Chapitre IV. Je suis le crapaud de la mare. 1/2

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« J'ai appris que le courage n'est pas l'absence de peur, mais la capacité de la vaincre. » Nelson Mandela

 Depuis sa discussion avec sa mère, Jonas avait remarqué une certaine agitation dans le manoir. Grâce à l’un des membres de l’ordre des Ombrumes, la localisation d’Aliénor n’était plus un mystère. Il fallait maintenant trouver le meilleur moyen de la récupérer en toute sécurité. Et cette partie-là n’était pas la plus simple à organiser. En plus de la contrainte liée à la forêt, le campement était mieux gardé qu’à l’accoutumée, des renforts supplémentaires avaient été engagés.

 Plusieurs réunions s’enchaînèrent au fur et à mesure que les journées défilaient. Mais pour l’instant, aucune stratégie n’avait été décidée. Avec l’accord du Duc et de la Duchesse, une mission avait été confiée à Jonas. L’ordre de Ombrumes comptait sur lui pour qu’Aliénor se sente bien et qu’elle garde espoir. Alors à chaque fois qu’il s’endormait, Jonas rejoignait son amie et discutait, jouait, s'entraînait à la magie, le tout sous la surveillance d’Heaven.

 Grâce à l’aide d’Heaven et de Jonas, Aliénor s’appropriait de mieux en mieux son rêve. Si bien qu’au moment où Jonas les rejoignit pour la cinquième fois dans le monde des rêves, un nouveau décor l’attendait. La forêt avait laissé place à une maison en pierre. D’apparence chaleureuse, les volets et la porte en bois bleu attiraient l’œil, la végétation et les jardinières donnaient un côté enchanteur à cette vieille bâtisse. L’odeur du feu de cheminée et la danse de la lumière du feu, visible à travers les vitres, invitaient à entrer et à profiter de la chaleur des cœurs présents à l’intérieur de l’habitation. De tout ce décor, seul le dôme de protection n’avait pas changé.

 Une fois la porte franchie, et qu’elle fut bien refermée derrière lui, Jonas observa en détail l’intérieur. Une grande et unique pièce s’offrait à lui. À sa gauche, la cuisine salle à manger, où l’odeur des festins passés et futurs embaumaient l’air. Buffets et plans de travail remplissaient les murs et une grande table en bois entourée de bancs finissait de remplir l’espace.

 De même que pour le côté gauche, Jonas observa à sa droite. Une imposante cheminée, entourée de confortables sièges et fauteuils, et son tas de bûches servait à chauffer toute la maison. Placé dans l’un des coins de la maisonnée, un escalier menait à l’étage, qui était soutenu par des poutres apparentes.

 Assise devant la cheminée, le regard perdu dans les flammes, Aliénor ne vit pas tout de suite que son ami était arrivé. Elle lui offrit un sourire de bienvenue, mais resta dans le silence. Se retrouver dans cette maison avait fait remonter tant de bons souvenirs.

 Quand Heaven lui avait demandé de s’inspirer d’un lieu pour son rêve, la petite fille avait immédiatement pensé à la maison de ses grands-parents. Depuis quelques années, maintenant, ses aïeuls partageaient la même maison, et à chaque événement important, la famille se réunissait sans faute sous le même toit. Après un certain temps, la langue d’Aliénor se délia, et des anecdotes de ses moments passés dans cette maison remplirent les oreilles des invités. Cette nuit-là, il n’y eut aucun entraînement ni jeux entre les enfants, mais un partage de souvenirs nostalgiques.

~

 Voilà maintenant plus d'un mois que Maximilien avait envoyé son premier message, grâce à la terre. Quand la nouvelle était parvenue au petit Marquis, il avait fait savoir de son arrivée prochaine, au camp, pour admirer la trouvaille. De manière subtile, Maximilien fit courir l’idée qu’il était bien plus rentable de garder l’enfant à leurs côtés, le plus longtemps possible, au lieu de la livrer maintenant au Gris. Par le biais de cette petite fourberie, l’idée était parvenue aux oreilles des principaux intéressés. Au début, réticent à tromper le Gris, le Marquis fut ensuite convaincu en entendant la perspective d’un rendement plus important à chacune des livraisons. Maximilien avait réussi à gagner du temps, bien qu’il ne sache pas exactement combien. Et chose extraordinaire, il avait toujours sa langue à la fin de cette journée.

 Le jour, il continuait à veiller sur la petite. La nuit, ou plutôt le peu de temps de repos qu’on lui accordait, il aidait du mieux qu’il pouvait à l’élaboration du plan de sauvetage. De ce qu’il avait appris, la petite s’appelait Aliénor et venait de l’autre monde, qui était supposément inaccessible. Toutes ses informations venaient du fils du Duc de Brume. Mage des rêves, Jonas était l’intermédiaire entre Aliénor et le monde extérieur à celui des rêves. Son aide était des plus précieuses pour eux, mais surtout pour le moral de la petite.

