V.

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Une fois hors de portée des nietzschéens, le chevalier vida une bouteille d’algae avec empressement. La radioactivité décrut rapidement, alors il en profita pour retirer son casque le temps d’inspirer un bol d’air frais. Maurice souffla du nez.

“Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? fit Jusep en rebranchant le câble cérébral.

  • Tu sais, ce que le schnock t’a dit ? Sur le Surhomme ?
  • De… son baragouin en allemand ?
  • Oui, ça voulait dire que ceux qui dansaient étaient vus comme fous par ceux qui ne pouvaient pas entendre la musique.
  • Ha bon ? Parce-que tu parles allemand, toi ?
  • Et pourquoi pas ? rit le cheval. Tu sais, Charles Quint disait parler allemand avec son cheval ; tu devrais peut-être songer à l’imiter.
  • Connais pas. Qu’est-ce que la citation avait à voir avec la situation, à ton avis ?
  • Je crois que pour le vieux, c’était sa manière bien à lui de te faire comprendre qu’il te trouve idiot.
  • Vraiment ? Heureusement que tu ne me l’as pas dit avant.
  • Sinon tu lui aurais cassé le nez, comme à l’ouvrier ?
  • Possible, ce vieux a essayé de m’empoisonner.
  • Oh, non, il croit sincèrement que son eau est inoffensive. Il est trop fou pour mentir. Moi, ce qui m’amuse le plus, dans tout ça, c’est que Nietzsche n’a jamais écrit la citation qu'il t'a sortie.
  • Tu veux me dire que le Maître ne connaît pas la doctrine qu’il prêche ?
  • Est-ce que ça te surprend vraiment ?”

Maurice et Jusep partirent d’un rire léger, et, au fil de la discussion, ils atteignirent l’endroit indiqué sur la carte. Autour, de hautes herbes aquatiques se déclinaient en un feu d’artifice de couleurs. Un orchestre de grenouilles élévait sa musique au-dessus de l’étang.

Le chevalier envoya son drone sonder les environs à la recherche de l’adepte, et chercha des indices laissés par sa présence. La boue immaculée, sans la moindre trace de pas, ne lui révéla rien. Pas d’outils, aucune marque d’usure sur les pierres, c’en était à se demander si on ne l’avait pas envoyé chasser un fantôme. Il finit par découvrir, à l’ombre d’un roc, un pied d’iris des marais dont les fleurs étaient violettes et les tiges blanches.

“Maurice ! Viens voir, c’est… Je crois que j’ai un indice.”

Le cheval rappliqua et invita son compagnon à se connecter à lui.

“Oh, en effet, déclara-t-il en apercevant la plante. Pourtant, pas de mélasse autour de l’étang. Aldana aurait pris du matériel de fabrication d’OGM ?

  • Pas d’autre solution. Il a dû prévoir sa fugue, il sera peut-être armé. Sois prudent, d’accord ?
  • Le drone a détecté une silhouette, trois cent mètres à l’ouest.
  • Au centre de l’étang ? Pour un planqué, il ne fait pas d’effort.
  • Au contraire, le drone est passé cinq fois sur la zone avant de le remarquer. Visiblement, le gus s'est laissé recouvrir de tout ce que la nature a voulu déposer sur lui. Le drone n’a pas détecté d’équipements mais on ne peut pas prendre de risque.
  • Je te laisse imaginer la puanteur, soupira Jusep. OK, il faut le garder en vue, mets-le en surbrillance pour éviter que je le rate.
  • T’as pensé à charger tes lentilles ?
  • Hm… Oui, mais la batterie se vide pour un rien. Il me reste 20%. Viens, faut pas traîner.”

Le chevalier ordonna à Maurice de rester à l’abri, débrancha le câble cérébral, puis il trouva une petite butte devant laquelle s’agenouiller.

Sur l’enchevêtrement d’herbes aquatiques, il vit apparaître le bon vieux visage du Magister Auctus, rejoua le film de ses encouragements rauques et secs, et versa une larme pour le salut de son âme.

Ensuite, il mit de la polvo dans le canon de son pistosabre, passa le tranchant de la lame au maximum, laissa ses vibrations furieuses remonter le long de la poignée, avala des stimulants et se dirigea à pas de loups vers sa cible.

Malgré la surbrillance du drone, il ne parvint qu’au prix d’une grande concentration à distinguer la silhouette du fuyard, parfaitement immobile, à peine détachée de la nature autour de lui.

