Chapitre 9

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La Muraille. Géante de pierres. Cet épais mur traverse de long en large le continent et le sépare en deux territoires distincts. D’un côté, les humains ; de l’autre, les peuples magiques. Cette séparation est là depuis si longtemps que la raison de sa construction a été oubliée. Malgré cela, aucun des deux partis n’a initié les retrouvailles. Pas d’accords commerciaux, pas de contact. C’est comme si ces deux mondes vivaient l’un à côté de l’autre sans avoir conscience de ce qui se passait juste à côté. Aucune d’elles n’intervient dans la vie de l’autre.

Ou c’est du moins le discours officiel. Plusieurs témoignages, plusieurs traces écrites témoignent d’interactions entre les deux côtés de la Muraille. Leur véracité trouve leur source dans l’existence même de certaines inventions : les grues de papier, les chandeliers de silence ou même tout simplement la Brume. Comment expliquer tout cela sans une coopération main dans la main entre humains et peuples magiques ?

Extrait de La géographie de Faïchar

de Thorian Derival


Tarn est un bourg magnifique. Coloré, animé. À chaque pas, je découvre toujours un peu plus de son incroyable architecture. Planches, briques et métal se mêlent pour bâtir les bâtiments en une étrange fusion des matériaux. Sur des étages entiers ou de simple coin de bâtiment, elles se dispersent et envahissent l’espace. Ici, le cadre d’une porte en chêne, là des garde-fous en fer, plus haut une cheminée de briques rouges. Parfois, ce sont les décorations les ornant qui attirent le plus l’œil des passants. Des vitraux lumineux de toutes tailles, des sculptures en pierre encastrées dans les murs, des plantes tressées en fil d’argent ou encore des suspensions musicales tintant mélodieusement. Chacun y met du sien pour se parer de ses plus beaux atouts.

Mais le plus impressionnant reste encore à venir. Tarn est un bourg vivant. Sa végétation en tout genre envahit l’espace, le sculpte à son envie. Jardins suspendus, serres exotiques, échafaudages jusqu’au ciel, de partout elle déborde. Des ruisseaux artificiels, des ponts rouges en bois, des lampions de papier et des fontaines de pierre s’assemblent en harmonie autour d’elle. Pièce maîtresse de la Ville aux Mille Cœurs, elle est le liant de tout ce qui s’y trouve.

Mes yeux se plissent, je distingue vaguement des formes en hauteur. Des moulins. Deux grandes structures se faisant face à face et dominant la ville. Aucun mouvement, leurs immenses pales demeurant immobiles. Lourdes et insensibles à la petite brise caressant mon visage. Silencieux, pour peu, on ne les remarquerait pas. Tels des protecteurs oubliés, endormis par le temps. Malheureusement, je n’en devine pas plus, leurs détails fuyant derrière les rayons du soleil éclatants. Insaisissables, trop hauts dans le ciel.

De cette particularité, je n’en finis pas d’être étonnée : toutes ces structures, Tarn semble vouloir grimper jusqu’aux nuages. Grandissant toujours plus, échafaudage après échafaudage, comme voulant toucher les étoiles, elle invite ses habitants à s’envoler jusqu’à elles. Passerelles et escaliers, peut-être même des rues, se multiplient à chaque tournant pour nous y mener. Comme une deuxième ville aérienne. Il semble plaisant de s’y promener. Dans ces jardins et ces places verdoyantes, lieu de repos pour les voyageurs célestes. Je les vois, ces travailleurs, ces couples et ces familles s’y arrêter. Rigolant, jouant et partageant des moments de joie au milieu de toute cette nature.

– Tarn est vraiment un bourg incroyable.

Même en cette fin d’automne tout est encore si vert. La proximité de la Muraille y est sans doute pour quelque chose. C’est là, derrière ce mur s’élevant bien au-dessus des bâtiments de cette ville, que se trouvent les peuples magiques. Incroyables créatures aux dons surnaturels. Mystérieuses. Envoûtantes. Sujets de mille histoires et contes. Beaucoup grandissent en rêvant de les apercevoir un jour ou même, encore plus fou, d’interagir avec elles. Ils se montent la tête avec des plans futurs, se goinfrent du moindre manuscrit les mentionnant. Et quand vient le moment de leur Alignement, ils croisent tous leurs doigts dans l’espoir d’intégrer le rang des Trappeurs.

