X. D'où vient le salut, première partie

8 minutes de lecture

 Jal avança, collé à la paroi du mur. Il repéra deux postes de deux gardes, encadrant deux entrées. L'un devait être la porte principale, à deux battants et poignées ornées, l'autre consistait en un petit accès dérobé et modeste, sans doute réservé au service ou aux maîtresses. Le cinquième garde effectuait une ronde régulière reliant les deux postes. Un serviteur leur portait à boire dans une cruche. Jal jugea qu'il pouvait assommer le serviteur pendant son trajet et prendre sa place, histoire de s'approcher assez pour ne pas éveiller la méfiance. Mais ensuite ?... S'il attaquait l'un des postes, ou le vigile, les autres seraient alertés. Sans Valte, quelle chance avait-il ? Il serrait avec appréhension la poignée de sa pauvre dague. Cela suffirait-il ? Peut-être pouvait-il s'aider d'un peu de magie, mais il prenait le risque de se retrouver inapte à la suite du plan.

 Ravalant ses angoisses et ses doutes, le messager se positionna sur le trajet du serviteur. Mêmes vêtements délabrés et allure insignifiante, même visage baissé, il devrait pouvoir passer pour lui sans problème. S'excusant mentalement, il saisit le jeune homme par le bras, plaquant une main sur sa bouche, et cogna avec le pommeau de la dague qadi. Il n'avait aucune idée de comment doser sa force. Le serviteur continuait à se débattre. Jal, en désespoir de cause et la panique montant, frappa plus fort. Cette fois, le jeune homme glissa à terre. Jal prit un instant pour vérifier qu'il ne l'avait pas tué ; son pouls battait toujours. Il souleva le serviteur par les aisselles et le tira à l'écart dans un jardin d'hiver désert. Fallait-il l'attacher ? Il se sentait si maladroit et ignorant dans la procédure des infiltrations clandestines... Il l'allongea entre les pots de plantes ornementales et se contenta de le bâillonner grossièrement avec un morceau de veste déchiré. Il ramassa la cruche et remonta le col de son haillon pour passer inaperçu.

 La peur au ventre derrière son déguisement, il s'approcha des gardes, la cruche tremblant dans ses mains. Lorsque le regard aigu de l'un d'eux s'accrocha à lui, il sentit ses jambes flageoler. Contrairement à ce qu'il craignait, l'homme l'interpella simplement :

  • Hé, toi ! Grouille, on a soif !

 Jal pressa obligeamment le pas. Il tendit la cruche et réalisa soudaiment qu'il ne pourrait jamais neutraliser ces deux-là sans alerter les autres. La sueur glacée qui gouttait dans son dos le lui confirma. Mais le temps pressait, la cloche n'allait pas tarder. Dans un élan de courage irréfléchi, le jeune messager brisa la cruche de toutes ses forces sur le crâne de celui qui l'avait interpellé. Il s'effondra, mais le second mit aussitôt la main à sa garde et siffla selon trois notes aigues qui provoquèrent une ruée de métal de l'autre côté du couloir. Jal dégaina la dague courbée, mais que pouvait-il faire face à une rapière longue ?

 Il esquiva de justesse les coups qui suivirent, essayant de s'approcher assez pour porter un coup. En théorie, il pouvait se coller à son corps pour que son opposant n'ait plus l'allonge nécessaire pour frapper et pouvoir lui-même utiliser son arme. Mais la théorie est difficilement applicable quand une rapière fouette l'air juste devant votre nez. Le jeune homme avait appris à se battre à l'épée, en duel de cour. Pas au poignard contre des mercenaires prêts à tous les mauvais coups. Il restait impuissant et sentait déjà sa mort venir. Un coup d'estoc qui aurait dû le tuer bloqua d'extrême justesse sur la garde de la dague, lui blessant superficiellement la main.

 Un son sec et vibrant traversa l'air et sonna familièrement à ses oreilles. Le mercenaire écarquilla les yeux, donna un coup maladroit dans le vide et s'effondra. Quatre autres flèches implacables tuèrent coup sur coup les renforts qui accouraient. Jal resta seul debout avec sa pauvre lame, au milieu du désastre, sans comprendre d'où venait le salut. Une silhouette longue et féline tomba alors des poutres au-dessus de lui, lui tirant un nouveau sursaut et presque un cri.

