Chapitre 4
Vous savez, je ne crois pas en l’instinct de l’être humain pour se défendre. En celui des animaux, peut-être même des créatures magiques, oui, mais pas en celui de l’humanité d’aujourd’hui. Là où eux savent épargner leurs forces pour les consacrer aux choses vraiment importantes de leur vie, de leur survie, nous, nous ne faisons que la gâcher en s’acharnant sur les autres. Sinon, comment pouvez-vous justifier la stigmatisation de certaines minorités comme étant nécessaire à notre existence ?
Je conçois parfaitement que les Échanges de Minuit ont traumatisé la population et ce pendant plusieurs siècles, je le conçois parfaitement. Mais n’est-il pas temps de mettre un terme à toute cette violence gratuite ? Certes, par le passé, plusieurs « orphelins » ce sont révélés être des fées ; après avoir enlevé un bébé humain et s’être repu du sang de leurs parents, elles se faisaient passer pour des enfants dans la misère pour nous attendrir et nous pousser à les accueillir dans nos chaumières, certes… mais ce genre d’horreur n’est plus d’actualité ! La dernière signalisation d’un tel évènement remonte déjà à plusieurs générations. En tant que Chercheur, je ne peux que déplorer cette rigidité d’esprit que l’on continue d’inculquer à nos enfants.
Extrait de Politique détraquée
de Orléo Dorlémon
[Version originale]
–…eille-toi ! Je vous jure, ce n’est vraiment pas un endroit pour passer la nuit.
Une voix. Quelqu’un qui me secoue gentiment.
Lentement, je sors de ma torpeur, cligne plusieurs fois des yeux pour m’habituer à cette vive lumière. Je suis chaleureusement accueillie par un rayon de Soleil. Et la mère d’Harion. Son ombre pesant sur moi.
– Ah, ma petite Solfiana ! Tu es enfin réveillée. Je me suis inquiétée tu sais ? J’ai toqué mais personne pour me répondre ! Je suis passée devant chaque fenêtre du rez-de-chaussée seulement je ne voyais absolument rien avec ces fichus rideaux. Tu sais, tu devrais…
Et elle continue sur sa lancée. Bruyante. Jacassante. Je sens mon visage se crisper alors que les vertiges du matin continuent de s’abattre sur moi.
Comment ? Je crois que je me suis endormie. Pourquoi ? La journée d’hier a été éreintante. Non, pourquoi ici ? Ah… je ne sais pas, la fatigue m’est tombé dessus. Tu as vu Harion ? Oui, oui, mais… Comment va-t-il ? Bien, enfin je crois, mais… Froid ? Maintenant que vous le dites… Manger ? Non, je… je ne crois pas que je… Les questions sont tirées à bout portant sans la moindre pause. La tête me tourne. Et madame D qui ne semble pas le remarquer. Recentre-toi, recentre-toi, Sol’. Je masse mes tempes du bout des doigts, essayant vainement d’atténuer mes tambours-tympans.
– … avoir une bonne position du dos est très important parce que… Ah ! je crois que j’ai été très désagréable avec toi, ma petite Solfiana. Les mots me viennent tellement facilement que j’ai parfois du mal à m’arrêter. J’ai entendu ce qui t’es arrivé, c’est terrible. Toutes mes condoléances. Comment te sens-tu ? As-tu besoin d’aide pour quelque chose ?
– Ah… Non, ça va aller madame D : je devrais réussir à m’en sortir toute seule.
Un sourire de façade, je me relève. Mes mouvements sont mous. Mon corps est encore engourdi après cette nuit passée sur le sol. Mais je tente tant bien que mal de ne rien laisser paraître. Je n’ai besoin de la sollicitude de personne et certainement pas d’elle. Avec tout le respect que je lui dois.
– Je comprends, ma petite. C’est une épreuve que tu dois traverser seule… Mais tu sais, on dit que…
Et la voilà repartie. Si volubile. Un tel flot de parole qui emplit l’espace et comble le vide. La mère d’Harion a horreur du vide.
–… une bonne chose. Je peux passer deux fois par semaine. Promis, je me ferais toute petite. Je ne suis pas comme madame Elma. Oh tu sais, il paraît que la semaine dernière elle aurait…
Soupir.
