Chapitre 13
Comment décrire autrement les natifs des Archipels autrement qu’enfants des Îles ? Mystérieuses populations ayant survécu en dehors du Continent, leurs fascinants yeux verts, souvent accompagnés d’une chevelure sombre, ne manquent jamais l’occasion de se faire remarquer. Autant auprès de la populace pour la rareté de cette couleur qu’auprès des scientifiques se penchant sur la disparition de cette caractéristique une génération après avoir rejoint le Continent. Aussi étrange que cela puisse paraître, ce phénomène ne peut être décrit comme une légende urbaine. Certains y voient une punition des esprits impies célébrées sur ces terres éloignées, d’autres une preuve que leurs croyances en sont à leur origine et qu’une fois bien instruit, ce stigmate de l’ignorance et de la sauvagerie disparaît de lui-même.
Murelta, contrée lointaine et presque légendaire. Quelles sont les histoires qui ne se sont pas inspirées de ce pays pratiquant « magie » et autres sorcelleries selon certains dires ? Je n’en connais point. Cependant, ce ne sont pas ces contes folkloriques qui attirent nombre de Chercheurs là-bas, mais bien l’étrange concentration d’énergie dégagée par ces Îles. Personne n’a à ce jour encore découvert qu’elle en était la cause ; le Conseil Continental a donc pris comme décision préventive d’interdire cette aire à quiconque ne possédant pas une habilitation à y pénétrer.
Extrait de Mystères encore non résolus de notre monde
d’Orléo Dorlémont
Je ne sais quoi lui répondre. Mon cerveau est en vrac, ma gorge sèche. C’est à peine si je me souviens encore de comment je m’appelle. Ma bouche s’ouvre, mais aucun mot ne s’y bouscule. Tous figés, paralysés. Mon esprit ne sait quoi exprimer pour l’épater.
- Et bien, il faut croire que j’avais vu juste ; seulement, elles ne vous ont pas enlevée, vous, mais votre voix ! Ah, j’espère que vous n’êtes pas tombée sous leur charme au moins : la maison n’est pas en de très bons termes avec ces créatures.
Toujours aucune réponse de ma part. Mais qui pourrait m’en vouloir ? La personne en face de moi n’est autre que la célèbre Martha Vollenzosky ! L’unique capitaine pouvant se vanter de n’avoir jamais perdu un seul matelot en mer. L’Aventurière la plus récompensée de toute l’histoire du Continent. La seule à avoir triomphé d’un raid de trente-quatre Charybdes immatures, uniquement à la force de ses poings ! Cette femme-là, c’est celle qui vient de m’ouvrir la porte de sa maison. Elle m’accueille le menton haut, le regard féroce. Les pieds bien ancrés sur son perron dans son tablier blanc paré de volants.
- … ?
Des volants ? Cette vue me paraît si incongrue que je dois me frotter les yeux pour m’assurer que je n’ai pas la berlue. Cependant, même après avoir réitéré cette opération plusieurs fois, cette étrange apparition ne disparaît point.
- Un problème, madame ?
-… !
Je me retourne. La Garde se tient juste derrière moi. Si mon cœur semble tenir le coup, mon corps tremble, lui, de tous ses membres. Je sens le sang quitter mon visage.
- Hein ? Non, pas du tout, pourquoi ? J’accueille simplement mon invitée, voilà tout.
- Oh, toutes mes excuses, on a cru que…
La fonctionnaire me lance un regard circonspect. Ah. Une lueur. Si son visage ne laisse rien transparaître si ce n’est son extrême professionnalisme, cette lueur dans ses yeux me révèle tout. De la méfiance. Celle que même les paroles les plus rassurantes ne sauraient éteindre. Celle qui pousse au zèle. Frisson. J’ai été étiquetée comme une menace potentielle.
- Que quoi ? s’impatiente Martha.
- … Non, rien. Veuillez-nous excuser pour le dérangement, madame Vollenzosky. Passez une agréable soirée.
- Hmmph, vous aussi.
Son corps tendu, la Garde fait une rapide révérence avant de se retirer. Son regard m’effleure une dernière fois. Comme une promesse qu’on n’en restera pas là. Puis elle me montre son dos, s’éloigne en direction de son coéquipier. Ensemble, leurs pas reprennent à l’unisson.
Tac ! Tac !
Ils disparaissent au détour d’un immeuble.
- À nous deux maintenant, petite alouette.
Sursaut. Je sens l’attention de Martha revenir se fixer sur moi. Ah. J’ai soudain du mal à avaler ma salive.
- Je crois que vous me devez une petite explication.
-… ?
De quoi parle-t-elle ? Les raisons de mon retard ? Je me suis simplement perdue en chemin. On pourrait en attendre autant de n’importe quel nouveau venu débarquant dans cette ville, non ? Soudain, mon corps se fige. Ou bien… s’agit-il d’autre chose ?
…
A-t-elle compris ?! La Garde lui a-t-elle fait un signe discret pour l’avertir ? Que je ne suis pas comme les autres.
Que j’ai tué.
Que j’ai pris une vie.
