XI. A bon port, deuxième partie
- Je ne suis pas trop... enfin, pas trop débraillé ?
Le ton anxieux adopté par Audric fit sourire le messager. Il était convaincu que Blanche lui sauterait au cou, même s'il se présentait devant elle nu dans un tonneau.
- Vous êtes très bien.
C'était un peu exagéré. Ni l'un ni l'autre ne s'était changé depuis leur passage dans les prisons. On aurait dit deux mendiants sortis d'hibernation. Dans un sens, c'était un avantage ; ils passaient totalement inaperçus dans les rues de Kimkaf. Cela ne suffisait pas à détendre Jal, qui jetait encore des coups d'oeil craintifs derrière lui régulièrement. Deux passages au palais dele Chape avaient fait de lui un homme méfiant. Le froid qui régnait et soufflait dans son cou n'arrangeait rien à la tension de ses muscles.
Une fois n'est pas coutume, il se laissait guider par son camarade qui connaissait mieux la ville que lui. Audric marchait d'un pas pressé, sans rien regarder autour de lui. Il ne goûterait à sa liberté que lorsque Blanche serait auprès de lui. Le messager, quand à lui, n'avait pas d'autre hâte que de retrouver ses habits et son épée.
Il reconnut facilement la ruelle où vivait la danseuse. Audric était de plus en plus nerveux. Pourtant, il prit la tête pour gravir l'escalier raide et hésita seulement un instant, croisant son regard fiévreux avec celui du Ranedaminien, avant de frapper trois coups timides. Aucune réponse.
- Elle est peut-être... à son travail ? hasarda Jal, craignant un sujet qui devait être sensible au prétendant de Blanche.
Ce dernier secoua la tête, sourcils froncés, une ombre de soupçon dans les prunelles.
- Pas à cette heure-ci...
Les deux évadés se tournèrent d'un même mouvement lorsque des pas s'annoncèrent en bas des marches, prêts à se défendre. Seule une silhouette fine couvert de soie volante apparut. Audric en resta muet quelques secondes, assez pour que la danseuse lève les yeux et les remarque. Son visage s'éclaira, rendant pendant un instant la ressemblance avec Colombe plus frappante encore, et ce fut elle qui monta à toute allure se jeter dans les bras du commis.
- Tu es vivant. Oh, par toutes les Lunes, vous êtes vivants !
Jal garda le silence, lèvres serrées. Ils n'étaient pas tous vivants. L'agonie de Mélodrille lui restait trop vivement en mémoire pour qu'il se réjouisse. En désespoir de cause, il se contenta d'espérer qu'il n'ait pas été torturé dans ses derniers instants.
Blanche le ramena à l'instant présent en se jetant dans ses bras à son tour. Maladroitement, Jal recula d'un pas sous l'élan. Elle s'était pendue à son cou et il n'osa pas la serrer.
- Merci Isaac, merci ! Je croyais que vous n'en reviendriez pas !
- Merci pour la confiance, ironisa le messager. J'espère que vous n'en avez pas profité pour revendre mes affaires ?
Tout à sa joie, elle ne sembla pas remarquer l'humour amer du jeune homme. Elle recula et secoua la tête, comme si elle n'y croyait toujours pas. Finalement, endurcie aux émotions de Cité des Voleurs, elle retrouva son franc-parler.
- L'envie ne m'a pas manqué, mais j'ai eu peur de votre fantôme. Entrez !
Elle passa entre eux pour pénétrer chez elle et leur ouvrir la voie. Jal retrouva un semblant de sourire en s'apercevant à quel point Audric la dévorait du regard. En voilà un qui n'avait pas tout perdu. Cela valait-il la peine, de la mort de Mélodrille et celle de Dagove ? En l'absence de réponse, il l'espérait.
Le jeune homme fondit aussitôt sur ses effets que Blanche avait soigneusement conservé dans un coin. Il ne pouvait pas encore se changer, bien sûr, mais revêtit au moins ses bottes, sa cape et ceignit le ceinturon où pendait Valte, le fourreau de la dague du seigneur Irinor s'y ajoutant. Il redevenait un peu lui-même. Ne manquait plus que l'écusson de messager, qu'il devrait encore garder caché jusqu'à être sorti de cette ville de malheur. Il avait enfin le droit de partir, sans risque, et s'empresserait de le faire, mais il avait la sensation de laisser quelque chose derrière lui. Une partie de son innocence, peut-être ? Il avait failli, avait voulu, tuer un homme endormi et désarmé. Il ne savait pas encore si cela faisait de lui un coupable ou non, mais il savait qu'il mettrait longtemps à l'oublier.