On dit que… il paraît que… Je ne sais toujours pas si elle le fait exprès. Je l’observe de haut en bas. Fine de taille, grande, une apparence passée au peigne fin. Un sourire éblouissant… en contraste avec ses yeux éteints. Sans que je ne puisse m’en empêcher, un sentiment de pitié s’élève en moi. C’en est presque risible. Madame Delvirtight, madame D pour les intimes, a toujours eu la langue bien pendue, la commère du village, toujours à relayer mille informations. Sur tous les villageois, elle a quelque chose à raconter de personnel, à l’exception d’une : madame D ne parle jamais d’elle.
–… et puis… Oups ! Encore désolé, ma chérie. Promis, encore une question et puis je me tais. As-tu besoin de quelque chose ? Je peux t’en procurer tout ce que tu veux ! Ah, mais attends, je crois t’avoir déjà posé cette question, non ?
Sourire poli.
– Merci, madame D, c’est très gentil de demander, mais je n’ai besoin de rien. Vraiment.
Silence.
– Et vous, comment allez-vous ? Votre pâtisserie marche bien ?
– Ah… euh, je vais bien. Très bien même ! Ha ha…
Nouveau silence.
Madame D semble pétrifiée. Mais ça ne dure qu’un instant : sous sourire poli réapparaît bien rapidement.
– Ah ! Ça m’était complètement sorti de la tête, mais j’avais quelques affaires à régler ici. Ne te fais pas de fausse idée, ma grande, je ne suis pas venue te cambrioler !
– Je m’en doutais bien. Qu’êtes-vous venue faire alors ?
– Ah et bien, je suis juste passée prendre de tes nouvelles. J’ai toqué à la porte mais personne pour me répondre ! Je suis passée devant chaque fenêtre du rez-de-chaussée seulement je ne voyais absolument rien avec ces fichus rideaux. Je suis revenue vers l’avant de la maison et j’ai alors remarqué que la porte n’était pas verrouillée. Je suis entrée et, comme les lumières ne s’allumaient pas, j’ai voulu jeter un œil sur le générateur et voilà que je te retrouve recroquevillée dans un coin ! Ma petite, ce n’est vraiment pas un endroit pour dormir : à ton âge, il faut prendre soin de son corps. Comme je le dis toujours, un esprit sain dans un…
– Dans un corps sain, oui madame. Je la connais par cœur depuis le temps.
– Ah, il est bien vrai que mes petites habitudes ont du mal à me quitter.
Souriante comme une poupée, dégageant cette aura chaleureuse que ses yeux ne savent plus imiter. Peut-être est-ce la force que possède cette femme, celle de se confronter au monde alors même que son cœur est brisé, qui me pousse encore à l’aider après toutes ces années.
– J’imagine que vous n’avez pas vécu toutes ces péripéties juste pour me saluer de bon matin ?
– Ah… ma foi, c’est exact. C’est tout à fait exact…
Madame D se tortille légèrement, gênée, le bout de son pied grattant le sol. Ses deux bras tirés en arrière par une charge qui m’est encore invisible. Subitement, elle soupire.
– Inutile de tourner autour du pot, je crois. Ma petite Solfiana, j’aurais un service à te demander, même si le timing ne me semble pas le plus formidable du monde, ha ha… Bref ! Venons-en au fait, j’ai…
Ma main se lève pour l’interrompre.
– Il n’y a pas de problème, madame D : je le ferai. Comme chaque année.
Oui, comme chaque année… Je caresse distraitement son médaillon.
Ƹ§Ʒ
Je prends une grande inspiration avant de pousser les imposantes portes. Silencieux, vorace de bruits, le son de ma respiration disparaît, avalé par l’ambiance pesante du bâtiment. Les Archives. Un monument érigé en l’honneur des sciences et des arts. Un bâtiment pittoresque en pierres blanches où sur chacune d’elles est gravé Ipsa scientia potestas est. Un bâtiment presque trop glorieux pour oser y poser un orteil. Je traverse le hall d’un pas décidé.
