J'habite donc un pays qui sombre et se plaint de rêves profonds. Plus ou moins. Cependant, a priori, je n'ai pas les caractéristiques du héros de romans français, je parle bien sûr de ceux qui se vendent, pourquoi perdre son temps avec les autres. Je suis un héros de classe moyenne et de bonne éducation. Ma génération, tabou de votre société, est celle de l'âge d'or des jeux vidéo des années 90. Nos mentors et nos idoles n'étaient pas encore ceux de la téléréalité ni de Youtube. Ils nous avaient donné un moyen d'échapper à notre existence en toute légalité. Ils avaient fait de nos vies des rêves sous acide pixélisé. À cette époque, on n'avait pas encore trouvé le vaccin contre les crises d'épilepsie (les téléviseurs LED) et quelques pixels suffisaient à enchanter notre imagination et à se faire des amis. Shigeru Miyamoto[1], merci pour tout. Vous veniez de nous injecter des champignons hallucinogènes dans les veines au travers d'un plombier italien moustachu qui sautait dans des tuyaux verts. À cette époque-là, les jeunes ne brûlaient pas les voitures, ils délivraient des princesses. D'ailleurs, on n'avait jamais autant sauvé de princesses au mètre carré malgré quelques bourdes (Diana…). Une époque de clans en guerre, entre les pro-Sega et les pro-Nintendo (il faudra bien que les langues se dénouent un jour ou l'autre). Une époque honteuse du point de vue de mes contemporains plus âgés ; une époque que j'ose à peine évoquer au risque de sacrifier ma carrière en devenir. Je m'en rends bien compte maintenant : Miyamoto, Gunpei Yokoï, Koji Kondo, Hideo Kojima, Will Wright, Nobuo Uematsu, Mario, Link, Zelda, Samus Aran, les Métroïds, le clan Belmont, sont autant de références culturelles handicapantes pour achever ma quête. Car les romanciers dignes de ce nom ont tous grandi avec Hemingway, Flaubert, Camus, Salinger et tant d'autres.

 Des icônes plus respectables…

 Je suis donc un jeune prof, mis en disponibilité par l'Éducation Nationale pour, officiellement, des "raisons personnelles". On appelle ça parfois un congé parental ou une année sabbatique. Moi, j'appelle ça un suicide raté.

 J'ai "choisi" le métier d'instituteur à cause d'une mauvaise expérience sentimentale. J'ai "choisi" cette mauvaise expérience sentimentale à cause de mon inexpérience sentimentale aussi déprimante que le métier que j'ai choisi. Plutôt simple à comprendre.

 Avant de trouver ma voie, vous savez, celle pour laquelle chacun d'entre nous est destinée, celle dont chacun sait qu'elle fera son bonheur, celle qui vous prend aux tripes chaque matin comme une conseillère pédagogique mal léchée, avant de découvrir enfin ce miracle – l'illumination – j'étais un collégien puis un lycéen plus ou moins comme les autres. Mes seuls défauts résidaient en quelques broutilles d'ado, en plus d'être un maniaque des classements. Voici donc un classement de ces singularités que j'espère ludique (le classement en général, pas mes singularités… quoique…) afin de meubler au mieux cette période inintéressante mais Ô combien déterminante pour évoquer la suite de mes aventures :

Singularité N°4 : Un scooter débridé, c'est un ado en danger ?

 Construit au milieu de la forêt de pin des Landes, le collège Aliénor d'Aquitaine était comme la maison en pain d'épice d'Hansel et Gretel des frères Grimm. Agréable, colorée et délicieusement attirante au premier regard. C'était pourtant un lieu maudit où les enfants mourraient. Tous les collèges sont comme ça. Notre sorcière anthropophage à nous avait jeté le sort le plus effroyable du monde : la puberté. Premiers vols, premières cigarettes, premières règles, premières responsabilités, premiers cours de langue… Les premiers pas vers le monde des adultes. J'avais fait du quasi surplace.