600 ducats pour ça, c’est vraiment mal payé…

Le combattant prit une grande inspiration, se releva doucement et déclara, dans le dos de l’adepte :

“Bonjour, Aldana.”

Ce dernier mut une carcasse colonisée par un mélange boueux, et, sans que Jusep n’ait le temps de s’en rendre compte, il posa son mètre soixante à quelques pas de lui. Alors, il révéla un œil bleu comme le cristal, bourré d’intelligence, parfaitement maître de lui-même, et un autre, réduit à l’état de charbon par Dieu sait quel mal.

Le chevalier serra la poignée de son pistosabre à l’en broyer, prêt à combattre. Pourtant, l'adepte resta là à le fixer d’un air stoïque.

Un mélassé ? se demanda le chevalier en examinant l’œil cramé dans les détails. Vu toutes les radiations qu’il a dû recevoir au monastère…

“C’est le Maître qui m’a fait ça, déclara une voix au bord de la rupture.

  • Vous parlez de votre...
  • Oui, fit Aldana. Vous êtes chargé de me ramener ?
  • C’est exact. Ce n’est pas votre première fugue.
  • Non, mais c’est la première fois qu’on me laisse tranquille aussi longtemps. Ironique, lorsque l’on sait que c’est la seule où je n’ai pas tenté de me dérober. J’accueille le destin tel qu’il m’apparaît. Ne vous inquiétez pas, je ne tenterai rien.”

Sur quoi il s’assit en tailleur à une vitesse invraisemblable. Jusep, sceptique, garda la main prête à dégainer.

L'adepte le toisa d’un air désabusé et demanda :

“Combien vous a-t-il donné ?

  • 600 ducats.
  • C’est une sacrée somme pour un si petit travail. Enfin, je dis ça, mais le Maître accumule assez de richesses pour rendre jaloux tous les seigneurs du coin.
  • Vraiment ? Où donc ?
  • Ha, voilà donc ce qui vous maintient en vie, sourit Aldana. Après tout, un chevalier cupide ne représente pas une plus grande absurdité qu’un moine tortionnaire. Je ne sais pas où se trouve cette fortune, mais je suis certain de son existence. Les habitants du coin ont l’habitude de déposer des paniers remplis d’objets de valeur sans pour autant qu’aucun adepte n’en voie la couleur.
  • Les gens défendent ce… ? A Colombiers, j’ai pu rencontrer des travailleurs qui le soupçonnaient d’être fou.
  • Il l’est. Ça ne l’a pas empêché d’acquérir une certaine sagesse pour autant. Le fou et le sage ne sont pas deux catégories étanches, l’une verse souvent dans l’autre.
  • Je crois qu’il tient plutôt de la première que de la deuxième”, déclara Jusep.

Le fuyard posa son œil sur un fourré derrière eux.

“C’est un beau compagnon que vous avez là, Sire.”

Le combattant jeta un regard bref dans la direction de Maurice, lequel s’approchait d’un pas tranquille vers lui et Aldana.

“Qu’est-ce que tu fous?!” s’écria le chevalier.

Sans décrocher son attention du fuyard, il recâbla son casque au cheval.

“J’ai bien vu qu’il ne se passait rien, expliqua ce dernier. Et puis, quelque chose me dit que si tu avais dû te battre contre lui, tu n’aurais pas fait long feu.

  • Toujours le mot pour faire plaisir, souffla Jusep. Quoi qu’il en soit… Aldana, pourquoi est-ce que le Maître Zara vous a affublé d’un…
  • Œil comme ça ? fit l’ancien adepte en désignant le cratère sur son visage. Excès de volonté de puissance, on pourrait dire.
  • Un excès ? Cela devrait le rendre plutôt fier, non ?
  • Vous pensez ainsi parce que vous lui accordez trop de crédit. Le Maître est un homme bourré de contradictions, et j’ai fini par en payer le prix. Votre cheval avait raison, lorsqu’il vous a dit que vous ne pourriez tenir en combat singulier face à moi.”

Le chevalier sentit l’angoisse pulser dans tout son corps. Sa prise se resserra, le moindre mouvement de travers aurait suffi à ce qu’il dégaine et fasse voler en morceaux cet ascète misérable. Aldana le décela et répondit en abaissant son regard.