Mon cœur est lourd, ma tête pleine de souvenirs lointains. Le stress, l’anxiété grandissante alors que le chef des Gardes se rapproche. Ses pas semblant faire trembler la terre entière. Puis, finalement, quand enfin il nous toise de toute sa hauteur, notre sort est scellé en l’espace de quelques phrases. Pour les heureux désignés, les quelques jours avant le début de leur formation ne sont remplis que de liesse et d’excitation explosive. Mais, tout ça, ce n’est qu’une illusion.

Rares sont les CM à traverser la frontière, inexistantes sont celles se montrant sous leur véritable jour. La métarph, malgré le fait qu’elle ait pu être détectée, n’est pas si simple à enlever. Une seconde peau. Et si beaucoup croient que derrière ce rempart de pierre ce sont des peuples intelligibles et civilisés, ils se trompent lourdement. Comme se dévêtant des mythes les entourant, on ne peut retrouver en elles que des bêtes enragées assoiffées de sang. Pas un mot, juste des cris et des hurlements monstrueux. Dans leurs yeux, aucun semblant de raison ne peut être trouvé. Voilà pourquoi on les appelle aujourd’hui des créatures magiques.

Soupir. Les années passant, les missions des Trappeurs se sont multipliées aux quatre coins du Continent sans pour autant que l’on y trouve une raison. Politique, motif personnel, maladie, tout a été envisagé. Mais rien de probant n’en est ressorti. Alors, au fil du temps, une sorte de sombre résignation s’est installée dans nos rangs. Ils ont juste… changé. Sont-ils tous comme ça, là, derrière ce mur de pierre ? On ne peut qu’émettre des suppositions à ce sujet. Mais pour beaucoup, l’espoir s’est éteint : l’âge d’or des peuples magiques est révolue. Assurer la sécurité des civils, c’est tout ce que l’on peut faire maintenant.

Je lance quelques regards à la ronde. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas encore repéré de Trappeurs. Même si, à première vue, les attaques de CM ne semblent pas si fréquentes dans le coin – aucun dégât ou reste de combat n’est en vue – il est tout de même surprenant que personne ne patrouille aussi près d’une frontière. J’imaginais ces rues quadrillées de toutes parts et des dispositifs de défense grouillant au milieu des passants. Rien de tout cela. Tarn est un bourg bien paisible.

Peut-être encore un peu intimidée par cette nouvelle rencontre, je n’ose quitter la rue principale. Grande, longue et pavée de pierres blanches et grises. Nombreux sont ceux qui l’empruntent ; encore plus ceux qui la survolent. Mais là, tout de suite, ce ne sont pas eux qui me tapent sur les nerfs. L’homme à la clochette est toujours derrière moi. De temps en temps, il marque des arrêts, fait mine de s’intéresser à un bâtiment. Sa présence, à peine une dizaine de mètres en retrait de ma position, m’horripile. Je me retiens tout juste de me retourner et de lui hurler en pleine face de me laisser tranquille.

– Calme-toi, Sol’. Il n’en vaut vraiment pas la peine.

Je continue de marcher. Mon regard vole à droite, à gauche, à la recherche d’une distraction digne de ce nom. Comme répondant à ma demande silencieuse, une rue marchande s’offre à moi. Des étalages et des tentes par dizaine. Des voix, des couleurs. Et des odeurs. Un ensemble désordonné explosant de partout. Principalement composée de biens comestibles, la marchandise semble s’éparpiller à perte de vue. Aussi loin que le regard peut porter, une file de Marchands et de clients s’amassent en une nuée humaine. Guirlandes de fanions colorés et autres babioles sont accrochées en hauteur. Tintant et miroitant dans les rayons du soleil, elles attirent mon regard vers le ciel et quelle surprise : tout aussi bondée que celle devant moi, l’allée commerciale aérienne semble bourdonnée de vie. Passerelles et discussions s’envolent dans les airs. Habitué, on se laisse porté par le courant. Achat ou lèche-vitrine, on navigue dans cette masse de bras et de jambes sans difficulté. D’une fluidité remarquable. Sans accident. Sans bousculade.

– Impressionnant.

Soudain, une odeur familière et alléchante titille mes narines.

– Bonjour mademoiselle ! Quelque chose vous ferait-il plaisir ? me demande une jeune fille.

Un étal de pâtisseries. Présentées pour les yeux gourmands dans de ravissants emballages colorés, embaumant l’air de leurs effluves à croquer, je ne peux résister. Les gros choux saupoudrés de sucre me font de l’œil. Cependant, juste avant que le barrage ne cède, je me retiens. Mes économies sont maigres, d’autres dépenses plus importantes sont encore à venir. Soupir.