 Comme j'étais l'un des meilleurs à l'école et que mes parents me considéraient comme le fils parfait, j'ai largué mes amis guimauves pour m'accoupler aux deux plus viles ordures du bahut. Ils me fascinaient. Ils représentaient tous ce que je ne pouvais pas être à cause de la pression familiale. Je suis fier de mon comportement. Bien avant les émeutes des cités, nous avions inventé la destruction de biens publics sans aucune revendication particulière. Brûler des poubelles avec des feux d'artifices sur le stade municipal en pleine nuit : voilà vers quelles folies des jeunes rurbains aisés se destinent quand la drogue vient à manquer et quand l'alcool ne coule pas à flot. Du vandalisme sobre et pathétique. Personne ne nous remarquait. Nous étions les oubliés du système.

 À cette époque, avant mes quinze ans, je n'avais lu que "Le Petit Prince", "Le vieil homme et la mer", "Crin Blanc", "Les fourmis", "Des souris et des hommes" et "Les dix petits nègres" (oui, c’est bien le titre imprimé sur ma copie du bouquin d’Agatha Christie, n’en déplaise à certains). C'était bien assez suffisant pour me sentir supérieur intellectuellement face à ces deux "méchants" qui me permettaient déjà de me singulariser par rapport à la population endormie de cette ville dortoir construite en pleine campagne, au Sud-ouest de Bordeaux.

 Il fallait que je continue dans cette voie. À cette époque, faire débrider son scooter était un gage de décadence absolue. Un pot qui fait un bruit d'hélicoptère, c'était branché. La reconnaissance. Une entrée fracassante dans le monde des branleurs qui font peur. Une promotion sociale enivrante.

 Malheureusement, je n'avais pas le profil du conducteur. Un jour, je me suis lamentablement ramassé devant l'Intermarché local en parlant avec ma mère à vélo, à 10 km/h. Une honte qui mit fin à mes illusions mafieuses. L'écrivain qui sommeillait en moi devait enrager devant tant d'échec. Pire, je n'avais même pas le courage de fumer comme eux. C'est fou comme l'éducation parentale influence votre jugement. On appelle ça "la morale". Le jeune rebelle des pavillons s'est vite rangé vers le droit chemin, celui qui devait le conduire à un poste de fonctionnaire très bientôt.

Singularité N°3 : Le timide de ses dames.

 Au début des années 2000, ma première relation avec un membre de la gente féminine, je l'ai vécue en compagnie d'une elfe noir, possessive et sauvage, nommée Viconia. Nos conversations suffisaient à combler le vide sidéral de ma réalité sentimentale. Elle fut une amante dévouée jusqu'à sa mort. Je garde encore quatre copies de Baldur's Gate 2 ainsi qu'un portrait d'elle imprimé au format A5.

 Ma vie sentimentale est une succession d'occasions manquées qui pèseront très lourd dans le rapport conflictuel entretenu avec ma première femme. C'est ce que je pense, et je n'ai jamais fait d'études en comportementalisme interactionnel.

 Je suis tombé amoureux deux fois au Lycée Fernand Daguin. Malheureusement pour moi, je suis tombé sur deux os que j'ai encore du mal à déterrer pendant les séances chez mon psy imaginaire. Parler directement à une fille, même sans être un canon de beauté, impliquait que je me déshabille devant elle. C'est une image pourtant assez juste. Ce que je veux dire par là, c'est que cette timidité provenait en partie de la peur de décevoir. D'un point de vue métrique. Suivez mon regard. On se comprend. C’est stupide. Des complexes virtuels engendrés au fil des comparaisons succinctes, du coin de l'œil, dans les douches des garçons. Et puis il y avait ce mystère de la vie : pour un adolescent rêveur, en définitive, toutes les filles sont belles.

 Commençons, une fois n'est pas coutume, par la deuxième élue de mon cœur. Son meilleur ami, je le trouvais particulièrement bizarre. Il était bien enveloppé, il souriait tout le temps, il était bon en Math, il parlait beaucoup et il m'aimait bien. Elle était sa seule amie. Avant même d'entrevoir la possibilité d'une éventuelle invitation à sortir avec moi, j'ai pris son copain pour un rival. Plus tard, j'ai compris qu'il était juste gay.