Blanche la première cessa leurs retrouvailles émues. Jal capta vaguement qu'on parlait de lui. La danseuse faisait de lui un éloge en demi-teinte piqué d'humour acerbe comme elle savait bien le faire. Audric se détacha d'elle pour venir lui serrer la main.
- Monsieur Isaac, je vous dois beaucoup. La liberté, sans doute la vie, et d'avoir retrouvé Blanche.
- Je n'ai fait que mon devoir, répondit le messager en s'inclinant, victime d'un réflexe de protocole.
Mais le commis secoua la tête.
- Comme vous l'avez dit, votre devoir consistait à me remettre ce message. Vous auriez pu me laisser derrière les barreaux. Je vous dois une fière chandelle.
Jal accepta cette fois le remerciement.
- Remerciez-moi en sortant cette jeune fille de là. Vous serez plus heureux tous les deux loin de cette maudite cité.
- Ce n'est pas encore pour demain, soupira la jeune femme en se laissant tomber assise sur son matelas. J'ai encore une dette à régler.
Jal sentit sa curiosité s'éveiller de nouveau.
- Comment avez-vous pu contracter une dette aussi grave ?
La jeune femme fronça les sourcils et le nez, de toute évidence peu disposée à expliciter. Rencontrant l'expression déterminée de son bienfaiteur, elle croisa les jambes et admit :
- Comme je vous dois le retour d'Audric, je suppose que je suis obligée de vous répondre. Ma mère faisait le même métier que moi, dans le même établissement. Le jour où je suis arrivée, cela s'est mal présentée. Elle occupait une chambre au cabaret. Souffrant le martyre, elle a supplié la patronne de faire venir un médecin, à ses frais car ma mère ne possédait rien. Après de longues négociations, elle a accepté. Le médecin est arrivé, trop tard pour sauver ma mère, mais pas pour ma sauver moi. La tenancière a alors reporté la dette du médecin sur ma paie, et ce depuis que j'ai l'âge de travailler pour elle... Mais l'écart ne se comble que petit à petit. En l'état, j'en ai encore pour au moins une décennie.
- Voilà pourquoi j'ai résolu de l'aider, intervint Audric en posant sa main sur l'épaule de la jeune femme.
Ils formaient un drôle de tableau, entre la demoiselle vêtue de rose et au maquillage trop soigné et le commis hâve et noir de crasse, en haillons. Jal dansait d'un pied sur l'autre. Il pouvait sans aucun doute régler la dette de Blanche instantanément, mais devait-il le faire ? Cela revenait à ne sauver qu'une âme perdue sur les centaines, les milliers peut-être, que comptait Kimkaf. A quoi rimait d'aider Blanche, et non son amie Louison ou d'autres ? D'ailleurs, était-ce même sans risque de révéler sa richesse ? La danseuse connaissait son réel statut. A présent qu'il avait accompli ce qu'elle attendait de lui, rien ne l'empêchait de le poignarder et de ramasser sa bourse. Quand à Audric, il lui devait beaucoup, certes, mais sur qui compter dans un bourbier comme cette ville ?
Le jeune homme se sentit honteux de ses propres doutes. Lidwine, Liz ou même Vivien n'auraient pas eu la moindre hésitation. Mais lui n'avait pas l'étoffe du preux chevalier. Il lui tardait seulement de retrouver Phakt et de fuir vers Lonn, en priant les Lunes pour que l'escrimeuse aux cheveux sombres y soit encore. Il se tut donc.
- Votre seule dette est donc d'être en vie ?... conclut-il avec une réelle compassion.
Avec un peu de chance, l'aide d'Audric la tirerait vite de là. Le jeune homme avait conscience qu'il cherchait des excuses à sa lâcheté et les évitait du regard.
- Je suis désolé pour votre associé, marmonna le commis.
L'expression d'Audric laissait transparaître qu'il savait exactement qui était "l'associé" de Jal. Le messager baissa la tête, incertain quand à la signification sous-jacente de ces propos. Une menace ? Une question ?
- Merci, se contenta-t-il se souffler.
Devant le regard interrogatif de Blanche, il explicita, d'une voix sèche :
- Mon complice s'est fait tuer pendant l'évasion d'Audric.
La jeune femme se mordit la lèvre.
- Désolée pour lui... Que les Lunes veillent sur votre ami. Il s'appelait comment ?
Jal resta silencieux un instant.
- Mélo.
Il regarda le couple. Il avait attendu le moment de partir avec ferveur tous ces jours, alors pourquoi retardait-il l'instant à présent ? Il faisait mine de se poser la question, mais au fond, le jeune homme savait ce qu'il en était.Il ne voulait pas quitter Blanche, du moins pas sans l'avertir de la suite des évènements. Il pouvait au moins faire cela pour eux. Hésitant, Jal s'éclaircit la gorge.
