Chapitre 11
Nous ne contrôlons jamais rien parfaitement, le Marché Noir en est un bon exemple. Aujourd’hui rassemblement de toutes les sortes de criminalité existantes, le Conseil Continental avait à la base créé cet ordre de récolteurs d’informations pour subvenir au besoin des Marchands. Que cela fut sur la météo, le lancement de nouveaux festivals ou encore la présence des brigands sur les routes, tout était bon à savoir pour garder ses affaires à flots. Mais il devint rapidement évident que leurs usages ne se limitaient pas au secteur du commerce.
À une vitesse vertigineuse, les guildes d’informations se multiplièrent aux quatre coins du Continent, offrant leurs services à quiconque pouvait les payer. Au départ pensé pour le renseignement, il proposa rapidement d’autres services douteux : espionnage, rançon, assassinat. Les Silenceurs et leur maître en prirent le contrôle et le renommèrent le Marché Noir.
Si aujourd’hui nombre de ces lieux illégaux sont tombés, beaucoup restent encore en fonction. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, tous ne sont pas aussi mauvais ou illégaux. Grâce au travail des Enquêteurs, certains d’entre eux ont été réformés pour devenir des outils de la justice : les criminels ne peuvent désormais plus simplement changer de ville pour se faire oublier. Cependant, il reste encore beaucoup de ces établissements qui échappent à leur contrôle.
Extrait de Guide du Voyageur I : Introduction
de Thorian Derival
Silence. Comme une pause dramatique dans l’intrigue d’un théâtre. Des spectateurs, il n’y en a point ici, mais nous, nous sommes là. Sous cette lumière kaléidoscopique, Midona et moi incarnons nos rôles à la perfection. Yeux de braise, défiants, les corps prêts à passer à l’action. Cette pièce nous accueille à bras ouverts, nous embrasse en nous laissant toute la place, débarrassant tous ces meubles inutiles de la scène. Vide. Si ce n’était pour ce bureau, là dans un coin, j’aurais pu croire débarquer dans le piège tendu par mon ennemie de toujours. L’apogée de l’histoire, la confrontation finale : là où toutes les réponses à l’intrigue seraient dévoilées ! Cette forte odeur d’encens, étouffante comme celle du danger. Alors que la vie de l’héroïne est menacée par un reptile géant et un outil d’écriture menaçant, que va-t-il se passer ? Quel suspens ! Mais nous ne sommes pas des actrices, encore moins dans un théâtre. Nous sommes dans la vraie vie. Tout ceci n’est qu’une mise en scène drôlement bien menée, mais qui ne se joue pas. Et il ne tient qu’à moi de participer à cette farce ou non.
- Quelle coïncidence : j’allais justement vous poser la même question.
Intimidation, puis déstabilisation. Les yeux clairs de Midona qui, jusqu’à maintenant, cherchaient à récolter sur mon visage le fruit de son labeur, reviennent se fixer sur moi. Étincelant de ce vif intérêt pour ma personne. Si brillant qu’ils embrasent son indomptable chevelure de feu. Ils me dévorent toute entière. Goulûment, impatients. Cherchant. Un minuscule impair, c’est tout ce qui leur faut ; en un claquement de doigt, la Vipériche fondera sur moi. La jeune fille a entre ses mains le pouvoir de sceller mon sort.
Ah ! Le souvenir de la vendeuse dans la boutique me revient. Il semblerait que le personnel est à l’image de leur cheffe. Un sourire se déploie sur mes lèvres.
- Comment puis-je être certaine de ne pas avoir gaspillé mon argent sur un produit imaginaire ? Quelles garanties me donnez-vous que ma commande existe vraiment ?
Premier vacillement.
Comme un doute s’immisçant dans ses yeux pourtant si clairs un instant auparavant. Mes paroles, évanescentes, inattendues ont tenté de désarçonner Midona. En vain. Les nuages disparaissent du ciel de son regard en instant. La jeune fille, droite sur ses appuis, me répond d’une voix claire et assurée.