Et que je ne pense qu’à recommencer.
Une Aventurière de sa trempe a sûrement rencontré des centaines de personnes comme moi. Elle doit forcément savoir.
Elle doit sûrement savoir qu’il faut les éliminer.
Mes poings se serrent. Que dois-je faire ? Partir tant qu’il est encore possible ? Bousculer Martha dans l’espoir de gagner du temps ? Non. Un acte aussi simple ne pourra l’arrêter de me pourchasser. Il faut un moyen de la ralentir de manière sûre.
Tu es à moi !
Frisson. Je sursaute au contact d’une surface froide sur mes doigts. Éverine. Mes lèvres tremblent. Mes mains se crispent sur le manche de l’arme. Une seule pensée tourne en boucle dans ma tête.
Dois-je tirer ?
Éloigne-toi de cette femme.
Sur celle qui a fait vibrer le monde entier au son de ses aventures ?
Elle ne t’apportera rien de bon.
Sur celle qui a ensorcelé mon cœur d’enfant de ses belles paroles ?
« Tout le monde peut apporter sa pierre à l’édifice.»
« Si la société vous rejette, prouvez-lui qu’elle a eu tort ! »
« Être une vraie Aventurière, c’est faire face à tous les obstacles sur son chemin. »
- Enfuis-toi, petite. Tu… Kof kof ! Tu ne fais pas le poids face à ce monstre.
Ces quelques mots lui arrachent du sang de la bouche.
« Elle les affronte. »
- Non ! Je ne vous laisserai pas mourir ici. Pas vous aussi !
La bête rumine. Ses sabots grattent le sol. Elle est sur le point de charger.
« Et les surmonte ! »
- Je vous protégerai quoi qu’il m’en coûte !
Sursaut. Mes doigts lâchent immédiatement Éverine. Je n’étais tout de même pas sur le point de… ?
…
Un objet dans la périphérie de ma vision.
Qu’est-ce que…
Mon regard se tourne sur le côté.
Tu es à moi.
Des mains.
Deux paires écarlates survolant les côtés de ma tête. Chaque articulation est doté d’un joint.
Des mains de poupée.
Elles s’activent autour de moi, telles des tisserandes zélées. Avec leurs longs doigts artificiels, elles caressent mes cheveux, agrippent mes tresses.
Et cette voix.
Douce, lente. Susurrante. Elle résonne au creux de mon oreille.
Il faut que tu t’éloignes de cette femme. Vous n’avez rien à faire ensemble.
Lentement, comme l’écoutant, mes mains viennent retrouver le manche de mon revolver. Fermes. Prêtes à dégainer.
Tire. Tire avant qu’il ne t’arrive malheur. Tu ne peux pas lui faire confiance.
Soudain, des images d’évènement inconnus se déversent dans mon esprit. Des paysages, des visages. Des souvenirs qui ne sont pas les miens.
L’aube, une étendue d’eau à perte de vue. L’océan. Un immense navire, son équipage en cercle autour d’un seul homme. Âgé, tout fripé par le temps. Son corps n’est guère plus qu’un squelette mouvant. Il est à genoux. Les deux mains liées dans le dos.
- Je vous en prie ! Je ne le referai plus jamais. Ayez pitié de moi !
Ses suppliques résonnent à des mètres à la ronde. Mais elles demeurent inaudibles pour sa destinataire. Martha Vollenzosky le regarde de haut.
- Apportez la planche !
- Non, je vous en prie, capitaine !
Changement de scène. La nuit est tombée, le supplice préparé. Le simple morceau de bois tendu au-dessus des flots. Le vieil homme se tient à son bout bâillonné. Sous ses pieds, des eaux mouvantes. Obscures. Il ne tarde pas à les rejoindre sans un cri.
Plouf !
Son corps disparaît sous la surface. Pour soudainement venir percer les vagues l’instant d’après. En un ultime effort, presque miraculeux pour un tel malheureux.
- Mmmmm ! Mmm !
Ses yeux brillants lancent des appels au secours. Ils ont vu ce qu’il y a sous l’eau, ils savent qu’ils n’ont aucune chance. En vain. Aucun matelot n’ose bouger son petit doigt.
- Mmmmmmm !
Un dernier cri. Avant d’être réduit en charpie. De lui, il ne reste qu’une vague tache de sang au milieu de l’océan. Les jeunes Charybdes n’ont rien laissé d’autre.
- Ceux qui enfreignent les lois doivent en payer le prix fort.
Martha. La célèbre Aventurière regarde une dernière fois les flots tumultueux avant de se retourner et disparaître.
- Ce n’est… pas la réalité…
Ces simples mots m’ancrent à nouveau dans le présent. Mais cette présence obscure tente de reprendre le dessus sur moi.
Tu es à…
Je n’appartiens à personne !
Des tremblements m’agitent. Je couvre mes oreilles pour faire taire cette voix.
On tire sur mes cheveux.
Les mains les empoignent, les écartèlent. Très lentement, je me sens décoller du sol.
Violence.
Douleur.
LÂCHEZ-MOI !!!