 Plusieurs fois, les paupières d’Aliénor avaient tenté de s’ouvrir, mais Marcus avait ordonné de droguer l’enfant pour la maintenir endormie. Il ne voyait que le profit en elle, en oubliant tous les besoins primaires dont un être humain a besoin. Il prit enfin conscience de cela quand Aliénor montra des signes de déshydratation. À partir de ce moment-là, Marcus envoya deux de ses hommes chercher une guérisseuse. Sur les conseils de Maximilien, ce fut l’une de ses connaissances, qu’ils ramenèrent du temple d’Euna, déesse de la guérison et des remèdes, elle et son sac contenant tous ses remèdes, potions et herbes médicinales. Dès lors, le sujet de la santé de l’enfant n’était plus une chose à aborder auprès de Marcus.

 Il y a trois jours de cela, au cours de l’un de ses échanges avec les Ombrumes, le plan lui avait été exposé. À la prochaine nuit noire, les alliés attaqueraient le campement. Quand la nuit noire fut bien entamée, et que le deuxième tour de garde commença, Maximilien sut que le moment était venu de débuter la mission de sauvetage. Sous la lumière tamisée des torches allumées, au moment où la fatigue serait la plus présente, les alliés attaqueraient ce lieu abject.

 Les chaussures accrochées à sa ceinture, Maximilien marcha pied nu dans la terre gorgée de pluie. Plus personne autour de lui ne faisait attention à sa drôle de manie de ne presque jamais porter de chaussures. La connexion de sa peau, avec la croûte terrestre, lui permettait d’être au plus près de sa source de pouvoir tout en restant discret sur ses intentions. De ce fait, Maximilien insuffla de sa magie dans ses talons, et à chacun de ses pas, envoya le signal que l’attaque pouvait commencer. Quand la confirmation de l’affrontement lui fut renvoyée, Maximilien se focalisa uniquement sur sa propre mission.

 Toujours concentré sur les signaux que lui renvoyait la terre, le scribe rejoignit la maison de pierres. Au seuil de la porte, il respira un grand coup, et par la même occasion se coupa momentanément de la terre. Éclairée faiblement, la pièce était encore plus repoussante qu’à l’accoutumée. Au chevet de l’enfant, Léonie apposait ses mains sur Aliénor, permettant ainsi à son pouvoir de guérison de faire son œuvre. Maximilien se déplaça et, en quelques pas, arriva devant la guérisseuse, se pencha juste assez pour qu’elle seule entende ses paroles.

_ La grincheuse, il est l’heure de se mettre en route. Ça a commencé. Il lui avait trouvé ce doux surnom après l’une de leurs nombreuses rencontres. Elle râlait toujours à chacune de ses visites. Sûrement, parce qu’il avait pris l’habitude de toujours la solliciter quand une nouvelle plaie s'ajoutait aux autres.

 Et pour confirmer ses propos, l’alarme signalant des intrus retentit dans toute la clairière. L’effet de surprise avait été de courte durée, et bientôt le chaos des affrontements engloutira tous les hommes armés. Bien que tous les combattants prirent les armes pour repousser les envahisseurs, leurs deux geôliers ne bougèrent pas d’un pouce. Les menaces de Marcus avaient bien fait leurs chemins jusqu’au cerveau de ces deux-là.

_ Je vais finir par te coudre les lèvres si tu continues à m’appeler comme ça mon gars ! À toi de voir ! Ses yeux noirs charbonneux lui promettaient la pire des souffrances s’il continuait à l’appeler ainsi. Applique la fiole que je t’ai donnée la dernière fois sous le nez de l’enfant, ensuite, on s'occupe des gardes et on file d’ici.

_ Comment peut-on posséder l’un des dons les plus doux qui existent, et avoir un caractère de cochon comme le sien. Marmonnant dans sa barbe de trois semaines, Maximilien fit le tour de la table et exécuta l’ordre qu’elle lui avait donné.

 Trop occupée à imbiber des torchons de somnifère, Léonie ne répliqua pas à la remarque sur son caractère, dont elle était si fière. Une fois les choses faites, chacun prit un garde et lui appliqua le torchon sur le nez et la bouche. Et bientôt, deux hommes furent allongés au sol endormi pour un bon moment. Déjà, dehors, les combats faisaient rage entre les Ombrumes et les mercenaires. Comme convenu, Léonie partis en direction des autres prisons avec le trousseau de clé de l’un des geôliers. Quant à Maximilien, il prit l’enfant et fila en direction du lieu de rendez-vous à l’extérieur de cette maudite forêt.

 Dans ses bras, Aliénor ne pesait pas lourd, elle avait perdu du poids pendant le mois écoulé. Et même si elle se réveillait maintenant, ses muscles ne pourraient pas la porter. Alors il la soutint du mieux qu’il put et se mit en route. Il fut vite rejoint par deux Ombrumes prêts à l’escorter à l’extérieur du lieu des combats.