- Oh, mais il n’y a aucun souci à avoir de ce côté-là : ce que vous êtes venue chercher est en ce moment même sur mon bureau. Et comme vous pouvez le voir, le dossier est plutôt conséquent.
Bref coup d’œil vers le meuble.
- Hum… effectivement, je constate cela.
- Tant mieux, car nous mettons un point d’honneur à ne pas gaspiller l’argent de notre précieuse cli…
- Mais, qui me dit que ce n’est pas simplement un tas de feuilles blanches ?
-… ?
Deuxième vacillement.
« La confiance » rétorquerait n’importe quel Marchand excédé, révélant ainsi la superficialité de son jeu d’esprit.
Mais pas elle.
Midona me regarde droit dans les yeux. Le dos droit, son menton haut levé. Ses lèvres closes. Elle ne prononce aucun mot. Pour seule réponse, je n’obtiens que ce sourire horripilant.
Boum boum !
Se contrôlant peut-être, la jeune fille ne montre point ce visage hideux que parfois les humains revêtent. Légère, intouchable. Elle est gracieuse dans sa défaite.
Et elle y met un point d’honneur en me narguant.
Boum !
Tu es…
Ah ! Comment ose-t-elle ?
Boum boum !
Non, ce n’est pas une victoire complète.
Non…
Boum boum boum !
Mon cœur.
Un tambour de combat s’excitant à mesure que l’envie s’éveille en moi.
Non, tu es…
Celle de défoncer ce masque de fausse joie.
- Ah…
Mais ce serait creuser ma propre tombe, n’est-ce pas ? Je souffle, évacue toute cette chaleur en moi. Tout retombe, tout se tait en douceur. Le calme revient. Quelle jeune fille rusée : elle m’a renvoyé mon offensive en pleine face. Un jour, mon trop plein d’impulsivité me causera des siennes… Mais pas aujourd’hui : je ne tomberai pas dans le panneau si facilement. Mon regard se plonge dans celui de Midona. Et j’imagine que tu le sais déjà.
- Ha ah ah !
Son rire aussi clair qu’enfantin remplit l’espace en un instant.
- Tu as vu ça, Mémé ? Elle en a du répondant notre cliente d’aujourd’hui !
Ssss !
- Oh ! Je vois que tu as le même avis que moi : ce genre de tempéraments sont les meilleurs, pas vrai ?
Sssss sss !
- Veuillez bien vouloir m’excuser de vous avoir taquiné ainsi : c’était tout simplement irrésistible.
De la taquinerie ? Ce serait grossier de résumer tout ce qui vient de se passer pour de la pure taquinerie.
- Venez donc à mon bureau, mademoiselle Dorlémon, que l’on finisse le travail !
Frrrrr !
Je ne bouge pas. Pourtant c’est une proposition tentante : finir cette scène rapidement et sans bavure. Elle me confie cet énorme dossier que je vois et en échange je ne chuchote pas un mot sur cette organisation. Gagnant-gagnant, n’est-ce pas ?
- Mademoiselle Dorlémon ?
Mais est-ce vraiment le cas ?
Frrr !
La voix distante de la jeune fille me parvient, mais ce n’est pas elle qui capture toute mon attention.
-Ah…
Un souffle. Un souffle qui me caresse le front, mes joues. Ma nuque. La Vipériche se déplace. Son armure d’écailles se déploie, s’articule. Luit. Elle se pare des couleurs multicolores que dépose le vitrail à leur surface. Tantôt verte, tantôt violette. Tantôt bleue, tantôt rose. Un bal de nuances prend place sur ce corps titanesque en mouvement et elle, Mérédith, ne s’en soucie guère. Comme presque fuyant cette lumière kaléidoscopique, elle sort de mon dos et serpente jusqu’à se positionner derrière Midona. Dans l’ombre de sa maîtresse.
Mes yeux se plissent. Il serait ridicule de croire qu’une telle bête féroce puisse être domptée avec seulement quelques bâtons d’encens. Comme qui dirait, une telle épreuve de force demande de savoir manier le bâton et la carotte. Menace et douceur. Pour l’empêcher de voir ce qu’il y a en dehors de ces murs. Pour la garder au plus proche de soi, lui procurant tout ce qu’on lui a appris qu’elle avait besoin. Cela est d’autant plus facile avec un spécimen qui ne connaît rien de ce monde.