Tac ! Tac tac !
Mes talons claquent sur le sol de marbre. Hall serait un bien grand mot pour cette pièce. Au fil des années, les documents à retranscrire se sont empilés et les visites ont chuté, résultant en ce lieu de réception transformé en bureau de scribes. De l’entrée jusqu’au secrétariat, des tables s’étalent en une grille parfaite. Chaque Copiste tapant consciencieusement sur sa machine à écrire. Chaque touche enfoncée sans un bruit.
– Pff… c’est pas drôle : ils ont arrêté de se rentrer dedans.
– J’imagine qu’ils se sont rendu compte que le chandelier était un peu trop efficace dans l’absorption des bruits. Ils ont sûrement dû engager des Ferrailleurs pour modifier les runes dessus. J’aurais tellement aimé les voir travailler dessus !
– Mouais… J’imagine. Sûr.
– Sol’, mets-toi un peu à leur place : ils pouvaient pas faire attention à tout à longueur de journée. Ça peut rapidement devenir fatigant, tu sais. Les bruits de pas restent quand même plus pratiques pour les prévenir des mouvements des autres.
Je serre le collier d’Allie à travers ma chemise.
Ah… Tout finit par changer.
Dans ce hall, plus de lecteurs, mais des scribes ; dans cette réception, plus de bougies, mais des ampoules. Les têtes des mèches changent, se sont métamorphosé, mais elles se consument toujours. S’enflammant en silence, leurs crépitements eux aussi gobés. Mes yeux se lèvent au plafond. Le chandelier se balance, tranquille. Son réseau de veines en cuivre à peine dissimulé, à peine habillé sur ce plafond blanc immaculé.
Tac ! Tac ! Tac !
Je me faufile entre les tables, enjambe sacs et écharpes abandonnés sur le sol.
Tac ! Tac !
Personne pour relever la tête à mon passage, personne pour se plaindre du bruit, tous pliés en deux sur leur table par l’indifférence. J’imagine que c’est un talent que tous les Copistes finissent par acquérir : ils perdraient en productivité s’ils se laissaient distraire par chaque pause toilette de leurs voisins. Ils s’échinent à leur bureau, comme ils s’échineraient à sortir d’un cercueil. Notre fin proche, mais en même temps l’espoir de revoir la lumière du jour. Un bureau, là-haut, et le titre d’Archiviste, le sésame qui les ferait sortir de ce cimetière. Un vague rêve. La plupart s’épuiseront à la tâche et enterreront leur carrière, sans personne pour les pleurer.
Tac ! Tac tac !
Ce n’est qu’en arrivant devant les bureaux des Secrétaires que la bulle de silence éclate : froissement de documents et pépiements s’envolent dans les airs. L’ambiance s’égaille immédiatement, quoiqu’encore un peu morose. Hommes et femmes se distraient tant bien que mal en l’absence de visiteurs. Débats, commérages, flirts. Une telle indiscipline serait impossible sans le chandelier. Une bulle de silence sur mesure pour les scribes et leur précieuse productivité.
– Bonjour, en quoi puis-je vous aider ?
Une jeune Secrétaire m’interpelle. Une inconnue.
– Ah euh… oui, bonjour. J’aimerais pouvoir m’entretenir avec Harion Delvirtight. Il travaille ici en tant qu’Archiviste, bureau A-02.
– Un instant je vous prie.
Noïa – son nom joliment sculpté sur la broche de sa chemise – s’empresse de me lancer un sourire poli. Ses doigts fins et délicats retournent tout le bureau à la recherche du registre des Archivistes. Classique : les Secrétaires des Archives se laissent toujours prendre au dépourvu dès que le travail les appelle. La nervosité se lit sur son visage : elle retourne chaque feuille avec soin pour ne pas les froisser, pousse du bout des doigts le reste de son petit déjeuner en espérant qu’on ne le remarquerait pas : une petite nouvelle qui souhaite faire bonne impression lors de son premier jour de travail, rien de plus normal.
