Chapitre 8

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Les transports ont, en tout temps, été la principale préoccupation de nos sociétés. Tout d’abord, ce fut des voyages à pied, puis à bord de charrettes tirées par des animaux. Ces derniers comportaient beaucoup de défauts tels que la durée des trajets qui se comptait en jours voire en mois. Alors est né le train. Si la population a d’abord été sceptique face à ce « monstre de métal », elle l’a rapidement adopté, malgré quelques problèmes à son lancement. Effectivement, suite aux constructions des nombreux chemins de fer, plusieurs peuples magiques ont émis des plaintes à leur encontre, jugeant cela comme une invasion de leur territoire. Des mesures ont donc été prises en conséquence et, dès lors, plus aucun avis défavorable n’a été entendu. C’est ainsi que le réseau ferroviaire que nous connaissons aujourd’hui est né.

Par la suite, les plus zélés des inventeurs ont même entrepris de construire des machines volantes. Malheureusement, le projet a rapidement été stoppé pour des raisons politiques.

Article Les inventions qui ont changé nos vies, tiré de la revue ENOXA

de Matrix


Re…ard…oi…

J’entends un murmure au creux de mon oreille. Son sens m’échappe, mais le ton m’est familier. Évasif, à peine sa signification est à la limite de ma conscience qu’il s’échappe sans une trace. Je sens ma tête dodeliner, se balancer au rythme d’un discret roulis. Gauche, droite, me berçant, m’invitant presque à me rendormir. Tout doucement.

à moi !

D’un coup, mes yeux s’ouvrent. Éclat fulgurant. La lumière crue du jour m’accueille violemment.

– Ah… !

Aveuglée, je frotte vigoureusement mes yeux pour les soulager. La friction semble apaiser la douleur provisoirement. Rapide, la sensation de brûlure est remplacée par de l’irritation et de la nausée. Persistante, vacillante, se renforçant avec les mouvements du véhicule. Avec toutes ces avancées technologiques, les Chercheurs n’ont donc toujours pas réussi à inventer un moyen de transport qui ne rend personne malade ?

– …

Minute.

Mon visage se tourne vers la droite, vers la gauche, soudain je me retrouve nez à nez avec une vitre. Les paysages défilent à vive allure derrière. Des montagnes au loin plongées dans la brume, leurs pics côtoyant le ciel. Des forêts rougeoyantes, le vent sifflant dans leurs feuilles parées de leur couleur d’automne. Et des champs colorés à perte de vue. Dorés, des épis par millier. Je plisse les yeux pour mieux la distinguer.

– Du… blé ?

Étrange. Les Agriculteurs du coin n’en cultivent pas pourtant. Je repasse mentalement la liste des différentes récoltes effectuées au cours des ans, mais mon constat reste le même. Mer’u ne cultive pas de blé. Aucun village à proximité de Mer’u ne cultive de blé. Les seules régions qui en produisent se situent bien plus au nord du Continent. Une pensée traverse mon esprit.

– Non, je ne peux pas être…

À des milliers de kilomètres de mon village d’enfance, assise dans un train hors de prix, roulant à haute vitesse vers une destination inconnue. C’est ridicule. Tout bonnement ridicule. Mon regard fait plusieurs fois le tour de la cabine, y croyant à peine. Je suis seule, le compartiment est vide. De taille moyenne, l’habitacle est suffisamment grand pour accueillir cinq ou six personnes confortablement. Deux rangs de sièges de velours rouge sang se font face. Leurs rembourrages bien garnis sont la preuve d’un caractère généreux, accueillant sans se faire prier des invités surprise. Une table de cuivre légèrement cabossée, n’a pas hésité à les rejoindre : la voilà installée au milieu du couple. Quant aux parois de la cabine, ce bois clair verni les entourant apportent une atmosphère chaleureuse à la scène. Presque intime. Et pour une touche d’élégance, des ornements en forme de dragons. Chandeliers, pieds de meubles, cadres des fenêtres ; partout d’élégantes figures en bronze prennent leur envol. Si pleines de détails, si réalistes. De la pure orfèvrerie.

Un rire m’échappe. Au milieu de ce superbe tableau, jurant avec le paysage, me voilà plantée. Tout ça est ridicule. De toute ma vie, je n’aurais jamais pu me payer un tel luxe. De toute ma vie, je n’aurais jamais dû pouvoir ne serait-ce qu’effleurer du regard une telle vue. Tout bonnement ridicule. Et pourtant… Comme submergé, mon corps bascule sur le côté, mou, mon front reposant contre la vitre. Moi, Solfiana Dorlémon, Trappeuse… ex-Trappeuse, gagnant jusqu’à maintenant le minimum vital si ce n’est en dessous, suis dans un train dans ce qui semblerait être la première classe ?