- Elle n’a pas ses défenses rouges.
Ce n’était qu’une réflexion à moi-même, un murmure destiné qu’au silence. Une bouteille à la mer.
- Et cela restera ainsi : Mémé ne connaîtra jamais le goût du sang.
Mais la voix de Midona me répond. Froide et acerbe. Mon regard se tourne vers elle.
- Ah oui ? C’est plutôt étonnant : venant d’une organisation comme la vôtre, je pensais que vous l’auriez dressée comme une arme.
- Mademoiselle Dorlémon…
La jeune fille se tient assise derrière son bureau. Son grand sourire toujours plaqué sur ses lèvres, elle est rayonnante. La lumière cascade sur sa chevelure rousse, déposant un halo sur sa tête. Un ange. Cependant, cette façade ne peut pas tout couvrir. Ses mains croisées devant son visage en un entrelacs nerveux. Tressaillant. À sa posture, je devine l’agacement rôdant sous ce masque.
Ah ! Le poisson a mordu à l’hameçon.
- … ce n’est pas parce que vous considérez qu’une Vipériche est une machine à tuer qu’elle ne se résume qu’à ça. Elle peut offrir bien d’autres choses.
À mon tour je fais grandir un sourire aux coins de mes lèvres.
- Comme quoi ? Jouer le gentil animal de compagnie qu’elle est ? Enfermée ici depuis sa naissance, sans même savoir ce qu’elle est ?
Silence.
Troisième vacillement.
Le coup de grâce.
La conviction de Midona se résume à la lueur d’une bougie. Fragile, n’osant qu’à peine éclairer l’obscurité. De peur de réveiller quelques monstres endormis. Énormes, destructeurs, de sa volonté et sa vision du monde ils n’en feraient qu’une bouchée. Et moi, je viens de les tirer de leur sommeil. Dans ses yeux, bien malgré elle, des scénarios catastrophe s’enchaînent. Il lui est impossible d’échapper à la véritable nature de cet animal. Même si son cœur lui hurle que Mémé est une exception à la règle, sa raison l’emporte, et non pas à tort.
Le sang est la raison de vivre des Vipériche. Tuer ses frères et sœurs pour être reconnue par ses parents. Les dévorer pour résister au grand froid de l’hiver. Manger ses géniteurs pour grandir, achever ses enfants pour survivre. Un cycle sans fin de morts et de naissances où la couleur de leurs défenses se teintent de rouge et s’assombrissent au fil des combats. Il ne suffit que d’une goutte de sang pour provoquer cette déferlante de violence. Que ce soit la sentir ou la boire, sa seule présence à l’air libre arrive à éveiller cet instinct de chasseur chez les Vipériches. Alors, en domestiquer un, telle que j’imagine que la jeune fille a fait, sans une goutte d’hémoglobine, n’est qu’une douce illusion pour se croire aux commandes. Mais cela, je doute qu’un Trappeur actif ne dévoile un jour ces informations à une guilde comme celle-ci.
- Je crois qu’il y a un malentendu, mademoiselle Midona.
Lentement, je me rapproche du bureau. Pas après pas, le léger écho du sol remontant le long de mes chevilles.
- Je ne suis pas en train de critiquer votre style de vie : je ne fais que souligner des faits.
Mon corps s’immobilise. Il n’y a plus qu’un meuble pour nous séparer.
- Vous avez fait un travail admirable en élevant cet animal magique : je le vois bien, vous partagez une vraie complicité. C’est pour cela que je crois…
D’un geste fluide. Sans aucune hésitation. Je dégaine Éverine et pointe son canon sur ma tempe.
- … que j’ai beaucoup à gagner en faisant cela.
Le temps semble se suspendre. Alors qu’un frisson délicieux parcourt mon corps. Alors que je vois, sous mes yeux, le masque de Midona s’écrouler. Interloquée. Elle ne peut que l’être, j’imagine. Qui serait assez fou pour s’utiliser soi-même comme otage ? Ah. Ah ah ah. Définitivement, la stratégie du bâton et de la carotte ne me sied pas.