– Non, désolé. Pas pour aujourd’hui.

– Pas de problème ! Revenez quand vous voulez !

La fille ne perd pas son sourire éclatant. Moi, j’en peine à lui en retourner un. Ma gourmandise me pèse lourd sur le cœur, mais c’est pour la bonne cause. J’accélère le pas. Pour sortir de ce flot continu de gens, pour fuir les viles tentations essayant de faire succomber mon estomac. De cette foule, j’en ressors indemne. Un peu pantelante de m’être tortillée dans tous les sens pour ne bousculer personne, mais indemne. Rapide coup d’œil derrière moi. L’homme à la clochette n’est plus en vue. Enfin une bonne nouvelle ! Ma marche reprend. Tranquille. Sereine. Je me perds dans les méandres de Tarn à la recherche d’un je-ne-sais-quoi. Je veux tout, tout plutôt que de recroiser la route de cet agaçant personnage.

Soudain, au détour d’une maison, elle surgit. Tout de rouge pimpant, une cabine téléphonique trône fièrement au coin du bâtiment dans une rue quelque peu désertée. Sa plaque TÉLÉPHONE crie à qui veut bien la lire sa présence et son utilité. Cependant, elle ne semble pas avoir pensé à soigner son apparence. Ses carreaux jaunis détonnent avec la peinture impeccable de son habitacle. Comme si voulant effacer les rides qui s’étaient formées sur son visage, elle en avait oublié de penser au reste de son corps.

Rapidement, je m’en approche, le cœur battant contre mes côtes. À peine le temps d’inspirer, me voilà à l’intérieur de la cabine. Mes doigts farfouillent maladroites mes multiples poches à la recherche de pièces égarées. Bingo ! Je retrouve la monnaie restante de mes dernières courses. Vite, je les insère dans la fente et compose le numéro.

Bip… Bip…

La voix polie d’un homme décroche.

– Bonjour. Vous êtes bien à l’accueil des Archives de Mer’u. En quoi puis-je vous aider ?

– Oui, bonjour. J’aimerais parler à l’Archiviste Harion Delvirtight s’il vous plaît. Il s’agit d’un motif urgent.

– Un instant je vous prie.

Un blanc. Je trépigne à l’autre bout du fil. Alors, quand la voix se fait de nouveau entendre, ma main se resserre autour du combiné.

– Veuillez m’excuser, madame, mais l’Archiviste Delvirtight n’est actuellement pas à son poste de travail. Peut-être voudriez-vous lui laisser un message ?

Hari’ quitter son travail alors que le soleil est encore haut ? C’est absurde.

– Hum… n’est pas par hasard dans ses appartements ? Je sais qu’un logement lui a été attribué dans le bâtiment. Peut-être pourriez-vous dévier l’appel là-bas ?

– Malheureusement non, madame. Selon l’horaire de monsieur Delvirtight, il est actuellement dans ses heures dédiées au sommeil.

– Ah… Ah, mais oui bien sûr ! J’avais oublié.

Un roulement des Archivistes a été mis en place pour assurer qu’il y ait toujours une personne du métier en service en cas de besoin. Et comme les bureaux et tout le complexe lié à la restauration et la conservation de vieux documents sont illuminés par de la lumière artificielle, il n’est pas difficile de créer les bonnes conditions au sommeil pour les employés. Hari’ doit dormir comme une pierre en ce moment.

– Dans ce cas, transmettez-lui dès que possible que son amie Sol’ a appelé.

– Ce sera fait madame. Autre chose ?

– Non, merci. Ce sera tout bon.

L’échange se termine, je sors de la cabine. Pour immédiatement piler. Je cligne plusieurs fois des yeux, surprise. Un objet bloque ma route. Plus exactement, mon champ de vision est bloqué par un paquet coloré. Et cette odeur ! Des chouquettes.

– Ça te dit de partager ?