  • Hovandrell !
  • Ravie de vous revoir, Jal.
  • Mais que... que faites-vous ici ?
  • Le conseil des mages de Lonn m'a envoyée vous chercher. J'ai appris par votre cousine dans quel genre de bourbier vous étiez.
  • Mais elle l'ignore, elle aussi !

 L'elfe sourit, découvrant ses canines aigues.

  • A vrai dire, c'est moi qui m'en suis aperçue. Ils m'avaient seulement confiée la lettre pour vous, que j'ai apporté au cabaret. Mais j'ai causé un peu avec votre nouvelle amie, la blonde. J'ai cru comprendre que vous auriez bien besoin d'un coup de main.

 Jal se hérissa malgré lui. Il avait donc donné l'impression à Blanche d'être si perdu et impuissant ? Bien que ce ne soit qu'une vérité, il se sentait blessé. Et Hovandrell qui avait jugé nécessaire de venir l'aider...

  • Je vous ai observé, j'ai essayé de comprendre ce que vous bricoliez. Quand je vous ai vu entrer ici, j'ai cru que vous aviez perdu la tête. Vous avez décidément un sacré cran. Je vous ai suivi pour vous sauver en cas de besoin.
  • Merci, grommela Jal en contemplant les corps.

 Il aurait voulu prétendre qu'il maîtrisait la situation, mais cela ne pouvait passer que pour un mensonge éhonté. Il aurait voulu ne pas les tuer, mais c'eût été hypocrite et malpoli de le reprocher à l'elfe.

  • Merci infiniment, elfe Hovandrell, mais il faut que vous partiez.
  • Je ferai mieu de vous escorter jusqu'à l'extérieur, non ?
  • Mon message n'est pas encore livré. J'ai un marché. Ce serait trop long à vous expliquer, mais je n'ai pas fini mon boulot ici. Il ne faut pas que mon... associé vous voie. Il croirait que je lui ai tendu un piège. Attendez-moi dehors, s'il vous plaît. Je ne veux pas recevoir la marque d'infamie, ni abandonner Col... Blanche. Je vous en prie.

 Hovandrell haussa les épaules.

  • A votre guise.

 Elle raccrocha l'arc dans son dos et saisit une poutre pour s'élever de nouveau avec la grâce d'un derkan et disparaître dans l'ombre. Jal rengaina alors la dague et déglutit en observant les portes à double battant devant lui.

 La cloche n'allait pas tarder et comme il venait de le dire, sa mission n'était pas terminée.

 Jal surmonta sa répugnance pour traîner à l'écart les cadavres, afin de ne pas alerter le maître des lieux. D'après ce que Mélodrille lui avait expliqué, ils étaient censés être en relève lorsque Dagove montait, pour ne pas le déranger. Le messager se faufila comme un voleur par la petite porte du flanc. Il n'osait pas ouvrir largement les portes principales. Un noir absolu et d'une chaleur étouffante remplissait la pièce. Jal tâtonna un moment et trouva une chandelle. Ne trouvant ni briquet ni allumettes, il se résigna à appeler une parcelle de magie pour l'enflammer. Il lui suffit de faire rugir un peu de la colère qui débordait en lui pour transformer sa magie en flammèche. Sa bougie éclaira une chambre immense, censée être luxueuse, mais dans un désordre qui la rendait inhospitalière. Un lit à colonnes torsadées, défait et couvert de vêtements abandonnés, trônait au centre. Quelques fauteuils pliants supportaient eux aussi des pièces de tissu et des documents, devant une sorte de pupitre complètement invisible sous l'amoncellement de fatras posé dessus, dans lequel Jal aurait juré voir briller quelques armes. Et si Dagove se réveillait et tentait de riposter ?

 Jal secoua la tête pour se rasséréner. Trop tard pour changer d'avis, de toute façon. Il rit presque en songeant soudain que cette nasse dans laquelle il se trouvait avait probablement été orchestrée par Dagove lui-même. Il avait initié sa propre mort, en ourdissant un piège dont le Ranedaminien ne pouvait se dépêtrer qu'en l'assassinant. Sans doute n'avait-il pas imaginé que son propre fils s'introduirait dans l'équation de cette manière. A moins que Mélodrille ne soit complice de Dagove depuis le début et qu'ils ne débarquent tous deux pour le tuer dans quelques minutes ?