– Ah…

Un soupir las m’échappe. Pas un cri, même petit. Juste un soupir.

Dans quel merdier me suis-je encore fourrée ? Je ne sais même pas comment je suis arrivée ici ! Nouveau rire nerveux. Creux et faible. Il meurt vite au bout de mes lèvres. Alors que je m’apprête à replacer une de mes mèches tombant devant mes yeux, une vue surprenante accroche mon regard.

Des coupures. Elles cisaillent le long de mes doigts, de ma paume, le dos de ma main. Peu profondes, à demi-effacées, mais bien présentes. J’avale difficilement ma salive. Si mes mains sont dans cet état, alors le reste… Comme guidée par une intuition, je commence à palper certains de mes membres, grimace en sentant la douleur se répandre le long de mes jambes, de mon visage, de mes bras. De mon cou. Dans le faible reflet de la vitre, j’y aperçois de gros hématomes. Concentrés, disposés de manière précise. Comme des doigts en formation d’étranglement.

Comme un déclic, tout me revient en mémoire. Mon réveil en sursaut, mon excès de colère. L’agression. Et cette euphorie qui a enflammé mes veines. Un frisson remonte le long de mes bras. J’aurais pu perdre la vie là-bas. Maintenant que l’adrénaline s’en est allée, je ne peux que condamner cet emportement, cette exaltation du combat. Trop dangereuse, trop incertaine. Cependant… Je regarde mon poing fermé. C’est bien elle, là maintenant, qui ébranle mon être tout entier. Dans mes coups, je n’ai senti aucune hésitation. Aucune peur de la douleur ou même de la mort. Comme si tout le reste n’avait plus d’importance. Comme si seul cet instant comptait. Une folie pure. Contraire à tous les principes que l’on m’a inculqués.


Analyse, vise et tire. Ne te précipite jamais dans la mêlée, c’est là le secret de la victoire.


J’y crois de tout mon cœur à cet enseignement. Mais alors, pourquoi, pourquoi ai-je l’impression…

–… qu’elle fait vibrer mon âme ?

Peut-être le sait-il lui ? L’inconnu au masque. Il était là, peut-être même depuis le début du combat. Peut-être même est-ce lui qui a provoqué cet état chez moi ? C’est logique, il a forcément un intérêt pour moi, sinon, pourquoi m’avoir emmené dans ce train ? J’ai tué le Silenceur, ce ne peut donc pas être lui qui… Je me fige à cette pensée. Les secondes s’égrènent. Derrière la fenêtre, les paysages paisibles continuent de défiler. Le bruit des roues sur les rails se fait entendre à intervalle régulier.

– J’ai tué… ?

C’est tout à fait impossible. Je ne peux pas avoir tué quelqu’un, encore moins un Silenceur.

–…

Mes mains esquissent la position de tir. Bras tendus, les doigts repliés.

– Boum.

Puis le mouvement de la gâchette.

Frisson. Le souvenir du recul de l’arme se répandant dans mes bras est encore vif. Chaque muscle, chaque tendon utilisé me crie la vérité en pleine face. Le verdict est implacable.

– Ah… j’ai donc tué.

À peine un remords effleure mon esprit. C’est la loi du plus fort. À l’heure qu’il est, les propriétaires de ce Silenceur ont sûrement déjà tout fait disparaître. Ce corps, ce sang imbibant le parquet. Les documents sur cet ordre de tuer. De cette vie que j’ai prise, il n’en restera même pas un nom, pas même un matricule. Le crime parfait.

Même toi, Hari’, si méticuleux dans tes recherches, tu ne sauras rien. Tu seras trop accaparé par ma disparition pour ça. Je te vois, courant dans les rues de Mer’u à en perdre haleine. Courir pour venir voir de tes propres yeux si cela est vrai. Et ton cœur se brisera quand tu ne découvriras que des ruines. Sans doute aussi quelques Gardes venus inspecter les décombres. Tu les harcèleras de questions : ont-ils retrouvé un corps ? Savent-ils pourquoi la maison est dans cet état ? Où suis-je ? Probablement aussi déboussolés que toi, ils ne pourront que te baragouiner quelques suppositions avant de t’envoyer balader ailleurs, sous le prétexte que tu entraves le bon déroulement de l’enquête. Oui, sans doute passeras-tu par toutes ces étapes.