 La première était originaire de Normandie. La première… elle fut la seule élève de ma classe qui m'aida à descendre les escaliers après ma double fracture (voir singularité N° 1). Ma dépression post-opératoire ne semblait pas l'atteindre. Certains ados ont donc une âme. Une seule fois, elle m'a proposé d'étudier chez elle pour rattraper mon retard. Tout comme les pétards (voir singularité N°2), il y a des opportunités qui ne se refusent pas, surtout si leurs yeux en amande vous dévisagent avec bonheur et appétit. Pour une première fois contre le corps chaud et humide d'une fille, je n'aurais jamais pu trouver mieux, même dans mes rêves érotiques les plus cohérents. Comme disait Hemingway, nous devons nous y habituer : aux plus importantes croisées des chemins de notre vie, il n'y a pas de signalisation.

 J'ai raté la sortie. Camille a déménagé quelques mois plus tard.

Singularité N°2 : Le cannabis ? Très peu pour moi.

 Pourtant j'en ai eu l'occasion. Quand je regarde ces reportages sur la croissance de la consommation de cannabis chez les jeunes depuis quelques décennies, je trouve ça triste. Quelle tristesse d'avoir raté cette occasion immanquable dans une vie ! Eh bien non, j'étais donc un paria du monde des jeunes, un reclus de la société. Celui qui ne fera jamais partie des 60% l'ayant consommé au lycée. Un échec qui fait écho à mes singularités n°4 et n°3.

 C'était à treize heures, chez un copain, avant de reprendre les cours. Il habitait à deux pas de l'établissement et il établissait des rendez-vous entre amis. Cette fois-là, une de ses connaissances nous proposa d'essayer. Nous étions cinq, deux d'entre nous refusèrent. Les sciences statistiques sont implacables. J'ai refusé, l'air choqué, un pas de recul, le visage livide, le diable venait donc me tenter comme dans la prophétie. Quel dommage d'avoir cru à ces moralisateurs et leur propagande anti-drogue. Les regrets apparaissent bien plus tard, quand il est trop tard pour passer pour un jeune crétin qui veut faire comme les autres, afin d'être accepté par le clan… Oui… Malheureusement j'ai donc raté l'étape de transformation en mec cool qui se drogue et qui sera donc plus facilement publié. J'ai raté mon initiation.

Singularité N°1 : Une double fracture des vertèbres L4 ça défonce.

 Plutôt marrant. Personne ne sait vraiment comment j'ai pu me fracturer le dos ainsi. Toutefois, je pense que c'est arrivé en voulant imiter Mickael Jordan. Une opération classique, quelques vis en titane, de la morphine, des visites assez floues, de la morphine, un corset en plastique vert, de la morphine… Tiens, j'ai donc commis mon premier mensonge. J'ai consommé des drogues dures pendant mon adolescence. Ah, la morphine… Sans doute la meilleure chose qui me soit arrivée depuis ma naissance. Oh, les dandys nihilistes défoncés me riront sans doute au visage mais qu'importe, c'est ma seule fierté, mon seul trophée d'apprenti drogué. Il faut bien se rattacher à quelque chose pour exister, non ? Sans blague, grâce à une fracture, j'ai pu comprendre ce que ressentent les camés en manque de dose à la Obélix Bowie (potion magique ou cocaïne, une drogue reste une drogue). Les pauvres. Je vous plains mes frères : ma dépression à moi fut tout aussi fulgurante, perte d'amis, perte de motivation, perte de mobilité, détresse professionnelle et sentimentale… les mêmes symptômes, quoi… Mais ce problème m'a surtout éloigné des interactions sociales de mon âge renforçant ma vertu et ma timidité d'arriéré devant les filles (les deux allant de paire en général, voir singularité N°3).

 Néanmoins, tel Luffy sur la route de Grand Line, il m’a rapproché du Nouveau Monde.

[1] Génial créateur de Mario, Donkey Kong, Link et Zelda ; game designer visionnaire chez Nintendo qui a transformé le jeu vidéo et enchanté plusieurs générations depuis Super Mario Bros en 1985. Quand il mourra, le monde le pleurera-t-il autant que Steve Jobs ?