XI. A bon port, première partie

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 Jal se laissa presque tomber contre le mur. Il n'avait pu s'empêcher de courir même si le bruits de bottes ne résonnaient à présent que loin derrière lui. Une terrible douleur lui déchirait les côtes et son souffle s'épuisait. Aussi était-ce un véritable délice de s'arrêter à présent, devant la cellule 59. Le chiffre était gravé sur une petite plaque mangée de rouille et de lichens.

 Le jeune homme se redressa péniblement et jeta un oeil à l'intérieur. Un prisonnier, un peu plus vieux que lui et couvert d'une crasse opaque, dormait contre la paroi. Une chaîne à moitié rouillée entamait la chair de sa cheville et le reliait à la cloison. Le messager n'avait pas de temps à perdre.

  • Audric Vontan ?

 Le prisonnier bougea, à demi engourdi, frotta ses yeux avec des mains noircies et écarquilla les paupières.

  • C'est vous qui venez me chercher ? Vous êtes blessé !
  • Oui. Comment on vous sort d'ici ?
  • Vous n'avez pas les clés ? Où est monsieur Heurtevent ? Il avait dit qu'il m'aiderait !
  • Il est mort ! hurla Jal sans réfléchir, évacuant sa panique et sa frustration. Et on n'a pas le temps d'en parler, il faut qu'on file !

 Audric se leva et secoua la chaîne à son pied.

  • Et ça ?

 Le messager sentait l'espoir le fuir. Si Mélo avait la clef, ils étaient finis. Bien sûr, en théorie, il pouvait donner le message à Audric et fuir. Mais il se refusait à abandonner ainsi le jeune homme et l'espoir que Blanche mettait en lui. Il donna un coup de pied contre les barreaux avec une exclamation de rage. Il ne pouvait pas échouer sur un détail aussi stupide. Les mercenaires ne tarderaient pas à repartir à sa poursuite. C'était si stupide. Si Liz avait été là, elle n'aurait eu qu'à regarder les barreaux pour qu'ils disparaissent. Hovandrell aurait pu crocheter la serrure.

Si je m'en sors, je jure que j'apprendrai à forcer les serrures.

 Il appuya son front sur la grille.

  • Je ne peux rien faire ! Mélodrille avait la clef !

 Mais il restait quelque chose. Il ne disposait pas d'autant de puissance que Liz, mais peut-être cela suffirait-il ? Il posa la main sur la serrure et fit affluer sa magie, sans considération pour ses forces qui s'épuisaient. Le métal se ramollit, lentement, trop lentement. Jal s'appuya sur les barreaux pour tenir debout ; ses mains tremblaient.

  • Vous faites quoi ? demanda le jeune homme, qui s'était approché.
  • Chut ! réclama Jal.

 Il avait besoin de se concentrer. La chaleur gondolait l'air autour de la serrure. Le messager suait à grosses gouttes. Audric le couvrait d'un regard inquiet et de temps à autres, jetait un oeil craintif aux entrées du couloir. Il fallait se dépêcher, à tout instant les mercenaires risquaient de le reprendre en chasse.

 Enfin la serrure céda et Jal tituba douloureusement à l'intérieur. Il restait la chaîne. Mais Audric l'arrêta avant qu'il ne pose la main sur les maillons.

  • Si vous avez une tige, un truc quelconque, je peux peut-être la crocheter.

 Jal tapota ses poches. il ne portait rien d'autre que la dague et l'étui à message sous ses vêtements crasseux d'infiltration. Son mollet le faisait atrocement souffrir. Il secoua la tête. Le découragement commençait à le gagner. S'il utilisait encore sa magie, il aurait à peine la force de marcher.

  • Vite, gémit Audric. Ils vont arriver.

 Jal soupira et abandonna ses dernières réserves d'énergie dans une décharge magique sur la chaîne. Elle claqua obligeamment, mais le bruit risquait d'alerter les poursuivants. Il fallait fuir, mais Jal vacillait sur ses jambes et sa vue se brouillait. Audric le rattrapa alors qu'il tombait presque et s'appuyait sur le mur graisseux.

  • Je connais pas votre nom, mais merci, souffla Audric. Il faut partir maintenant. Courage.

 Jal hocha la tête du fond de son épuisement et se mit en mouvement, à demi soutenu par Audric dont la chaîne traînait et cliquetait sur le sol.

  • Par ici la sortie. Courage, répéta le prisonnier à l'adresse de son bienfaiteur.

 Le Ranedaminien hocha vaguement la tête et essaya de faire porter son poids sur ses jambes pour soulager Vontan, probablement en vain. Audric le traînait quasiment vers l'extérieur. Il semblait trouver son chemin dans les geôles. Jal était content de pouvoir s'en remettre à quelqu'un. Il ressentit plus qu'il ne vit qu'ils arrivaient à l'extérieur.

  • Comment on sort d'ici ?! réclama Audric.