– Mais jamais tu ne sauras que j’ai tué…

Un grand sourire se dessine sur mes lèvres.

– Ha, ah aha ah.

Je dégaine sans hésitation mon revolver que je retrouve à ma taille. Les souvenirs de la veille investissent mon corps tout entier. Ce frisson, oui ce frisson ! Si délicieux. Là, le canon pointé sur la banquette opposée. Une cible à portée de tir. Qui pourrais-je toucher d’ici ? Un employé, un voyageur ? N’importe qui. Tant que la balle traverse la matière, tant qu’elle ne s’arrête pas de déchirer l’air. Bois, chair, métal. Tout, je peux tout toucher. L’envie me démange, ne serait-ce que ressentir à nouveau cette sensation de recul après un tir. Jamais, pendant mes sessions d’entraînement avec mon oncle, je n’avais ressenti pareilles sensations. Tout ça est exaltant !

– Ha aha…

Mais ce serait bien trop dangereux de tirer sans réfléchir. Surtout ici, dans un transport public. À regret, je range Éverine dans son holster, dissimulé sous un pan de ma veste. Le port d’armes à feu est strictement réglementé ; je ne peux pas me permettre de la perdre, pas elle. Subrepticement, mes doigts frôlent son étui. Je les écarte immédiatement. Elle est la seule chose qui me reste de ma vie à Mer’u.

À cette pensée, mes sourcils se froncent. Ma main passe distraitement sur mes clavicules. N’y avait-il pas quelque chose d’autre ? Quelque chose accroché là ?

Soudain, un grésillement se fait entendre dans la cabine.

– Mesdames et messieurs, nous arriverons à Tarn dans une dizaine de minutes.

Le haut-parleur, caché dans un coin de la cabine, crachote les derniers mots avant de se taire. Silence. Mon esprit bouillonne, surchauffe. Puis toute cette chaleur s’évacue dans un soupir. Il est temps de faire un choix.

– Partir ou rester.

On m’a emmenée dans ce train pour une bonne raison. M’exploiter. De quelque manière que ce soit. Argent, force de travail. Information. Interne à la CCM, sur les affaires d’oncle Orléo, que sais-je d’autre ! Il semblerait que je vaille le coup, sinon, pourquoi tout ce luxe ? Il n’y a même personne pour m’empêcher de partir. Je suis libre de m’en aller. Descendre au prochain si l’envie m’en prend. Regard dans la cabine. Mes yeux se plissent. Mais toujours sous surveillance. Il serait impensable de laisser sa Chvir aux cornes d’or sans aucun moyen de la retrouver. Peut-être serait-il mieux de rester alors. Au moins, je serais fixée sur la question. Cet inconnu, si ça se trouve, ne me veut que du bien, me tendra la main, sera mon rayon de lumière dans mon monde d’obscurité. Une nouvelle chance pour moi de tout recommencer !

– Pff !

Mes lèvres étouffent mal mon rire grandissant. Est-ce vraiment cela qu’il s’est dit en me balançant dans ce train ? En me chouchoutant avec cette cabine de luxe ? Vraiment. C’est risible à souhait. De toutes les choses dont j’aurais pu avoir besoin, ce voyage est bien le dernier sur ma liste. Était-il là quand oncle Orléo est mort et que je croulais sous les dettes ? Non. Peut-être pour me réconforter de m’être fait virer comme une malpropre ? Encore moins. Peut-être est-ce lui qui est venu m’aider lors de mon combat avec ce Silenceur ? Laissez-moi rire ! Il aurait pu entrer dans ma vie à n’importe lequel de ces moments de détresse, mais il ne l’a pas fait. Il a choisi d’apparaître après la bataille. Après le seul combat que j’ai mené à bien. Après la seule victoire que j’ai arrachée de mes propres mains ! Non, je ne lui dois absolument rien. Pas la moindre goutte de sueur ou de sang. Je suis libre d’aller où je veux, partir, vivre ma vie où bon me semble !

Certes, il me reste encore des affaires à régler à Mer’u et, certes, ce ne sont certainement pas les conditions idéales pour un nouveau départ, mais, si ça se trouve, je ne serai jamais partie sans cette agression. Tout au long de la journée, je me serais fustigée de tous mes malheurs. Incapable de retrouver un travail – tout le monde me déteste là-bas –, mes dettes m’auraient noyée sous leurs poids. Et tous ces regards. Collés à ma peau, pénétrant dans ma chair, je les aurais laissés faire sans rien dire.

