X. D'où vient le salut, deuxième partie
Jal saisit la poignée avec circonspection. La dague lui parut plus lourde qu'elle n'aurait dû.
Le poids des responsabilités, ironisa-t-il amèrement en son for intérieur.
Il jeta un oeil craintif vers le lit à baldaquin où gisait Dagove Heurtevent.
- Je vais faire le guet, chuchota Mélodrille en s'esquivant à pas de velours.
Le messager acquiesça, considérant la lame courbe. Il avança vers le lit. Ses membres s'engourdissaient, comme plongés sous l'eau. Sa poitrine ne laissait sortir qu'un souffle comprimé par la tension. Dagove arborait une immense barbe noire, taillée en deux pointes séparées au niveau de son cou. Son torse large comme une barrique paraissait impénétrable et Jal doutait que sa dague parvienne à le blesser. Il leva le bras armé. Des milliers de voix tournaient dans sa tête, lui répétant à quel point il était indigne de tuer un homme ainsi, dans son sommeil. Il ferma les yeux. Tous les gens qu'il aimait d'une manière ou d'une autre hurlaient leur déception. Etrangement, le pire de tous était la petite voix flûtée de Cilir qui répétait :
- C'est vraiment trop nul comme légende !
Les voix montaient. Ils seraient tous déçus de son acte. Il devenait un meurtrier, un abominable criminel. C'était peut-être pire que la marque d'infamie. Jal ne pouvait supporter ce déluge d'accusations. Alors, pour les faire tous taire, il frappa. Il frappa de toutes ses forces.
La main de Mélodrille l'arrêta. Jal tremblait de tous ses membres. Il lâcha la dague, qui tomba sur les couvertures sans émettre le moindre son.
- Jal, souffla Mélo. Ca ne sert à rien.
Le messager fronça les sourcils. Il y avait un accent effrayé dans la voix du troubadour.
- Vous avez renoncé ?
- Ce n'est pas ça. Regardez. Il est déjà mort.
Jal eut un hoquet et contempla Dagove. Comment avait-il pu ne pas le voir ? Le maître de la Chape ne respirait pas.
- Mais comment...
Mélodrille furetait. Il finit par ramasser un verre vide sur la tablette du lit et le renifler.
- De l'ephusaym. Il a dû succomber en quelques minutes.
- Mais qui a pu l'empoisonner ?
- Il ne faut pas qu'on reste ici, réalisa soudain Mélodrille.
Jal comprit qu'il avait raison au moment où la porte dérobée qu'il avait dans le dos claqua. Il sentit comme une pierre sombrer dans son thorax.
Trop tard.
La superbe Léda venait de faire son entrée, vêtue d'une nuisette de soie bleue, à la fois triomphante, vénéneuse et indignée. Jal reprit la dague d'une main fébrile, prêt à se défendre.
- Vous ! Le fils renégat ! Vous vous figuriez donc que mettre le comte Jaolien dans mon lit suffirait à me retenir ? Vous apprendrez qu'il est mort avant d'avoir eu le temps de bander. Ce cher Dagove semble avoir rendu son dernier souffle aussi ; je n'aurai donc pas fait tout cela pour rien.
- Vous l'avez empoisonné, souffla Jal, la terreur au ventre.
La courtisane pencha la tête, comme devant une nouvelle friandise.
- Votre compagnon est très perspicace, s'amusa-t-elle. Et devinez qui va être poursuivi ?
- Jal, souffla Mélo d'une voix blanche, il faut qu'on file. MAINTENANT !
Le troubadour s'élança vers la porte. Le messager lui emboîta aussitôt le pas. Léda cessa de sourire juste le temps d'hurler :
- A la garde !
La porte se refermait déjà derrière eux. Mélodrille se jeta vers un lambris que rien ne paraissait distinguer des autres et donna un violent coup d'épaule. Le bois, plus fin que Jal ne s'y attendait, craquela et se fendilla. Il donna un coup de main au troubadour, tirant sur les morceaux de toutes ses forces pour les arracher, méprisant les échardes et les coupures qu'il se faisait. Un puits plongeant dans l'obscurité se révéla, où pendait une échelle corde épaisse.
- L'issue de secours de Dagove, haleta Mélo. Passe devant.
Des cris et des bruits d'armes et de course montaient en effet les escaliers. Jal bondit et s'accrocha à la corde, puis se laissa descendre dans les profondeurs obscures.
La corde lui brûlait les mains et aggravait ses écorchures, mais la peur le tenaillait trop pour qu'il envisage de ralentir. L'échelle était horriblement longue, couvrant sans doute plusieurs étages par ce puits dérobé dans l'épaisseur des murs. Il entendait Mélodrille haleter au-dessus de lui, mais ne le voyait pas. Il faisait à présent noir comme dans un four et peu à peu le messager perdit la notion du temps. Ses bras et ses jambes fatiguaient lentement, la tête lui tournait.