 Cette idée le figea de terreur un instant, incapable de réfléchir. Si tel était le cas, il était définitivement foutu. Il avait été assez stupide pour se priver de sa seule alliée quelques minutes auparavant. Il baissa les yeux sur ses mains qui tremblaient. Que faire ?...

 Il se raisonna et retrouva son calme graduellement. C'eût été stupide de la part de Mélodrille, il aurait fort bien pu le supprimer depuis leur première rencontre dans la forêt de Roifeuille, ou même la première fois qu'il s'était introduit au palais. Il ferait mieux de se cacher sans perdre de temps. A la faible lueur de sa chandelle, il chercha une cachette sûre. Il négligea le coffre à vêtements, estimant probable que Dagove s'en serve. Le paravent présentait trop de risques pour la même raison. Jal décida finalement de se glisser sous une maie recouverte de tant de couvertures et de manteaux de fourrure jetés en vrac qu'ils formaient comme une nappe tombant jusqu'au sol. Il souffla la chandelle, qu'il prit soin de reposer à l'endroit exact où il l'avait trouvé, et se glissa à l'aveugle sous le meuble.

 Sa respiration lui parut si sonore que le maître de la Chape l'entendrait forcément en entrant. Il s'efforça de l'apaiser, mais alors qu'il commençait à y parvenir, la cloche sonna, pleine de menace et le faisant violemment sursauter. L'attente se teinta alors d'une angoisse supplémentaire et lui parut durer ses heures interminables avant que des pas lourds ne montent l'escalier menant à la chambre. Jal se plaqua la main sur la bouche et resta soigneusement immobile pendant que la porte principale grinçait.

 Il vit passer deux paires de pieds qui s'immobilisèrent de part et d'autre de la porte, portant avec eux un faisceau de lumière chaude et oscillante. Des serviteurs avec des flambeaux. Le pas lourd de bottes ornées leur succéda, passant juste devant le jeune homme dissimulé qui retenait son souffle. Dagove Heurtevent. Peut-être l'homme le plus dangereux du continent.

  • Sortez, maintenant ! gronda une voix bourrue. Dehors !

 Il s'adressait probablement aux deux porteurs de lumière qui posèrent leurs chandeliers sur la grande desserte avant de s'esquiver d'un pas feutré. Le silence retomba sur la chambre, à l'exception des pas et des grognements et soupirs de la future victime. Des cliquetis de métal retentirent quand des pièces d'armures tombèrent au sol. Un plastron de cuir clouté atterrit devant le nez de Jal, les bottes valsèrent contre les panneaux de bois ornés et les tentures, un ceinturon tinta au loin. Le stratagème de Mélodrille, quelqu'il soit, semblait faire effet car une fois que les froissements de tissus s'éteignirent, ils laissèrent place presque aussitôt à une respiration lente et profonde, qui s'apaisa graduellement jusqu'à devenir presque inaudible.

 Le jeune homme n'osa pas encore sortir de sa cachette. Il devait attendre l'arrivée de Mélo. Jusque-là, le plan fonctionnait, il ne fallait pas se déconcentrer. L'espoir renaissait un peu dans sa poitrine. Il occultait les prochaines minutes, mais il pourrait ensuite fuir, retrouver Hovandrell dehors qui l'aiderait, se débarasser de ce message qui lui pesait tant à la taille, rendre Audric à Blanche et enfin quitter le coeur léger la Cité des Voleurs et ses pièges. Il pouvait encore s'en tirer.

 Le pas de Mélodrille manqua le faire sursauter de nouveau. Trop nerveux.

  • Isaac ?
  • Je suis ici, souffla Jal avant de ramper précautionneusement hors de sa cachette.

 Il ne s'était pas aperçu avant de bouger à quel point ses membres étaient ankylosés par l'immobilité et douloureux de tension contenue. Il s'étira. Le visage pointu et tendu du troubadour maudit lui faisait face, l'expression aussi sombre que la nuit autour d'eux. Il posa d'autorité la main sur la dague au côté de Jal et la dégaina, dans le chuintement velouté de l'acier qadi. La lame courbe, gravée de symboles inconnus, luisait sous les chandelles.

  • Il est l'heure. Poignarde-le.

 Il remit la dague entre les mains du messager.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0