Chapitre 10 - iProf
C’est dans cet état d’esprit pathétique que j’ai écrit quelque chose de different pour la première fois. Ça restait de la fiction mais c’était plus personnel, inspiré par mon ressentiment et mes experiences ratées. Pour la première fois, j’écrivais sans avoir l’ambition que cela plaise à quelqu’un d’autre, sans attendre des louanges ou un chèque de droits d’auteur. Ça restait mauvais sans doute. Mais le style me ressemblait davantage. Bonne ou mauvaise, voici cette nouvelle :
iProf
7h15. Mon iPhone sonne comme tous les mardis. On est le 25 Novembre. Je somnole encore 4 minutes puis j'ouvre le volet roulant. Ça pèle dehors. Je n’ai pas vu le soleil depuis des lustres. Je vais aux toilettes pour vasouiller encore un peu. Je ressors. J'enfile un pantalon et la chemise Zara que je portais la veille. Pour le métier que je fais, je n’ai pas besoin d'être impeccable. Mes aisselles puent un peu. Ma dernière douche remonte à dimanche soir et il y a une tache de ravioli sur ma manche. Je laisse filer deux bons litres d'eau avant que la température me convienne. Je déteste l'eau froide le matin. Enfin. Je mouille mes mains, asperge mon visage blanc puis mes cheveux mi long. Je me coiffe grossièrement pour éviter les épis. Voilà. 7h24. J'attrape deux cannettes de Red Bull et je quitte mon appartement sombre. 35 m² de parquet flottant marron clair et de murs blancs. Un Téléviseur LCD, un frigo qui sent le lait périmé, le bordel du week-end encore vivant. Je vis seul. La rue est bruyante ; un type promène son chien ; une vieille marche comme un canard. Tout le monde fume et semble pressé. Je me hâte de traverser la route embouteillée. Je me précipite sur le parking de la gare RER. Ma Clio m'attend. Mission accomplie. Je m'y réfugie et ferme la voiture à clef ; le monde extérieur ne peut plus m'atteindre. Tous ces chômeurs, tous ces clodos, tous ces maris, toutes ces salopes que je croise chaque jour, j'ai perdu l'envie de les considérer comme mes semblables. Et je les méprise pour avoir l'audace d'exister dans la même ville que moi.
Je vis dans une banlieue huppée de l'Ouest Parisien, à Bailly. C'est très propre tout le temps. Le réseau urbain a été planifié, comme toutes les villes nouvelles qui ont poussé autour de Disneyland. C'est pratique. Ce ghetto de riches permet à ses habitants de moins souffrir de la vue des "gens différents". C'est l'effet "valeur foncière". Comme il y a peu de pauvres, je me rattache à ce que je peux pour prendre ma dose de racisme matinal. Je crois qu'une bande de Roms s’est installé près du parking de l'école de musique. En plongeant sur l’A4, je distingue des roulottes effrayantes. Mais je suis en sécurité dans ma voiture. Je monte le chauffage et m'offre mon premier plaisir en allumant une cigarette. J'ai pris l'habitude de calculer mon temps de trajet en cigarettes. Normalement, le parcours Bailly-Noisy me prend 5 cigarettes. Lorsque mes dernières convictions s'évanouirent devant la médiocrité de la vie, comme la plupart de mes semblables, j'ai commencé à fumer à 24 ans, une fois professeur. Toutes les convictions sont ridicules quand elles s'appliquent sans distinction à toutes les situations. Je pense que nos convictions nous définissent. Si nous les perdons qui sommes-nous ?
Je branche mon iPod sur mon poste autoradio. Cette semaine, j’entame mon cycle rétro avec Obispo. Il fait gris. J'ai faim mais je ne mange jamais le matin pour éviter d'utiliser les toilettes du Lycée. J'ouvre ma boisson énergisante. Elle devrait me maintenir éveillé jusqu'à midi.
