trois ou quatre mètres, représentant un homme à la moustache fournie, cheveux plaqués en arrière, une paire de lunettes rondes posée sur le nez. Au-dessus du monastère, l’ombre de la mélasse planait sur les religieux.

« En parlant du loup… Je te suggère de prendre un suppresseur, les radiations commencent à monter.

— À ce point ? On en est à combien ?

— 120 millisieverts, répondit Maurice, et on en prend 3 à chaque mètre.

— Et tu vas me dire qu’ils n’avaient aucun autre endroit pour l’installer, leur bazar ? Ha, vraiment, les culs bénis… »

 Le chevalier attrapa une boîte de gélules sous la selle, en avala trois avant que Maurice ne reprenne la marche.

 Rapidement, la porte du monastère se dressa devant eux. Jusep fit claquer le heurtoir sur le bois, et, bientôt, le regard souriant d’un moine parut derrière une fente.

« Sire des Pleines Garrigues ?

— Lui-même.

— Entrez, le Maître vous attend. »

 Le moine, qui ne devait pas dépasser le mètre soixante, effectua plusieurs manœuvres avant d’ouvrir la porte-cochère et d’inviter les deux compagnons à entrer.

 Affiché sur le flanc de Maurice, le taux de millisieverts était monté à plus de 350. Le cheval toisa son compagnon d’un air circonspect, lequel lui répondit simplement par un haussement d’épaules.

Pas de perte de cheveux, la peau bien claire, les yeux épargnés par la cataracte… À part s’ils font tourner leur propre labo sous le terrain, je ne vois pas comment c’est possible.

 Jusep et Maurice posèrent les yeux sur la grande galerie de tableaux exposée sur chaque mur, certains vieux de plusieurs siècles, reconnaissables aux aberrations graphiques dont avait longtemps été victime l’Humanité.

« C’est ici », indiqua le moine.

 Il ouvrit des rideaux marqués par l'humidité et révéla, silhouette tournée vers des vitraux aux motifs psychédéliques, un homme pris dans d’intenses réflexions.

 Les deux compagnons observèrent les lieux, et, avant qu’ils ne l’aient remarqué, le petit moine avait disparu derrière eux. Alors la silhouette fit volte face et lança sa voix aiguë à l’assaut des murs :

« Bienvenue ! Maître Zara de Fonséranes, ravi de faire votre connaissance. Je vous attendais, Sire. »

 Un vieillard au nez aplati et aux oreilles en chou-fleur, le regard humide, trois poils qui se battent en duel sur le menton, vint poser ses mains de bûcheron sur les gantelets de Jusep.

« Vous avez fait bonne route ?

— Plutôt, oui.

— Pas trop de mélasse sur le trajet ?

— Vers le tunnel du Malpas, un peu, si. Mais rien d’exceptionnel.

— Ha ! Vous êtes passé par le tunnel ? » songea le vieux moine avant de poser un blanc.

 Il toisa le combattant quelques secondes sans rien dire, laissa promener ses yeux sur le moindre recoin de son casque et de son armure, avant d’examiner Maurice en détails. Ce dernier fit apparaître un message discret sur le haut de sa selle.

Qu’est-ce qu’il a à nous reluquer comme ça ? Il va nous bouffer ou quoi ?

 Jusep fit mine de n’avoir rien vu et maintint une posture aussi droite qu’un piquet.

« Vous êtes bien courageux, Sire.

— Pardon ?

— D’avoir affronté la mélasse sans que personne ne vous le demande. Vous auriez pu choisir de passer par la grande route, mais vous avez laissé parler le Surhomme qui sommeille en vous.

— Je… eh bien, ce n’est pas grand-chose.

— Ça montre néanmoins que vous êtes digne de confiance. »

 Maurice souffla du nez. Le vieillard ne sembla pas le remarquer et reprit :

« Puis-je vous servir un peu d’eau ?

— Avec grand plaisir ! »

 Il laissa seuls ses invités un instant et reparut, une bouteille d’eau pleine de bulles dans les bras.

« À combien est-elle ? demanda le chevalier.

— Pardon ? Elle est gratuite, voyons, sourit le Maître Zara.

— Excusez-moi, je voulais parler du taux de décontamination. »

 Le vieillard fronça les sourcils et dévisagea le chevalier comme s’il venait d’une autre planète. Maurice, comme son compagnon, cherchèrent à comprendre à quoi rimait ce silence pesant. Après une minute qui sembla durer une éternité, le religieux reprit :

« Je regrette, nous ne filtrons pas notre eau.

— Pardon ?! Vous buvez…

— L’eau du puits, oui. Ce n’est pas une attitude digne d’un Surhomme que de refuser l’adversité lorsqu’elle se présente à lui ».