 Ils se trouvaient dans une sorte de cour extérieure, sans doute au pied du château. Toutes les fenêtres étaient illuminées. L'intérieur devait être en effervescence. Avec un peu de chance, ils avaient plus pressé à faire que chercher les fugitifs. Mais le jeune homme ignorait totalement comment sortir ; il comptait sur Mélo pour cette partie-là du plan. Il leva péniblement la tête et chercha des yeux une ouverture possible.

 Un sourire se dessina enfin sur ses lèvres serrées.Le soulagement fit flageoler ses jambes déjà fragiles.

  • Hé ! Hé, me lâchez pas maintenant ! cria Audric en le soutenant.

 Il se tut et se figea en apercevant à son tour la silhouette élancée qui sortait des flaques d'ombre de la cour.

  • Qui... qui êtes-vous ?

 Hovandrell lui jeta un regard indéchiffrable.

  • Venez. Je suis là pour vous aider.

 Audric ne perdit pas le soupçon dans son regard. Mais Jal s'agita un peu dans la brume qui l'envahissait.

  • Merci d'être restée...
  • J'ai décidé de vous aider, je ne reviens pas sur mes décisions. Dans quel état vous êtes-vous encore mis ?

 Jal sourit avec peine.

  • Vous vous connaissez ?

 L'elfe fit taire l'évadé d'un regard aigu et hocha la tête.

  • On file. Suivez-moi.

 L'elfe les guida par les passages dérobés qu'elle avait probablement pris, exigeant une bien plus grande agilité que Jal n'en avait dans son état. Ils durent le transporter à deux sur plusieurs pas. Une fois sortis du palais et en sécurité relative dans les ruelles, la langue de l'elfe se délia. Jal n'aurait jamais cru se sentir en sécurité dans les rues de Kimkaf.

  • J'ai une planque un peu plus bas. On va s'y réfugier jusqu'à demain au moins.
  • On pourrait pas aller chez Blanche ? hasarda Audric.
  • Tu iras voir ta petite amie plus tard. Le type qui t'a sorti de là a besoin de soins et de repos. Sans compter que si quelqu'un est à tes trousses, ils iront chercher chez elle. Pas la peine qu'ils vous trouvent tous.
  • Mélo est mort, souffla Jal.
  • Votre associé ? releva Hovandrell. Sale coup. Désolée.

 Elle réaffermit sa prise sur l'épaule du jeune homme.

  • Allez, on rentre. J'ai de quoi manger. En matière de réconfort, on n'a pas encore inventé beaucoup mieux que du fromage sur du pain.

 Jal aurait aimé se réveiller dans un lit douillet, au chaud, avec un feu dans l'âtre, une pâtisserie et un visage familier qui lui dirait : "Tout va bien, c'est fini".

 En réalité, il reprit connaissance dans une cave sombre, froide et charbonneuse, et il mourait de faim et de soif. En guise de visage familier, Audric, roulé en boule, dormait par terre dans un coin et Hovandrell n'était nulle part en vue. Un vasistas haut et étroit laissait filtrer assez de lumière pour déduire une matinée assez avancée. Son mollet l'élançait encore douloureusement. Il se souvenait vaguement avoir été soigné ; à vrai dire, il se souvenait surtout de la douleur aigüe lorsque l'elfe avait arraché le trait. Un bandage rudimentaire entourait sa jambe.

 Au moins, il voyait clair et l'épuisement avait déserté ses membres. On l'avait déposé sur un matelas sans sommier, drap ni couverture. Jal se dressa pour s'asseoir au bord, ce qui entraîna une soudaine migraine dans son occiput. Il geignit avec très peu de dignité, ce qui fit s'agiter Audric.

  • Oh, vous êtes réveillé. Vous nous avez fait peur hier. Comment vous sentez-vous ?
  • Ca va mieux, merci. Vous m'avez porté...
  • Vous m'avez libéré. Merci. Au fait, je m'appelle...
  • Audric ; je sais. J'ai un message pour vous.

 Jal se leva et fit deux pas vers le jeune homme, en fouillant à sa ceinture pour retrouver l'étui de cuir et le rouleau qu'il contenait. Il le tendit àson destinataire avec un immense soulagement, débarrassé d'un poids insupportable.

Mission accomplie.

 Il ne recevrait pas la Marque cette fois-ci. Tout ce qu'il avait fait ces derniers jours, tout ce voyage, le marché avec Mélo, l'infiltration, ces morts... Pour livrer ce petit morceau de papier. C'était terminé, maintenant.

  • De la part de Noé Midril.
  • Je ne connais pas de Noé Midril...

 Mais Audric saisit et ouvrit la missive. Même s'il ne s'agissait que d'un piège pour Jal, le commanditaire avait poussé le vice jusqu'à écrire quelques mots : Prenez garde, les ennuis arrivent.