Moi ? Comment me définir… Je suis un hypocrite sournois dyslexique et vaniteux. L'une des plus beaux spécimens de ma race. J'ai appris à lécher les fesses de mes supérieurs académiques quand vient la saison des inspections. Ces semaines-là, je joue le grand jeu. Fiches de préparation à jour et parfaitement cohérentes avec les attentes gouvernementales du moment, des textes de loi pompés sur Internet pour grossir mes dossiers, des fiches de renseignements brillantes, des feuilles d'emploi du temps parfaites, des copies d'élèves merveilleuses pour agrémenter le parcours. Ces semaines-là, je prends une douche par jour et je n'abuse pas du rhum orange le soir. J'ai même établi la règle du "zero femme, zero sexe". Je ne regarde même pas la poitrine de mes élèves féminins pendant qu'ils grattent sur leurs feuilles. Bref, je suis un ange soumis et souriant. Une raclure de prof, une caricature de fonctionnaire qui ne vit que pour son métier. Les inspecteurs apprécient ma dévotion ; mes notes sont très bonnes. Grâce à cette combine, après 7 ans de carrière, j'ai un salaire qui avoisine les 2100 euros net. Le reste du temps, je photocopie les leçons d'histoire-géo dans des manuels que l'établissement n'utilise pas et je les balance sur les tables. Ma méthode de travail a été minutieusement mise en place pour que je ne produise qu'un minimum d'effort. De toute façon, comme dirait Perceval, c'est pas moi qui explique mal, c'est les autres qui sont cons. Les élèves copient la leçon pendant que je mate les photos d'un mannequin dénudé ou que je consulte Youtube et mes mails sur mon iPad. Ça fonctionne. Et tout le monde s'en fout. 90% des élèves dorment, sont défoncés, jouent aux cartes, envoient des SMS ou dessinent sur la table. Les 10 % restants sont les plus chiants. Ils me posent des questions. Je dois leur répondre. Heureusement, comme j’ai une bonne mémoire, je me souviens de mes cours magistraux à l'université sur tel ou tel sujet.
Ce métier je l'ai choisi par passion. La passion de l'oisiveté et de la fiesta. J'étais trop intelligent pour faire une carrière ennuyeuse et pas assez pour me rabaisser à laver les chiottes. Bref, le boulot de prof était parfait pour un putain de menteur.
J'arrive toujours 8 minutes avant le début des cours. Quand je pénètre dans le Lycée, mes lunettes Ray-Ban masquent mon regard. Je déshabille toutes les jeunes étudiantes qui fument devant la grille. Certaines d'entre elles sont mes élèves. Elles me jettent des regards complices. Je suis persuadé qu'elles ont toutes des préservatifs dans leurs sacs. Je suis persuadé qu'elles sont toutes tombées amoureuses de moi. Je flashe sur l'aguicheuse Sandra Valcomes. Ses mains expertes sont connues de tous les lycéens mâles il parait… J'aimerais vérifier si cette rumeur est fondée, pensais-je en détournant mon regard sur celui beaucoup moins bandant de Ludovic Bovic, un jeune collègue stressé par son nouveau job, dépressif et moche comme un sanglier. J'ai décidé de le prendre sous mon aile. Il est marrant et il pourra toujours me servir. Depuis la rentrée, il est donc officiellement mon ami.
[...]
Le troisième néon de droite clignote toujours. La tache d'humidité s'étend autour de lui, s'allongeant vers les fenêtres. C'est chiant les infiltrations. Il fait gris dehors. La petite Anaïs est encore plus laide qu'avant. Mohamed a enfin perdu son sourire de merde. Ah, non… il l'a retrouvé ce petit con. Je découvre enfin la cachette de la lettre de Kaya, scotchée sous le bureau de Samir. Horreur ! Le verso des bureaux est répugnant ! Vieux chewing-gum durcis, morve, colle à bois, stabilo, une substance qui ressemble à du sperme… Même des crachats…
Il faut en vouloir pour cracher à l'envers.
Ils n'aimaient vraiment pas cet endroit. Au fond, nous n'étions pas si différents eux et moi. Tant pis. Trop tard. Je n'avais plus la force de tendre le bras pour arracher la missive volée, cette relique d'un monde de quiétude impossible, dans les bras d'une sirène. Bah, c'est ainsi… le roi des hypocrites ne mérite pas de s'en sortir dignement, même en tant que martyr.
Mourad me dévisage en rigolant. Ce petit branleur doit trouver la scène autant divertissante que ses émissions à la con comme Secret Story. La télé réalité de merde leur a au moins appris à ne plus avoir peur de la réalité. Le sol pue la javel ; il y a une toile d'araignée sous l'armoire. Les godasses des gosses sont toutes des marques. 70 % Adidas, ces chaussures de racaille que tous les dealers portent. Leurs héros. Ce doit être une sorte de code social. Ils ont tous des survêts. J'ai du mal à distinguer les chevilles des filles. Y'en a quand même une poignée qui pleurent. Anaïs est plaquée contre le chauffage. Les camés se précipitent sur leur iPhone pour envoyer des messages. Ça fait bien trente secondes que la lame d'un futur intégriste m'a pénétré les entrailles. Tous ces clichés me font mal. Et tout le monde s'en fout. Il est déjà bien loin sur son scooteur.