Ah… cette voix. Évidemment, il fallait qu’il les accompagne. L’homme à la clochette. Il est tout sourire devant moi, agitant les pâtisseries comme s’il avait gagné le gros lot. Je me pince l’arête du nez. L’agacement et la frustration manque de pulvériser le peu de sang-froid qu’il me reste. Clochette – oui, appelons-le ainsi – est dangereux. Je le dévisage une nouvelle fois. Sous son air rieur, sa personnalité décontractée se cache une telle fourberie. Inoffensif au premier abord, invisible, puis surgissant de nulle part. Me suivant à la trace. Notre rencontre quelque peu chaotique à la gare ne peut pas tout expliquer. Il n’y a plus aucun doute maintenant : Clochette travaille pour l’inconnu au masque. S’il avait été un Silenceur, il n’aurait pas hésité à me prendre par surprise pendant l’appel. Je plisse les yeux. Ou c’est peut-être ce qu’il veut me faire croire. Si ce sont des informations qu’ils veulent, il existe de nombreuses manières de les obtenir.

Quoi qu’il en soit, il est compétent : il m’a retrouvée si rapidement dans ce labyrinthe de murs et de gens que ça mériterait presque des félicitations. Presque. Ni une ni deux, je tourne mes talons et m’en vais sans lui répondre, agacée. Il a tôt fait de me rattraper.

– Allons allons. Ne sois pas aussi hostile. Je t’ai aidé tout à l’heure à la gare. C’est la preuve que je suis un bon gars, non ? Regarde, je t’ai même apporté quelques douceurs.

J’accélère mon pas.

– Non mais franchement, regarde ma tête : comment une gueule d’ange comme moi pourrait te vouloir du mal ?

Vraiment ? Alors, pourquoi tu as apporté les pâtisseries sur lesquelles j’ai bav… que j’ai lorgnées un peu plus tôt ? L’homme me colle, ne me lâche pas d’un cheveu. C’est tout juste si son souffle ne caresse pas ma nuque.

– Pourquoi ne pas en discuter dans un coin tranquille ? Tiens, ce café à l’air bien. Allons-y !

Je me sens tirée sur le côté ; Clochette attrape mon poignet sans prévenir et me traîne derrière lui. Instinctivement, mes muscles répondent : ils se tendent pour lutter contre cette force extérieure. Mais la volonté n’y est pas. Je viens juste d’arriver à Tarn, me faire remarquer ne me portera que préjudices. Je sais à quel point de simples rumeurs peuvent faire du mal. Ravalant ma fierté, je me laisse portée par le mouvement.

– Nous y voilà !

Le café est plutôt banal contrairement à l’ensemble des autres bâtiments. Des poutres en bois parcourent et se mêlent avec les murs blanc cassé de la bâtisse. Plusieurs bacs à fleurs viennent ranimer les bords de fenêtres. Avec leur couleur et leur parfum. J’y retrouve des pensées surtout, leur tête recouverte de quatre grosses pétales bicolores. Je ne peux m’empêcher d’admirer les lieux. Banal, certes, mais pas dénué de charme.

– Tu sais, je ne te veux aucun mal.

Ma tête se tourne, mon regard se plante dans celui de Clochette. Il est détendu, assis à sa table. Un air rieur sur son visage. C’est agaçant.

– Je te donne cinq minutes pour t’expliquer, après quoi je m’en vais.

Toujours aussi décontracté, l’homme me tend une chouquette avant de s’en servir une pour lui. À pleines dents, je le vois croquer dedans. Et c’est avec la bouche encore pleine qu’il tente d’éclaircir son propos :

– La personne pour qui je bosse tient à ce que je te garde à l’œil. Ne me demande pas pourquoi : je n’en ai vraiment aucune idée. Sache simplement que je serai toujours dans les parages en cas de pépin.

Il avale.

– Mais laisse-moi te donner un conseil, un conseil de survie : si tu ne veux pas d’ennui à Tarn, évite de te faire remarquer et surtout, surtout fais profil bas devant la Garde. Les étrangers ne font pas bon ménage avec les locaux. Tu sais, superstitions et tout le tralala. Je suis peut-être là pour te protéger, mais je n’ai pas de super-pouvoir. Alors, il ne faut pas trop m’en demander.

Un sourire. Un petit rire. Je lève un sourcil. Quelque chose semble beaucoup l’amuser. Ses yeux rencontrent les miens. Derrière ses mèches tombant devant, je la voie, cette petite étincelle de raillerie.

– Sans vouloir te vexer, tu as une tête à faire peur. On dirait que tu es sur le point de m’égorger.

Sans blague.

– Vous êtes sûr que vous avez le droit de me dire tout ça ?

– Tu parles de la partie sur mon travail ou sur le conseil ?

– Le travail.

Il a l’air pensif pendant quelques secondes.