Dagove Heurtevent était effectivement mort. Même si ce n'était pas de sa main, Jal se souvenait d'avoir frappé. Cela le rendait-il aussi coupable que s'il l'avait tué ? Il serait temps d'en juger plus tard. Le plus dur restait à faire : trouver et libérer Audric.
Jal faillit tomber en rencontrant enfin le sol, tant à cause de l'obscurité que de l'automatisme de ses mouvements. Il tâta autour de lui pour trouver une sortie. Un partie de la paroi se trouvant être en métal, il poussa. Mélodrille atterrit alors près de lui, tout aussi maladroitement, comprit rapidement ce qu'il faisait et se mit à l'ouvrage. La plaque bascula, révélant un souterrain équipé de torches. Le jeune Ranedaminien se faufila par l'ouverture ainsi ménagée.
- On est où ? souffla-t-il.
- Près des geôles, ça nous facilite la tâche. Cours, maintenant ! Ils vont nous suivre, ils savent tès bien où aboutit ce passage !
Jal obéit, son souffle un peu restauré par la descente de l'échelle. Mélodrille le devança malgré tout, avec ses grandes jambes. Il avait juste pris le temps de replacer la plaque, histoire de faire perdre aux éventuels téméraires qui auraient tenté l'échelle quelques précieuses secondes. Puis il s'élança comme un dératé dans le souterrain. Jal se jeta à sa suite, le coeur tambourinant dans sa poitrine. Il ignorait même où il allait ; il suivait Mélo dans sa course et priait pour sa vie. Le troubadour tourna soudainement dans une entrée. Le messager dérapa et faillit tomber en voulant le suivre.
- Les geôles sont par là, haleta Mélodrille.
Jal entendit à peine car il écoutait autre chose. Des rumeurs de course et des bruits d'armes s'élevaient autour d'eux.
- Ils vont nous trouver, constata l'héritier Heurtevent.
Le jeune homme essaya d'accélérer, mais ses jambes le trahissaient. Son souffle aussi. Les sons s'approchaient, montaient, se précisaient dans le couloir. Des fracas métalliques, des pas, des vociférations. Jal regardait régulièrement derrière lui. Leurs poursuivants n'apparaissaient pas et cela le terrifiait. Ils pouvaient surgir de n'importe où. L'écho des bruits d'armes se répercutait dans tous les recoins.
- C'est encore loin ? ahana-t-il à l'adresse de son compagnon de fuite.
Auraient-ils seulement le temps de libérer Audric dans leur course ? Et par où allaient-ils sortir ?
- Cellule 59 ! répondit le troubadour d'une voix entrecoupée.
Jal jeta un oeil inquiet autour d'eux. Pas encore la moindre cellule, mais des salles larges et basses de plafond qui évoquaient davantage des réserves. Les cachots devaient être encore plus loin.
Une voix rauque et hostile leur parvint dans l'écho des voûtes. Une voix qui hurla :
- Par ici ! Ils vont vers les geôles ! On les aura !
- Ils nous ont trouvés.
L'évidence de la constatation de Mélo n'arrangea pas le frisson glacé qui courut dans le dos de Jal. Il aurait voulu accélérer, mais n'en avait plus la force. L'héritier Heurtevent se jeta dans un couloir transversal, espérant sans doute les semer. En vain. Quelques mètres plus tard, leurs poursuivants dépassèrent l'angle du couloir en vociférant. Il devait y en avoir une demi-douzaine, qui rameutèrent à grands cris leurs acolytes. Ils gagnaient du terrain sur les deux fuyards épuisés. Jal jeta un oeil en arrière ; des camarades les avaient rejoints.
Dix hommes ne courent pas plus vite que deux, se répéta-t-il pour se rassurer.
Puis il remarqua les arbalètes des nouveaux venus.
On est cuits.
Alors même qu'ils se faisait cette réflexion, un carreau siffla et cliqueta derrière ses bottes. Seul un réflexe hasardeux l'avait mis hors de portée. Un énorme coup de chance, finalement.
- Plus vite, geignit-il à l'adresse de son guide. ils nous tirent dessus !
Mélodrille ne répondit que par un hoquet étrangement bref. Jal se tourna juste à temps pour le voir s'effondrer, une pointe de carreau saillant de son poumon gauche.
- Mélo !
Il s'était arrêté par instinct, mais un autre carreau siffla et se ficha dans son mollet. Il poussa un cri douloureux.
- Fuyez, grogna Mélodrille avec le peu de voix qu'il lui restait.
Ses yeux devenaient déjà vitreux. Jal savait qu'il n'y avait rien à faire. Les larmes brouillèrent sa vue, mais il retint ses sanglots pour économiser son souffle et reprit sa course désespérée. Sa jambe le faisait atrocement souffrir, mais l'instinct de survie le poussait en avant. Heureusement pour lui, la plupart de ses poursuivants s'arrêtèrent ou ralentirent du moins aux alentours du cadavre du troubadour. Jal continuait à courir vers les cachots, essayant d'oublier que l'Impossible venait définitivement de quitter ce monde.
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