– Ce n’est pas une vie, ça.

Je mérite mieux. Hari’ mérite mieux. Plus rien ne nous attend à Mer’u. C’est là, dehors, à une poignée de kilomètres, que notre nouvel avenir va prendre place. À Tarn, la « Ville aux Mille Cœurs ». Que peut-elle bien nous réserver ? Des peines, des joies ? Des nouvelles rencontres excentriques, enflammées ? Sans que je le remarque, perdue dans mes rêveries, le temps me file entre les doigts. Déjà, je constate que le train amorce son arrêt. Les freins crissent contre les rails, le décor ralentit. Je suis enfin arrivée.

Précipitamment, je me lève, ouvre la porte, électrisée par l’excitation de l’arrivée. Comme ma cabine, le mince couloir du train se constitue de bois clair et d’un élégant tapis rouge sang. Moelleux. Je ne peux empêcher un sourire de grandir sur mes lèvres face à cette sensation si agréable, si satisfaisante. Mais il faut bien que je m’en sépare un jour de ce tapis si confortable. À regret, je me dirige à nouveau vers la sortie. Quelques pas à peine, déjà, mon chemin croise celui du contrôleur. Un cinquantenaire, sec de visage, son uniforme flottant autour de son corps, une barbe grisonnante. Il me lance un regard suspicieux, mais il ne dit rien. Il continue simplement sa route, marmonnant tout bas quelque chose d’inaudible. Je le regarde disparaître dans une cabine un peu plus loin. Il ne m’a même pas demandé mon billet.

Le train s’immobilise enfin. Des pourtours de la porte, de bruyants bruits d’air s’échappant font vibrer mes tympans. Puis tout s’arrête. Presque au ralenti, le lourd battant de métal pivote, laisse entrevoir ce monde nouveau à ma portée. Alors que je descends sur le marche-pied, une petite brise m’accueille. Mon regard se lève en direction du ciel où pas le moindre nuage ne vient troubler son bleu. On est bien loin du temps sombre de Mer’u.

Mon pied touche enfin terre. Le quai est désert. Personne ne monte, personne ne descend : le train ne semble pas vouloir recracher qui que ce soit d’autre à cet arrêt. Je me retourne, admire ce monstre de métal. Vu de près, il est encore plus impressionnant que sur les photos. Je n’avais encore jamais eu l’occasion de voir une locomotive en vrai. Les dizaines de pistons, d’engrenages et de cheminées sortant de partout, tout a été pensé pour une mécanique de précision : c’est impressionnant. Le moindre mouvement dans cette machine en entraîne un autre à l’autre bout. Une cheminée recrachant de la fumée, un piston disparaissant dans son conduit. Je pourrais l’admirer toute une journée. Malheureusement, il est temps pour le sifflet strident du départ de retentir.

Tchou tchou tchic !

Pendant une poignée de mètres, je cours, cours pour le suivre le plus longtemps possible. Le vent soulève mes tresses blondes, gonfle mes vêtements. Je ris. Comme une enfant, mes bras se soulèvent pour me porter, me faire décoller ! Les wagons défilent à vive allure à mes côtés. J’accélère encore. Plus que quelques mètres avant la fin du quai. Mon souffle se fait rapide. Mon cœur se soulève de joie. Je crie. De tout mon corps, de tout mon être. Je crie !

– Raaaaaaaaaaaaah !

Pendant une fraction de seconde, le temps semble ralentir pour moi. Ce moment, cet instant où je vois le soleil démarrer sa course dans le ciel, où il inonde tout juste la terre de ses rayons, où le vent porte mon cri à l’azur, où mon corps semble défier l’apesanteur, où plus rien ne semble pouvoir m’arrêter, ce moment, je veux le graver dans ma mémoire à jamais.

Mais je le sais pourtant, rien ne dure éternellement. Le temps finit par rattraper. Le train me dépasse, s’éloigne dans un vacarme d’enfer. En moins d’une poignée de secondes, il n’est plus qu’une petite silhouette dans le lointain.

Quelques minutes s’égrènent ; je reprends mon souffle à la fin du quai. Un grand sourire parade sur mon visage. Mes joues rougissent de plaisir. Je suis folle d’avoir fait ça ! Folle, folle, folle ! N’importe qui aurait pu me voir et me prendre pour une malade ! Je ris, j’en ris de bonheur.

– Je suis vivante ! Vivante, vous m’entendez !