- Une seule goutte, mademoiselle Midona, et la Mémé que vous chérissez tant disparaîtra.
Si nous nous étions rencontrés dans d’autres circonstances, j’aurais sûrement adoré débattre de tout et de rien avec cette petite. On se serait donné rendez-vous dans un café, buvant tasse sur tasse, alors que le soleil se couche à l’horizon. À la fin de nos discussions, le sujet ne serait jamais clos, on s’en irait en concluant sur un match nul. Mais…
- Qu’est-ce que vous voulez exactement ?
… les circonstances actuelles ne me permettent pas d’agir d’égale à égale.
Ses yeux clairs semblent vouloir me transpercer.
- Vous m’avez posé une question plus tôt, n’est-ce pas ?
Pas un tremblement ne l’agite. Ni son corps, ni le bout de ses lèvres. Midona a désormais perdu son air estomaqué, mais elle ne sourit pas pour autant. L’aura solaire qui l’entourait s’est éteinte. Ne reste alors que cette impression rampante de froid.
- Vous m’avez demandé quelle garantie je vous donnais pour prouver que j’étais une personne fiable ? Permettez-moi de vous donner une réponse tardive.
Éverine s’avance, frôle la peau délicate de mon crâne.
- Vous. Avez. Des. Informations. Sur. Moi.
Chaque mot résonne étrangement dans la pièce. Alors qu’ils disparaissent dans le vide, nous nous défions du regard.
Ils savent ce que j’ai fait.
J’ai tué.
C’est la première chose qui m’est venue à l’esprit quand Midona m’a posé cette question. Pour une guilde d’informations, quoi de plus normal que de vérifier l’identité de son commanditaire. Cette scène d’intimidation à mon entrée dans cette pièce, elle ne servait qu’à effrayer les plus faibles d’esprit. Il suffisait alors de les cueillir juste après, de les presser jusqu’à qu’il ne reste plus rien à en tirer. Pour ceux restant stoïques face à Mémé, ne restait alors qu’à faire bonne figure pour finir l’entretien en toute quiétude. Ils repartent alors soulagés de ne pas s’être fait dévorés. Quel plan bien pensé.
- Je vais prendre ceci, si vous n’avez aucune objection. Je pense qu’il est temps pour moi de m’en aller.
Mais, il demeure une faille.
Mon arme baissée, je m’empare du dossier devant moi. Lourd, épais. Il me faudra peut-être plusieurs heures pour le parcourir. Tout contre mon cœur, son poids se fait d’autant plus grand. Tant d’années perdues avec des questions en suspens. Qui ne trouveront peut-être même pas de réponse entre ces feuilles.
- L’amour est une arme à double tranchant, n’est-ce pas ?
Midona ne me répond rien.
Sssss ?
Sentant sa détresse, Mémé sort de l’ombre pour la réconforter. Délicatement, avec mille précautions, la Vipériche vient frotter le bout de son nez cornu contre la joue de la jeune fille. Mais le résultat escompté n’est pas atteint : immédiatement, le corps de sa maîtresse se raidit.
Ah.
À ce triste spectacle, je tourne les talons.
Je me sens sale.
Tu es…
Mais cela était nécessaire pour protéger mon nouveau départ. Pour protéger celle que je vais devenir, ici, à Tarn.
À moi…
Je ne peux pas faire confiance à ces gens-là. Si quelqu’un venait à essayer, non, même penser à ternir cette future moi, je me dois d’agir.
Tu…
Peu importe les moyens, peu importe les conséquences que cela aura.
L’image d’une Vipériche en furie saccageant la ville surgit dans mon esprit. Mais je l’efface bien vite : il est inutile d’y penser pour le moment.
Alors que je suis sur le point de sortir de la pièce, mon corps s’immobilise. Fébriles, mes lèvres hésitent un instant.
- Rappelez-vous bien : si je perds tout, je ferai en sorte que vous aussi.
Et aucun océan d’encens n’y changera rien.
La porte claque dans mon dos.
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