COMME JEAN D'ORMESSON
Ah ! Madame, je crains, au moment où je suis,
Près de l'extrémité qui déjà toque à l'huis,
De n'être plus pour vous ce compagnon aimable
Sans cesse en renouveau pour vous seule et capable
D'émouvoir votre cœur, d'un geste, d'un regard,
Ici d'un trait d'esprit, là d'un vers de Ronsard,
Et savait, jusque hier, vous déployer son âme
Et de son souffle ardent attiser votre flamme !
Bref, j'étais un amant, un poète, un miroir,
Dans lequel sans ennui vous aimiez à vous voir.
Mais voici qu'à présent, sans parler du physique,
Je ne m'obéis plus, je sombre, je panique,
Je confonds les prénoms, je bute sur le mot,
Je m'égare, j'oublie et m'agace aussitôt ;
Je claque du dentier, j'ânonne, je mélange,
Tout m'est un ennemi, m'irrite et me dérange !
Que ne suis-je « me too » comme Jean d'Ormesson
Un vieillard sémillant au regard polisson,
Dont longtemps le propos, de même que la mine,
Fut pour les déclinants comme une médecine !
A le voir si fringant sur les plateaux télé,
La faconde charmeuse et le visage hâlé,
Quiconque, comme moi, s'abîmant dans l'angoisse
De son pot de départ, voyait en lui, vivace,
La preuve qu'un bien-être est possible longtemps
Au milieu du barnum et de ses habitants
Dans ce monde d'après qu'on nomme « la retraite » !
Ainsi donc le bonheur pour chacun se décrète,
A ceci près bien sûr d'y mettre un peu du sien,
D'être affable et peut-être académicien.
Quelle déception et quelle escroquerie
Lorsque sur ce chemin l'on suit la confrérie !
Je ne vois rien d' « exquis », rien de bien « épatant »
Dans tout ce que je fais, dans tout ce qui m'attend ;
Madame, dites-moi comment il se peut faire
Qu'en roquentin grincheux je puisse encor vous plaire !
Cela ne se peut pas, nous sommes dans l'erreur,
Je ne suis pas crédible en Jean d'O. séducteur !
Vous ai-je régalé tantôt d'une anecdote ?...
Vous ai-je cité Nietzsche, Platon ou Aristote...
Ai-je dit un seul mot qui soit de Montherlant...
Ai-je jamais marché dans un mocassin blanc ?
Mais non évidemment : je n'ai rien à sa mode,
Je vieillis en vieillard et dans cette méthode
Chaque jour un peu plus je m'éloigne de vous,
Je me fane debout, me froisse et me dissous !
Qu'ai-je de moins que lui pour souffrir ces tortures,
Et pourquoi Dieu permet deux poids et deux mesures !
Que ne suis-je à mon tour comme Jean d'Ormesson
Le visage, l'esprit, le cœur à l'unisson
Dans une majesté mature toute en charme,
Alors que tout en moi se disperse et s'alarme.
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