“Je ne disais pas ça pour vous vexer. Seulement, il faut savoir que le Maître a placé en moi les plus hauts espoirs, a cultivé des graines sans vouloir récolter les fruits de son arbre. De la maîtrise de la biomancie à l’art du combat sans effort, il m’a tout transmis. À part une chose : au monastère, nous avons tout interdiction formelle d’apprendre le moindre mot d’allemand.

  • Alors que vous vous revendiquez de l’héritage de Nietzsche ?
  • C’est justement pour ça, déclara Maurice.
  • Votre cheval a raison. Le Maître doit conserver le monopole de la connaissance des textes sacrés. Nous n’avons accès qu’à des traductions effectuées par ses soins.
  • Et laissez-moi deviner, fit Jusep…
  • Oui, j’ai désobéi. J’ai réussi à me procurer des manuels de langue et les écrits originaux, lors d’une démonstration à Montpellier. Lorsque le Maître l’a appris, il m’a fait attacher à une chaise pendant une semaine et m’a roué de coups. Comme j’ai toujours gardé la tête droite, il a fini par perdre patience, s'est muni d'un tison... La suite est inscrite sur mon visage."

Le chevalier sentit un frisson lui parcourir l’échine. Il finit par lâcher la poignée de son épée et s’assit sur ses genoux en face de ce corps mutilé par la vie.

“Merci, Sire, déclara l'adepte. Je suis heureux que vous me fassiez confiance. Comme je disais, j’ai fini par lire les originaux, et je me suis rendu compte de la supercherie sur laquelle repose l’autorité du Maître. Nous avions des disputes fréquentes à ce sujet, c’est alors que j’ai pris l’habitude de voir mon corps se couvrir de tâches.

  • Et vous n’avez jamais pensé à vous rebeller ?
  • Mon instinct me l’a souvent suggéré, oui, mais cela n’aurait eu aucun sens ; combattre la violence par la violence est une absurdité logique. On n’a jamais vu un incendie s’éteindre en y jetant des torches.
  • Alors vous avez fini par choisir la fugue… Je vois.
  • Celle-ci est ma troisième. Lors des deux premières, j’ai bien tenté de me soustraire de la vue du Maître, mais tôt ou tard, des chevaliers, des espions ou plus simplement des chasseurs de prime finissaient par retrouver ma trace.
  • Il faut dire que le Maître lui-même sait où vous vous trouvez actuellement. C’est lui qui nous a donné vos coordonnées.”

Aldana fronça les sourcils et passa sa langue sur ses lèvres.

“Vraiment ? Vous allez rire, mais il ne me l’a jamais dit. Je crois que je commence à comprendre.

  • Y’aurait-il une compétence qu’il ne vous a pas transmise ? sourit Maurice.
  • C’est possible ; après tout, il aurait été inconscient d’abattre toutes ses cartes d’un coup.
  • L’iris blanc, juste à côté, demanda Jusep, c’était de la biomancie ?
  • En effet.
  • Tu vois, fit le cheval, quand je te dis que ça existe !
  • Et pourquoi… créer une simple plante ? Vous pourriez vous fabriquer des défenseurs, non ?
  • Cela tient du fantasme, Sire. Je n’ai pas de matériel et mon corps est fatigué. Je n’ai mangé qu’un iris depuis que je suis arrivé, j’ai souhaité rembourser ma dette auprès de la Nature : voilà tout.
  • Vous n’avez rien mangé depuis… Vous avez perdu la tête ?
  • Au contraire, elle ne s’est jamais tenue aussi fermement sur mes épaules. Je ne veux plus devoir quoi que ce soit à qui que ce soit, fût-ce la vie d’un moucheron ou d’un brin d’herbe.
  • Vous avez donc accepté de mourir… ?
  • Qu’il en soit ainsi, si c’est ce que l’Univers a décidé pour moi.
  • Le dernier homme, en chair et en os, soupira Maurice.
  • C’est ce que vous a dit le Maître ? Il n’a pas tort.”

Le chevalier se releva et attrapa une corde de chanvre dans le compartiment de rangement sous la selle de son compagnon.

“Vous voulez bien me suivre ? Je ne serrerai pas trop la corde.

  • Jusep ! T’es sérieux ?! s’écria Maurice.
  • La villa ne se financera pas toute seule”, répondit nonchalamment le chevalier.

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