Sans doute prophétique, ricana intérieurement le jeune homme, maussade.

 Il allait falloir se remettre à réfléchir, maintenant. La menace était écartée.

  • C'était sans doute un faux nom. Je dois vous expliquer certaines choses, Audric. Je suis messager, comme vous l'imaginez à présent. Je suis persuadé que le message qui vous a été destiné n'est qu'un piège à mon intention. Quelqu'un s'est servi du Code du messager pour m'obliger à me rendre ici et m'a fait poursuivre. Je pense donc que votre enlèvement et votre incarcération ont eu lieu dans le seul but que je ne vous trouve pas et reste vulnérable... J'en suis désolé.

 Audric hocha la tête, silencieux et grave.

  • Mais la question est : pourquoi vous ?
  • Je ne sais pas. Je ne vous connais même pas.
  • Ah oui, c'est vrai, au fait : appelez-moi Isaac.

 Admettre son titre ne changeait rien, puique Blanche le savait, mais Jal n'était pas assez imprudent pour dévoiler son nom.

  • Enchanté.

 Le jeune homme lui serra la main avec fermeté.

  • C'est peut-être à cause de Blanche... Elle ressemble beaucoup à une de mes... connaissances. Histoire de s'assurer que je n'abandonne pas. Mais qui peut être au courant ?... et avoir cherché un sosie à Colombe ?
  • Qui peut être suffisamment tordu pour faire ça ?... réfléchit à haute voix le kimkafier.

 Jal haussa les épaules. Il n'en avait pas la moindre idée. Les évènements de la nuit passée, occultés par l'urgence, revenaient douloureusement à sa mémoire. Il avait voulu assassiner un homme endormi, et Mélodrille était mort. Le messager se laissa retomber assis sur le matelas, la tête dans ses mains.

  • Quel gâchis... souffla-t-il.

 Audric s'éclaircit la gorge.

  • Isaac, je... Je sais que vous êtes bouleversé, mais s'il vous plaît... comment va Blanche ?

 Jal sourit.

  • Vous lui manquez. Mais je crois qu'elle va aussi bien qu'il est possible dans cette ville de malheur. Elle a été blessée, mais elle s'en est remise.
  • Par les Lunes... Je dois la voir.
  • Bien sûr. Savez-vous où est Hovandrell ?
  • Votre amie l'elfe ? Elle a dit ce matin qu'elle devait partir, mais que nous étions en sécurité ici. Je ne sais pas ce qu'elle fait. Croyez-vous que nous devrions l'attendre ?

 Jal réfléchit un instant. Il avait trop hâte de retrouver Valte et son écusson, laissés chez la danseuse. Et puis, à sa courte honte, il avait hâte de la revoir, elle aussi.

  • D'abord, je dois manger ! s'exclama le jeune homme en avisant le pain et le fromage dont l'elfe avait parlé la veille, emballés dans un torchon et posés sur un tabouret. Une cruche d'eau les attendait en-dessous. Jal savoura ce léger repas comme le plus nécessaire de sa vie. Audric avait aussi bel appétit.

 Le messager observa l'ancien prisonnier par-dessous. Peau pâle mouchetée de taches de rousseur, visage long et étroit aux joues creuses, une tignasse ébouriffée dont il ne parvenait pas à distinguer la couleur sous la saleté, des yeux bruns étonnamment lumineux, le tout perché en équilibre instable sur un corps longiligne qui lui donnait un faux air d'oiseau échassier. Le bonhomme ne manquait pas de charme et l'affection de Blanche était compréhensible, surtout pour un jeune homme qui allait tenter de la sortir d'un quotidien éprouvant.

  • Blanche m'a dit que vous étiez commis, remarqua nonchalamment Jal. Pour qui travaillez-vous ?
  • Nous avons pour coutume de ne pas le divulguer...
  • Cela pourrait être un élément capital dans leur plan, Audric. Ceux qui me piègent ont forcément soit l'accord de vos employeurs, soit encourent leur sanction pour vous avoir enlevé, je me trompe ?
  • Exact, mais...
  • Alors vous et Blanche pourriez être en danger. Et c'est ma seule piste pour remonter à ceux qui veulent ma mort. Considérez cela comme une faveur en échange de vous avoir sorti de votre cellule. Car selon le Code, j'aurai eu le droit de vous jeter le parchemin et de fuir, sachez-le. J'aurai pu quitter cet enfer en laissant Blanche se demander toute sa vie ce qui vous était arrivé.

 Il avait pris un ton rogue et sec. Il ne l'aurait jamais fait, ne serait-ce que pour Blanche, mais Audric n'avait pas à le savoir. L'information était importante.

 Il avait touché juste. Le jeune homme déglutit et admit, le regard baissé sur leur repas de fortune :

  • Je travaille pour la maison Alenia, à Ymmem.

 Jal ne dit rien, mais ses poings se serrèrent sous la table.

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