Une petite brise vient me balayer mon visage, un rayon de soleil me réchauffer la peau. Ici, personne pour me dévisager, pour chuchoter dans mon dos. Je suis inconnue au bataillon. Ici, je peux tout recommencer à zéro. Sans raison, je me mets à tourner sur moi-même. Hilare, mes veines pulsant au rythme de mon rire. Le stress, la tristesse de ces derniers jours se sont envolés, oubliés. Je tourne, encore et encore. Je me sens légère comme une plume. Prête à dériver au gré du vent, là où le destin m’emportera.

– Tarn, gare à toi, j’arrive !

Je fais un pas en avant, enfin. Assuré, sûr de sa direction.

Tout semble enfin me sourire.

Ou du moins c’est ce que je pensais.


À mooooiiii !

Le sol se dérobe soudainement sous mes pieds. Quelque chose me pousse sur le côté.

– Hein ?

Je sens mon corps basculer en direction des voies.

Puis, plus rien.

Ma chute a cessé.

Quelqu’un m’a rattrapée.

– Tu sais, se pencher au-dessus d’un chemin de fer comme ça n’est jamais une bonne idée.

Comme une mère chat posant son chaton au sol, l’homme me ramène sur le quai.

C’est tout juste si je tiens debout. Vacillante, tremblante. Frissonnante. Cette voix, elle…

– Ah !

Mon corps est secoué à nouveau. Une tape dans le dos.

– Bah alors ? Tu ne me dis même pas un merci ?

– Quoi ?

– Et bien, je viens de t’épargner un bon gros mal de tête. Tu pourrais au moins me remercier, c’est la moindre des choses, je pense.

– Mais… je ne vous ai rien demandé.

Stupeur. L’inconnu semble tout d’abord abasourdi par ma réponse – ses sourcils se soulèvent bien haut, ses yeux s’écarquillent –, mais, très vite, un grand sourire étire ses lèvres.

– Ha ah ! Alors toi, tu me plais bien !

Il ne dit rien de plus. Son air un peu renfrogné de plus tôt semble soudain s’illuminer, ses yeux brillant d’une curiosité nouvelle. Et c’est là que je réalise soudain la situation. Quelques minutes plus tôt, le quai était désert. Et soudain, cet homme apparaît de nulle part et se prétend amical envers moi ? Frisson. Je recule de quelques pas sans pour autant lâcher du regard cet inconnu.

Grand, d’un âge proche du mien, des cheveux poivre sel tombant dans les yeux, un imper élimé et une barbe éparse, un physique en soi tout à fait banal. Passe-partout. Cet homme serait le parfait promeneur lambda si ce n’était pour un tout petit détail saillant. Un tatouage, une clochette au coin de son œil droit. Pour peu, on aurait presque pu croire à un grain de beauté un peu débordant, anecdotique. Mon regard s’y accroche pourtant, comme aimanté. Sans aucune raison. Les poils de mes bras se hérissent. Le malaise monte en moi.

– Je ne vous aime pas.

Les mots m’échappent. Trop tard.

– Hum ? Ah, c’est bien dommage : je ne pensais pas te faire aussi mauvaise impression. Mais je suis sûr que ça peut s’arranger : un petit verre ou deux et je suis sûr que tu finiras par m’adorer !

Je recule encore d’un pas. Mes dents grincent face à ce manque de sérieux.

– Oh, oh, doucement. Ne me regarde pas comme ça : j’ai l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. Ce n’est pas le cas, hein ?

Il lève les mains pour prouver sa bonne volonté. Je ne réponds rien. Il est si bruyant. Et ennuyant. De plus, je n’apprécie guère qu’il se régale autant de mes réactions. Cependant, il n’en reste pas moins qu’il m’a aidé. S’il ne m’avait pas rattrapée à ce moment-là, je serais peut-être…


Tu… es… à moi !


Je ferme les yeux. Non, sois raisonnable. Mon crâne aurait sans doute heurté le rail et cette histoire se serait terminée de la même façon. Même si cela m’agace de l’admettre, j’imagine que je devrais au moins le remercier de m’avoir épargné cette douleur inutile.

– Merci pour tout à l’heure.

Ces mots flottent dans l’air. Même moi je n’y crois pas trop. Mais l’homme y répond tout de même.

– À votre service, jeune damoiselle.

Je lève les yeux au ciel – il est vraiment trop – et m’éloigne sans lui jeter un regard de plus pour lui. Alors que je m’avance vers la sortie, il m’emboîte le pas, le son de ses pas résonnant dans mon dos.

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