– Disons que l’on ne m’a pas interdit noir sur blanc de discuter avec toi après t’avoir offert des pâtisseries, donc j’ai techniquement le droit de t’en parler. Et puis, je trouve que tu es en position de savoir que quelqu’un veille sur toi.

– Mon sauveur.

Le ton ironique ne lui échappe pas.

– Tu es une comique. C’est un bon point.

– Pour ?

– Survivre, bien évidemment.

Une serveuse s’approche de la table. L’homme commande un thé noir et moi je ne prends rien. Elle s’éloigne.

– À quoi ?

– Ça, si je le savais…

Mes sourcils se froncent.

– Tu ne sembles pas très renseigné pour un espion.

Il lève les mains en l’air.

– On me le dit souvent. D’ailleurs, c’est parce que je suis trop bavard que l’on rechigne à me dire quoi que ce soit.

– Tu m’en diras tant.

Mes yeux le scrutent. Clochette semble avoir baissé sa garde, du moins, s’il en avait une. Vu comme il est affalé sur son siège, je pourrais presque croire qu’il s’agit d’une routine de discuter avec ses cibles. Presque. Mon inébranlable méfiance ne me lâche pas. Et pourtant, j’ai bien l’impression qu’il me laisse toutes les portes ouvertes vers une information précieuse. Certes, il ne semble pas très au courant du pourquoi, du comment de sa mission, mais je suis sûre de pouvoir tirer quelque chose de cette rencontre.

– Pourquoi Tarn ?

– Parce que c’est un coin paisible.

– Mais encore ?

L’homme s’étire longuement avant de lâcher un bâillement. Sa mâchoire semble sur le point de se déboîter.

– Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Un bourg paumé et étrangement paisible alors que la Muraille n’est qu’à une poignée de kilomètres ? Un bon endroit pour se dissimuler ? Peut-être.

La serveuse revient et pose sa commande sur la table. Clochette se précipite sur sa tasse et pousse un soupir de contentement en buvant la boisson.

– Rien de meilleur que du thé noir pour se revigorer après une nuit blanche de guet coincé dans un placard de la gare.

Le guet ? Il s’attendait donc à me voir descendre du train à cet arrêt ? Ma mâchoire se contracte. J’avais donc raison : il est donc bien au service de l’inconnu au masque. Un frisson remonte ma colonne vertébrale. Ces gens… Ils ont deviné ce que j’allais faire. Une ligne de train compte plus d’une centaine d’arrêts. Le temps qu’il m’a fallu pour reprendre connaissance… Tant de paramètres imprévisibles. Ou peut-être ont-ils posté des agents à chaque gare dans l’espoir de me voir apparaître ? L’inquiétude n’assombrit point mon esprit. Non, c’est l’excitation qui me gagne. Un groupe qui ne comptait que deux personnes – voire une seule si Clochette est la personne au masque – vient de s’agrandir considérablement. Qu’il essaie un peu de m’avoir pour voir : je les attends de pieds fermes cette fois. Mes yeux se posent sur l’homme en face de moi. Grand sourire. Ces réponses ont été vagues, si ce ne sont inutiles, jusqu’à maintenant : essayons d’en tirer au moins quelque chose de bon.

– Bon, je crois avoir entendu tout ce que tu avais à me dire. Histoire que l’on soit quitte, tu veux bien répondre à une dernière question ?

– Oui, bien sûr. Pas de problème de mon côté.

Il sirote encore tout innocent son thé.

– Saurais-tu où se trouve l’Étoile de Minuit ?

Un air décontenancé s’affiche sur son visage. L’espace d’un instant, je devine les calculs s’enchaînant dans sa tête.

– Euh… oui, je sais où ce bâtiment se trouve : il est juste à la fin de cette allée, mais pourquoi tu…

– Merci, au revoir !

Je file sans me retourner, en riant bêtement. Un passant que je crois en sens inverse me dévisage, choqué, mais je n’en ai cure. J’ai gagné. Tu as voulu ne rien laisser paraître derrière ta carapace de décontraction, mais je t’ai pris par surprise. Certes, ce n’est pas la plus brillante des victoires, mais une victoire tout de même ! Ma main effleure un emplacement dans ma veste. Une lettre s’y trouve.

– Cette pâtisserie me semble tout à coup beaucoup plus prometteuse !

C’est ainsi que je me mets en route toute guillerette sans un égard pour les deux regards me suivant de près, trop contente d’avoir arraché à Clochette un morceau d’information.

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