 Tout autour de lui, les bruits des lames s’entrechoquaient, les voix hurlaient des ordres et le bruit sourd d’hommes tombant à terre, sans vie, résonnait à ses oreilles. Là où les torches flambaient encore, ses yeux percevaient des corps parsemés d’ombre et de lumière. Il était étrange de voir un bras armé et une jambe exposer à la clarté alors que le reste du corps était camouflé dans l’obscurité. Et dans ce tableau de noir et blanc venait s’ajouter les couleurs des différentes magies offensives et défensives utilisées .

 Toujours pied nu, Maximilien se servit de son don pour s’orienter au travers de ce déchaînement de violence. Plus il s’attardait dans cet endroit, plus ses pieds se recouvraient du sang qui imbibait, de-ci de-là, le sol. À son entrée dans la lisière de la forêt, Maximilien sentit une légère agitation dans ses bras. La potion, qu’il lui avait fait sentir plus tôt, devait être plus forte que prévu. Ou bien ce devait être la volonté de l’enfant de se réveiller, qui avait fait accélérer le processus.

 C’était une bonne chose pour lui qu’elle se réveille, il allait pouvoir la porter sur son dos maintenant. Leur fuite serait plus agréable pour tous les deux. Il ne restait plus qu’à lui délivrer le mot de passe pour qu’elle sache qui il était. Mais franchement, qui avait eu la drôle d’idée de lui donner le patronyme du crapaud de la mare et d'en faire un mot de passe.

~

_ Tu es prête ma douce, il va être temps pour toi d’être courageuse. D’un geste qui se voulait doux, Heaven caressa la joue de sa protégée. Tu vas devoir te réveiller maintenant.

 Cette phrase résonna encore aux oreilles d’Aliénor quand elle ouvrit les yeux pour la première fois à Ebélios. Le monde était toujours plongé dans la nuit et les formes autour d’elle étaient à peine visibles. De plus, beaucoup de bruit bourdonnait dans la pénombre, mais elle ne parvenait à en identifier aucun. Quant à son odorat, seul un parfum métallique flottait dans l’air, laissant un arrière-goût immonde dans la gorge. Dépourvue de ses sens, elle opta pour la seule chose qui lui restait. Sa voix.

 Avec Jonas, ils avaient eu l’idée d’un mot de passe à dire pour être sûr que la personne avec qui elle se trouvait était un Ombrume. Alors elle ouvrit la bouche et d’une voix forte, posa sa question.

_ Vous êtes qui ? Aliénor était fière d’elle, sa voix n’avait pas flanché.

_ Je suis le crapaud de la mare. C’est une voix bourrue et un peu essoufflée qui répondit.

 Satisfaite de la réponse, Aliénor se détendit quelque peu. Après des présentations rapides, le dénommé Maximilien la fit grimper sur son dos et se remit en route dans ce labyrinthe de végétation. Au souvenir des instructions d’Heaven, Aliénor fit appel à son pouvoir et le libéra dans l’air ambiant. Pendant les deux semaines précédant sa libération, Heaven lui avait enseigné le moyen de libérer à volonté son pouvoir. Les jambes ballantes dans le vide, Aliénor appliqua étape par étape le procédé enseigné.

_ Dites monsieur, vous n’allez pas manger mes lucioles. Hein ? La voix d’Aliénor chuchota à l’oreille de son porteur sa demande farfelue.

 Surpris par cette question, Maximilien se demanda si la petite n’était pas encore sous l’effet de la drogue de Marcus pour la maintenir endormie. Mais bon, ça ne lui coûtait rien de lui répondre.

_ Non, pourquoi cette question. Et de quelles lucioles tu parles ? Toujours dans l’optique de rester discret, le chuchotement fut de rigueur.

_ Les crapauds, ça mange les lucioles ?

 Il n’y avait plus de doute possible, l’enfant était bel et bien encore sous l'effet de la drogue.

_ Aucune idée petite, mais je ne pense pas que ce soit le bon moment pour un cours sur les crapauds.

_ J’espère pas en tous cas. À aucun moment, Aliénor ne fit attention aux réponses de Maximilien et libéra ses amies les lucioles.

 Aussitôt la voix de l’enfant éteinte, la magie opéra. Et sous les yeux ébahis des trois adultes des lucioles apparurent, de nulle part. Et devant eux, elles illuminèrent le chemin menant jusqu’à la sortie de la forêt.

_ Heaven m’a dit que mes lucioles ne seront visibles qu’aux yeux des personnes qui sont appelés les Ombrumes. Elle a dit qu’elle s'en chargerait. Que c’était une promesse, et qu’elle tenait toujours ses promesses. Du coup, vous les voyez ou pas mes lucioles. Moi, je trouve qu’elles sont jolies, et vous ? Heureuse d'avoir réussi du premier coup, Aliénor sourit de toutes ses dents.

_ C’est époustouflant. Voilà la seule réponse qu’eut Aliénor, si on ne compte pas les hochements affirmatifs des Ombrumes.

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