Merde, j'ai mal orthographié "Développement" au tableau. Décidément, j'arriverai jamais à me rappeler s'il faut deux "l" ou bien deux "p". C'est encore les parents des élèves sans problèmes qui vont se plaindre. De l'agitation. Un des gamins a dû donner l'alerte. Putain, ma chemise Zara à 70 balles est foutue. Quel connard ce branleur. Je ne le connaissais même pas. De nos jours les assassins n'ont plus d'imagination. Trouer un fonctionnaire après le déjeuné, en plein jour et devant 34 témoins, c'est naze comme plan. Malheureusement pour ma chemise Zara, ça marche bien. Je crois que j'ai pissé dans mon froc. Ce néon m'insupporte. Je ferme les yeux. Je suis fatigué. J'ai envie d'un martini. J'entends les témoins qui quittent la classe en discutant bruyamment. On m'insulte, je crois. Je m'en fous. Peu importe. Comme eux, je ne sais plus faire la différence entre du respect et de la haine. Au royaume des hypocrites, c'est un connard comme moi qui en est le roi. Il y avait un bout de temps que j'avais vendu ma virginité et mon orgueil à l'Inspection pour faire gonfler mon salaire plus rapidement. Au début, j'avais fait comme tous les autres : c'était un réflexe de survie. Par la suite, quand j'ai compris que nous étions tous condamné à prostituer notre liberté et nos convictions, j'ai décidé de prendre le maximum de plaisir en baisant le système. Entre autres.
Je ne sais pas si on peut appeler ça de l'ironie mais c'est au moment où je voulais tout arrêter qu'on m'a planté comme un mouton, à 14h52, à 3 minutes de la récréation. Je n’ai même pas pu boire mon Red Bull. Mon cœur me fait mal. J'ai peur de n'être plus qu'un reportage de 2 minutes, demain au JT. J'imagine cette bande de ploucs qui portent une fleur devant la grille de l'établissement. Mes collègues révoltés par la violence, certains sincères, leur droit de retrait pour faire pression sur le gouvernement qui fera semblant de découvrir "une situation grave pour notre société". La police trouvera peut-être la vermine qui m'a poignardé par vengeance. Un pauvre jeune de banlieue d'une quinzaine d'années qui a connu une enfance difficile. On le gardera quelques jours puis il sera libre. Tout le monde oubliera ce fait divers. Tout le monde m'oubliera. Je crois que c'est ma belle Estelle qui me parle. Je sens ses mains sous ma nuque. Quitte à crever dans une classe pourrie de banlieue, autant mourir près du corps de celle que j'ai le plus aimée. Tout est noir désormais. Je garde un goût de sang pâteux dans ma bouche.
Je crois bien que j'ai retrouvé l'amertume et le désespoir de mes premières années.
Je veux qu'on me sauve mais mon mépris des autres reste pourtant intact. Je ne regrette rien. Je ne regrette pas d'avoir fait l'amour avec l’une de mes élèves. Elle non plus d'ailleurs. Ma dernière semaine n'avait pas un goût de chiottes pour une fois. C’était une bonne semaine. Dommage. Le week-end s’annonçait bien. Je vous demande pardon.
J’ai peur ; je perds mon sang ; je perds toutes mes convictions ; tout ceci n’a aucun sens ; mon cœur s’arrête.
Professeur, héros, bandits, soldats… Charmeurs, salauds, nantis ou chats, lorsque nous quittons notre corps, nous sommes tous égaux devant la mort.
C’était une nouvelle gorgée d’amertume, sans prétention, qui devait consacrer ma fin de carrière dans l’anonymat la plus total. J’en terminais avec l’ambition des sans-talents, avec une pointe d’ironie. J’acceptais une certaine idée de moi-même comme on accepte une certaine idée de la France. Sans hypocrisie. Avec respect. Une vision accablante de ce que j’aurais pu devenir si mon âme avait été corrompue. Mais il y avait du bon en moi. Ceci restera une fiction. Une simple histoire d’écrivain amateur. Et, avec les prochains évènements, le début de la guérison.
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