Chapitre 5 – L’appel du corps
Les jours suivants, j’ai soigneusement évité le bureau d’Adrien.
Je me suis réfugié derrière les gestes médicaux, les protocoles, les dossiers. Je me suis accroché à ce masque d’efficacité froide que l’on attend de moi. Mais chaque fois que je le croisais dans un couloir, que son regard effleurait le mien — même brièvement — quelque chose se fissurait.
Un frisson, comme une mémoire du corps que je ne pouvais effacer.
Le mercredi soir, Kinshasa pleurait sur nos toits.
Une pluie dense, chaude, presque viscérale. Elle cognait contre les vitres du service comme une main battant contre un cœur trop plein. Moi, j’étais de garde. Lui aussi.
Le couloir était désert, saturé d’un silence presque religieux. Les patients dormaient. L’hôpital, lui, retenait son souffle.
Je suis entré dans la salle de repos. Vide. J’ai posé mon corps sur le vieux canapé, la tête dans mes mains. Éreinté, mais incapable de céder au sommeil. Parce que ce n’était pas la fatigue qui pesait sur moi… c’était autre chose.
Je ne l’ai pas entendu entrer.
— Tu tiens le coup ? a-t-il soufflé derrière moi.
Je l’ai regardé. Adrien. En blouse entrouverte, manches remontées, cheveux encore perlés de pluie. Il avait l’air écorché. Plus vrai que jamais.
J’ai hoché la tête, sans un mot. La gorge nouée. J’avais peur de ce qui pourrait sortir si je parlais.
Il s’est approché. Lentement. Comme s’il avait peur de m’effrayer.
Et moi, je ne me suis pas écarté.
Il s’est arrêté juste devant moi, et dans ce silence tendu, il a tendu la main.
Elle a frôlé mon poignet. Un contact minuscule. Mais un monde entier a chaviré en moi.
J’ai levé les yeux.
Il n’y avait plus de murs, plus de hiérarchie, plus de codes à respecter.
Juste deux êtres. Fatigués. En manque de tendresse. Affamés de vérité.
— Dis-moi d’arrêter… murmura-t-il.
Je n’ai rien dit.
Je n’ai pas pu.
Il a avancé d’un pas. Nos fronts se sont effleurés.
C’était tout. Et c’était immense.
Une proximité à faire exploser le cœur. Une brûlure douce. Une prière muette.
Puis il s’est reculé, légèrement. Ses yeux brillaient d’un feu retenu. Il tremblait.
— Je ne veux pas te blesser, dit-il dans un souffle.
Je respirais à peine.
Et dans un souffle plus fragile encore, j’ai répondu :
— Tu ne me blesses pas… C’est moi… qui ai peur.
Alors il a pris ma main. Pas un frisson. Pas une hésitation.
Une prise réelle. Profonde. Humaine.
Et là, dans cette pièce pleine de non-dits,
au rythme lent de la pluie sur les vitres,
nous avons juste existé.
Pas de mots.
Pas de promesses.
Pas de fin.
Seulement ce contact.
Ce droit, enfin, d’être vulnérables.
⸻
Note de l’auteur
Il y a des gestes qui sauvent plus que mille discours.
Des silences qui parlent à la place des cris.
Dans ce chapitre, je n’ai pas voulu écrire une scène d’amour.
J’ai voulu écrire une scène de vérité. Une scène où le corps ose ce que les mots refusent.
Parce qu’il y a des moments où l’on ne cherche pas à comprendre.
On cherche juste à être tenu.
À être vu.
À ne plus être seul.
Et parfois, c’est une main qu’on serre qui nous ramène à la vie.
— La Voix Qui Écrit
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