LA MESURE DE BON SENS
Je gage que bientôt l'Impuissance Publique,
Avec son air chafouin et sa pensée oblique,
Va venir nous prier, au cours d'un Grand Débat,
De lui dire tout haut quoi mettre à l'agenda
Et ce que l'on ferait, en tant que populace,
Si nous étions assis un moment à sa place,
Pour trouver promptement des remèdes nouveaux
A tout ce qu'aujourd'hui le Pays a de maux,
Et qui soient bienfaisants pour passer de ce monde
A celui de demain que le bonheur inonde !
Pour ne point déroger à la mode en vigueur
Qui veut que dans chacun somnole un raisonneur
Tout prêt à déclamer sur la place publique,
Permettez qu'à mon tour au grand nombre j'explique,
Par un raisonnement plutôt original,
D'où vient à mon avis cette sorte de mal
Qui nous gâte l'élan qu'on avait dans le gène
Et nous engourdit tant qu'à présent l'on se traîne,
Ce qui ne manque pas d'amuser le voisin :
Je pense évidemment au peuple d'outre-Rhin !
Nous avons trop de vieux, j'ose le dire en face !
En un mot comme en cent : ils prennent trop de place !
On les trouve partout sous un nom différent :
Ancêtre, aîné, vieillard, senior ou vétéran
Qui, de leurs cheveux blancs, leur façon grelottante,
Encombrent les trottoirs et les files d'attente,
Creusent nos déficits, ne sont jamais contents,
Et restent ici-bas de plus en plus longtemps !
« Alors, me direz-vous, s'il est aisé d'admettre
Que sur ce premier point vous raisonnez en maître,
Comment donc voyez-vous que le vieillissement
Ne soit plus un obstacle au grand redressement
Que le bon peuple actif de ses doux vœux espère :
Dites-moi par quels soins ce miracle s'opère
Et comment, sans sonner la Saint-Barthélemy,
L’on peut espérer voir moins de vieux qu’aujourd’hui ! »
Je sais qu'il est aisé pour régler un problème
De saigner son prochain dès le moindre dilemme,
Mais je ne veux user ici que de raison
Pour tenter d'éclairer la ligne d'horizon.
Savez-vous bien comment naissent les centenaires ?...
Eh bien, par un cumul de cent anniversaires !
Cet axiome à lui seul, pour peu qu'il soit compris,
Dit ce qu'il faut savoir bien mieux que longs écrits !
C'est cet enchaînement sournois et immuable
Qui nous fait chaque année un peu plus périssable ;
De bougie en bougie, à tombeau grand ouvert,
Nous courons guillerets du printemps vers l'hiver
Jusqu'à ce que bientôt l’on nous mette en retraite,
Dans cet état stagnant qu'en haut lieu l'on décrète
Et nous place soudain, du jour au lendemain,
Dans un rôle second qui nous paraît sans fin,
Un rôle de vieillard, porteur de hallebarde
Qui ne dit pas dix mots et que chacun regarde
Comme une utilité surchargeant le décor,
Qui encombre le jeu, l'intrigue et lui fait tort !
Et dès lors, sans pouvoir de cette mécanique
Tempérer la rigueur, la morsure cynique,
Nous écoutons, passifs, en dociles gisants,
S'égrener lentement le glas morne des ans !
Et l’on en voit beaucoup sombrer dans l'acédie,
Ou d'autres qui bientôt votent à l'étourdie !
C'est à l'anniversaire et sa brutalité
Que l'on doit de subir cette calamité
Qui nous fait « vieille » ou « vieux » par le vice d'un chiffre
Qu'on célèbre en suivant ce culte où l'on s'empiffre ;
Il est temps de sortir de ce rite infernal
Ou du moins d'en freiner le mouvement fatal !
C'est pourquoi je soutiens qu'il faut que la retraite
Soit une qualité tardive et ne se prête
Qu'au centenaire qui, nouvellement oisif,
Fera de ce bienfait un emploi fugitif ;
Ne fêtons désormais - c'est ce que je suggère -
Dès quarante ans sonnés, qu'un seul anniversaire
Tous les deux ou trois ans – disons trois, à tâtons ! -
Et jusqu'à soixante ans chaque fois ne comptons
Qu'une seule unité, qu'une année en rallonge
Au lieu de trois, bien sûr, sur notre vieille horloge !
Ainsi fait je prédis que vingt gâteaux plus tard,
Sans être trop âgé - donc sans être un vieillard -
Nous serons au perron d'une juste retraite,
Après tout ce bon temps dégusté d'une traite !
Si mes calculs sont bons - et les avez bien lus -
Nous aurons, ce jour là, soixante ans révolus,
Dans cet « âge nouveau de nos anniversaires »
Et non pas cent déjà dans les cycles solaires !
Se peut-il concevoir baume plus radical,
Pour conserver longtemps la forme et le moral,
Que ce savant calcul qui retranche quarante
Du décompte final d'une vie expirante !
Je n'imagine pas que ce gouvernement,
Qui se dit progressiste avec acharnement,
Ne considère pas la mesure propice
Pour qu'enfin le Pays brusquement rajeunisse,
Et l'inscrive aussitôt dans son programme en cours
Que l'on nous dit promis à de jolis discours !
Puisse mon ambassade éminemment concrète
Nourrir le Grand Débat et ravir la buvette !
Si chaque citoyen veut bien de son savoir
Nous donner le nectar - ainsi que moi ce soir -
Nul doute qu'on saura trouver les médecines
Pour se débarrasser de toutes nos toxines !
Nous sommes au moment d'ouvrir des temps nouveaux,
« Quelqu'un » serait surpris - qui nous traitait de veaux -
De nous voir si fougueux à prendre la parole,
Lui qui nous a connu parfois l'ardeur plus molle,
Et que nous gouverner se résume à présent
A l'écoute « des gens » qui pensent en causant !
Ah ! ce cher et vieux Pays...
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