Ceci étant dit… Quelque chose me tracasse : ça se voit, Noïa n’est pas d’ici. Un visage rond, des yeux bleus d’une pâleur spectrale, des cheveux blond paille… C’est comme si on l’avait passée au pressing et qu’elle en avait perdu toutes ses couleurs ; une jeune fille timide qui débute dans la vie, c’est ce qu’on se dirait au premier abord. Mais quand on regarde d’un peu plus près, ses vêtements, ses bijoux – des petites perles transparentes fixées à de minuscules chaînes en argent – ils sont bien trop raffinés et chers pour venir de Mer’u. Que peut bien faire une jeune femme comme elle dans le coin ? Qui es-tu, Noïa ?
Un sourire soulagé illumine son visage quand elle met enfin la main sur le fameux carnet. Elle épluche délicatement le registre, me jette un rapide coup d’œil pour vérifier si je suis agacée par sa lenteur avant de vite retourner à sa tâche pour me satisfaire au plus vite. Adorable. Ou presque. Sourire amer. Ce serait adorable si dans son sourire poli transparaissait un peu de chaleur.
Vide.
C’est tout ce que je peux tirer de son expression. Comme un malaise qui se résorbe sur lui-même pour ne plus paraître au jour. Un poisson hors de l’eau.
– Voilà, je l’ai enfin trouvé : monsieur Delvirtight est en ce moment en train de dormir. Je doute qu’il soit disponible pour vous recevoir plus tard dans la journée : son planning indique un emploi du temps chargé avec plusieurs documents à rendre d’urgence. Par contre, je peux vous fixer un rendez-vous avec lui pour demain matin. Cela vous conviendrait-il ?
Ah…
Ce sourire transparent. Le juste milieu pour s’adresser à une simple inconnue. Elle vient sûrement juste d’arriver, elle n’a sûrement pas encore entendu tous les commérages à mon sujet. Je serre le poing.
Gronde.
Frappe.
Grogne.
Hurle !
Ce sentiment… prêt à jaillir sous la forme de mes tripes… et si contradictoire. Je serre les dents. Mais, comment ne pas détester quelqu’un qui me haïra bientôt ?
– Oui. C’est parfait.
– Très bien, dans ce cas…
Elle griffonne rapidement sur une des cases vides de l’horaire et… les mots s’illuminent brièvement. Retranscrits sur une autre feuille, dans le bureau A-02. Les joues de Noïa rosissent devant ce « tour de magie ».
–… à demain.
– Merci. À demain.
Ah…
Je tourne les talons, m’en vais d’un pas décidé. Je traverse, coure presque parmi les rangées de Copistes.
Tac ! Tac ! Tac !
Après tant d’années, ce serait ridicule d’encore s’émerveiller devant des broutilles pareilles. Alors pourquoi ? Pourquoi mon estomac se tord-il ?
– Tu vois ça, ma chérie ? Ça, c’est une des merveilles de ce monde.
– Waouh… Encore ! Encore !
– Ah…
– Tonton Orléo ? Est-ce que ça va ? Pourquoi tu es triste ?
– Ah… ce n’est rien, mon poussin. C’est juste… de vieux souvenirs qui remontent.
Des vieux souvenirs, tu parles !?
J’envoie balader les portes de l’entrée.
– Dis, dis, tu m’apprendras à faire ça ? Moi aussi je veux que ce que j’écris brille !
– Un jour peut-être, je te le promets… il faut d’abord que tu matures petite fleur, que tu voies le monde avec tes propres yeux.
– Mais ! J’ai déjà vu le monde ! Je sors tout le temps et j’ai cinq ans et demi, moi !
– Bientôt ma puce, bientôt. Sois patiente.
J’ai attendu, Orléo. J’ai attendu quinze longues années sans que tu daignes jamais tenir ta promesse. Je… La bise me souffle au visage. Les pans de ma veste claquent sur mes cuisses.
Ah… Pourquoi je repense à ça tout à coup ? C’est une vieille histoire, ce n’est pas comme si ça me tenait encore à cœur…
Ploc !
…
Ploc ploc !
Ce n’est pas la pluie. Mes doigts se tendent vers mon visage. Ils frôlent quelques larmes.
– Ah…
Lentement, je m’avance sur le chemin du retour. Plus seule que jamais.
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