- Dans... dans les jours qui viennent, il se pourrait que ça remue du côté du palais. Tenez-vous éloignés de tout ça. Si vous pouviez filer, c'est vraiment ce que je vous conseillerais.
Audric et Blanche s'entre-regardèrent. Ils auraient bien eu des questions, mais leur instinct de survie prit le devant. Ne négliger aucun avertissement.
- Très bien. On se tiendra sur nos gardes. Merci pour le tuyau, affirma la danseuse.
Jal coiffa son chapeau. Il cherchait quelque chose d'intelligent à dire avant de partir, mais la main fine de la jeune femme se posa sur sa manche et le retint.
- Vous n'allez pas partir comme ça ! On va fêter ça !
- Je connais les meilleures tavernes de la ville ! Allez, Isaac, vous n'allez pas nous faire faux bond.
Jal sourit. Il hésitait, mais sa main avait déjà pris sa décision puisqu'elle chercha sa bourse.
- C'est moi qui régale !
Le crépuscule glissait doucement sur Kimkaf. La lueur de Keihin et de Hane se mêlaient, laiteusement estompées par des nuages lourds qui grisaient encore le couchant. Cette ambiance un peu sinistre échappait totalement à la joyeuse taverne du Trou Perdu où s'étaient réunis les deux kimkafiers et leur nouvel ami. Malgré une certaine dose de fumée de pipe à thulg qui empuantissait l'atmosphère, les odeurs de viande grillée dominaient, accompagnées d'une note d'alcool. Des dizaines de chandelle maintenaient une clarté chaude dans la pièce principale. Des éclats de voix et de rires masquaient presque entièrement la musique d'un traîne-savate qui jouait médiocrement de la jussiole pour quelques piécettes. Malgré le froid mordant et l'odeur de givre à l'extérieur, grâce à l'âtre où rôtissaient des flontirs entiers et surtout à la chaleur humaine, la température restait un peu au-dessus du confortable. Après avoir bu quelques gobelets de vin rouge à la provenance douteuse, Jal devait tirer sur son col pour se rafraîchir.
Ils avaient englouti toute la viande rôtie et dégoulinante de graisse qu'ils pouvaient avaler. Jal buvait bien plus modérément que Blanche et surtout Audric, qui commençait à pousser la chansonnette avec le musicien ambulant sans qu'on comprenne bien les paroles. Un pain noir et épais imbibé de sauce leur servait de serviette et d'assiette simultanément. Le tenancier en coupait des tranches larges comme un pouce sans discontinuer, pendant que son marmiton ruisselait devant le feu en tournant la manivelle de la broche. Blanche trinquait pour la huitième fois avec le messager et son bien-aimé.
- A la liberté !
Jal trinqua encore une fois sans vider son verre. La chaleur, la musique, la fumée des pipes et le vin commençaient à lui faire tourner la tête. Il allait falloir qu'il mette un terme aux réjouissances, sinon il n'arriverait pas à partir avant le lendemain. Son sac avec ses vrais vêtements et son écusson restait précieusement à ses pieds. Il avait juste à se lever et partir. Seule sa mauvaise conscience le retenait là, rivé à son siège. Blanche riait un peu trop fort ; la résignation qui la distinguait de Colombe aux yeux du messager avait disparue. Indéniablement, elle était belle. Jal surprit le regard qu'Audric portait sur elle et baissa les yeux sous son chapeau. Il ne fallait décidément pas qu'il s'attarde, pas qu'il prenne trop de risques.
Il savait qu'Hovandrell ne reviendrait pas. Ils l'avaient attendue, avec le commis, avant de se décider à partir chez Blanche. L'elfe avait fait son office. Jal ne doutait pas qu'elle saurait le retrouver si elle le voulait.
Un homme entra dans la taverne en ouvrant largement la porte, lui offrant une diversion bienvenue.
- Il neige !
Un cri d'allégresse général s'éleva. L'Amathuria pouvait commencer ! Le musicien commença une danse entraînante et Audric se précipita pour faire tournoyer Blanche au milieu des tables. Jal sourit paisiblement, déposa la moitié de sa bourse sur la table et se faufila vers la sortie avant que l'air ne soit terminé.
L'air glacial le dégrisa un peu. Jal frissonna et referma le col de sa cape, avant de renverser la tête en arrière pour respirer à pleines goulées la nuit claire et fraîche, avec son collier d'étoiles et ses pendants de lune.Il prit le chemin des portes, silhouette solitaire à pied pendant que derrière lui la ville s'allumait et s'animait aux airs de fête avec les premières neiges qui tourbillonnaient autour de lui.
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