 Sous le regard horrifié de ses invités, le Maître Zara plaqua le goulot droit sur son gosier et en avala bruyamment le contenu. Bien que cela leur parût invraisemblable, Jusep et Maurice purent constater par eux-mêmes que le moine n’avait pas menti ; aussi, il reprit tranquillement la bouteille sous son bras et déclara :

« Puisque vous refusez de partager un verre avec nous, discutons désormais de la raison de votre venue.

— Faisons ça », répondit le combattant.

 Le chevalier fit mine d’examiner une peinture — qu’il trouvait pourtant du goût le plus discutable — afin de s’extraire de la portée du Maître Zara. Le moindre postillon, il en était persuadé, aurait pu lui refiler une maladie venue d’un autre âge.

 Désignant une porte donnant sur la cour, le religieux pria ses invités de l’y suivre. À l’extérieur, ces derniers purent observer la statue de plus près.

 Le cheval reconnut dans cette moustache agencée en deux larges fougères et ce regard perçant, quoiqu’assez amoché par le travail du sculpteur, la figure de Nietzsche. Tout autour, des moines aux visages tuméfiés s’adonnaient tantôt à des combats sans règles, tantôt à des récitations extatiques ponctuées d’ »Also sprach Zarathustra ! ». Au-dessus de leurs têtes planait l’ombre de la mélasse, dont perlaient quelques gouttes sur le gazon irradié.

« La mission que je dois vous confier est simple, déclara le Maître Zara, l’un de nos adeptes s’est enfui il y a de cela deux semaines, et est parti jouer aux ermites.

— Vos adeptes s’enfuient ? répéta Jusep, laissant libre cours à son ton le plus sarcastique.

— Cela arrive, oui, grogna le Maître du monastère.

— Et faire appel à un chevalier n’entre pas en contradiction avec la doctrine du Surhomme ? J’imagine que ce Monsieur voudrait que vous alliez le chercher vous-mêmes.

— Ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas ! s’écria le Maître Zara à tue-tête. Allons, vous m’avez déjà insulté en refusant mon eau, alors ne commencez pas à me prendre de haut ! »

 De chaque côté de la cour, l’animation avait cessé. Même le moine que Maurice avait aperçu gémir à cause d’un coup dans les parties génitales la seconde d’avant se redressa et fixa le chevalier d’un air haineux.

 Ce dernier plaqua ses doigts sur le pommeau de son pistosabre, prêt à ne faire qu’une bouchée du monastère. Un regard discret de son cheval, dont ce dernier avait le secret, lui intima de conserver son calme. Jusep serra la mâchoire et détendit son bras.

« Und diejenigen, die tanzten, wurden von denen, die die Musik nicht hören konnten, als verrückt angesehen, reprit doctement le Maître Zara.

— Also sprach Zarathoustra ! s’exclamèrent ses adeptes en chœur.

— Est-ce que vous avez la moindre idée de ce que cela peut signifier ?

— Je ne parle pas allemand.

— Eh… alors ! Vous voudriez m’enseigner ce qu’est le Surhumain ! Vaste blague. Ha ! Haha ! Hahaha !

— Ce qu’on ferait pas pour l’argent, marmonna Jusep. Par pitié, dites-moi juste ce que vous attendez de moi.

— Vous voilà un peu mieux disposé. Je suis content de n’avoir pas eu besoin de vous faire tâter de mes poings. (Le chevalier réprima à grand-peine une nouvelle décharge d’adrénaline dans son corps.) Je disais donc qu’un des nôtres s’est enfui récemment. Il s’appelle Aldana. Oh, quand vous le verrez, vous comprendrez qu’il est l’incarnation la plus totale du dernier homme, der letzte Mensch ! Ramenez-le et vous toucherez 600 ducats.

— Et, vous avez une idée d’où il peut se trouver, cet Aldana ?

— Bien sûr, voici les coordonnées de sa cachette. »

 Le vieillard sortit un papier jauni, rangé un peu trop près de son entrejambe au goût de Jusep, puis le lui tendit.

« Je… ce n’est pas nécessaire de me le remettre, vous pouvez simplement le lire à voix haute, mon cheval entrera la localisation dans son logiciel."

 Le vieillard s’exécuta, et, bientôt, Maurice révéla sur son flanc un emplacement à proximité de l’étang de Montady.

« C’est là ! Il vous suffit de chercher par là et vous trouverez sa tanière.

— Si tout est bon, nous allons nous mettre en route », déclara le combattant, pressé de quitter l’endroit.

 D’un geste rapide, il salua l’assemblée de moines et rejoignit la porte.

« Que l’enfant qui sommeille en vous se réveille, déclara le Maître Zara au moment où les compagnons passèrent la porte.

— Ha ! Merci… » répondit Jusep.

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