Une onde. De l’énergie qui parcourt mon corps. Elle l’électrise de toutes parts avant d’en ressortir en trombe. Comme la dernière fois.
-Ah !
La tension accumulée se relâche. Dans mes épaules, ma nuque. Seuls les bruits et les sensations habituels de la rue chatouillent mes sens.
Les mains ont disparu.
Je suis à nouveau maîtresse de mon corps. Il n’obéit qu’à moi et ça devrait toujours être le cas.
- Ah…
La fatigue se fait ressentir dans tout mon être. Lentement, sans que j’en sois tout à fait consciente, ma tête bascule en avant. Ah. Ça va faire mal. Alors que je sens le sol se rapprocher, une dernière pensée s’envole vers ce magnifique début de journée. Quel plaisir ça été de sentir ainsi le vent et le soleil effleurer ma peau ! Quel dommage que tout se finisse ainsi. Mes yeux se ferment, se préparent à l’impact. Mais rien. Juste une sensation de chaleur, de douceur. De peau humaine.
-… ?
Je relève les yeux. Deux bras musclés m’ont rattrapée.
- Ouh là, moussaillon. Ce n’est pas le moment de piquer du nez !
Une douce voix. Mais rien de celle dans la vision. Celle-ci est basse, légèrement râpeuse. Comme une marque indélébile laissée par l’alcool et les milliers de récits racontés. Une vraie voix d’Aventurière.
- Je…
Mon idole. Toi dont je connais le visage par cœur, je découvre enfin à quoi tu ressembles. Dans la vraie vie, loin de mes rêveries. Tu es si proche de moi maintenant. J’aperçois les racines de tes boucles rasées. Les fines cicatrices tailladant ton visage tanné par les beaux jours. Et tes yeux. Ils me semblent si aimant !
- Ma petite Sol !
- Petite sœur !
- Sol’ !
J’ai l’impression qu’ils sont tous là avec moi. J’entends leur voix ! Cette sensation, j’aimerais m’y noyer et ne jamais refaire surface. Comme si je retournais au bon vieux temps.
Mais cette époque est révolue. Et rien n’y changera.
- Je suis dé…
Mais je suis soudainement interrompue.
- Hum ?
Des doigts calleux se sont posés sur mon front.
- Ma parole ! Mais vous êtes complètement gelée !
Ah oui ? Je ne m’en étais pas rendu compte. Peut-être est-ce dû à la fatigue accumulée au long de la journée ? Rien de très extraordinaire à cela, pourtant… l’expression de Martha laisse paraître toute son inquiétude. Alors que ma bouche commence à s’ouvrir…
- Hein ?
… je me sens soudain décoller du sol dans les bras d’une certaine Aventurière.
- Je n’ai jamais laissé un seul de mes matelots attraper la crève sous ma garde, ce n’est pas aujourd’hui que ça va commencer !
- A-attendez un instant, ce n’est pas… !
Ni une ni deux, nous traversons le hall d’entrée à toute allure. L’intérieur de la maison m’apparaît comme une bouillasse floue et colorée tournant comme un carrousel autour de moi : impossible de poser les yeux sur quoique ce soit. Martha cavale plus vite que son ombre. Ah ! J’ai de nouveau envie de vomir.
Plop !
Mais aussi vite que tout cela a commencé, cette course folle s’arrête. Me voilà maintenant confortablement installée dans un canapé bien rembourré. Les coussins moelleux formant comme un écrin autour de mon corps. Et avant même que je n’ai tout à fait le temps de réaliser la situation, je me retrouve emmitouflée dans une couverture par-dessus le marché.
- Ne bougez surtout pas : je vous apporte de suite quelque chose de chaud à manger !
Martha qui se trouvait déjà à l’autre bout de la pièce disparaît sans même me laisser le temps de lui répondre. Soupir. Je me laisse ramollir sur cet énorme oreiller. Mon esprit encore confus de ce qui vient d’arriver. Ai-je vraiment été transportée dans les bras d’une Aventurière de légende ? Mes joues s’enflamment à cette simple idée. Comment cela a-t-il pu arriver ?!
Click ! Clack !
Des bruits de couverts interrompent mes pensées. Rapides, secs, il est étonnant que je ne les ai pas remarqués plus tôt. Péniblement, tirant sur ma nuque déjà bien éprouvée, je relève la tête une nouvelle fois. Un jeune garçon. La peau hâlée, les habits tout usés, il est assis à une table à manger toute proche. De ma présence, il semble n’en avoir cure ; toute son attention est concentrée sur son assiette généreusement remplie. L’énorme part de gratin encore fumante est bien plus fascinante à ses yeux, on dirait. Ses mains s’activent prestement au-dessus. Si vite, si avides. Il est presque étonnant de voir ce garçon encore utiliser des couverts, plutôt que ses doigts. Il ne mange pas : il dévore. Comme une bête affamée, il engloutit sans seconde pensée bouchée généreuse après bouchée généreuse. Il ne laisse pas même un répit à ses mains pour repousser les grosses boucles noires tombant devant ses yeux. Verts. Aussi verts que les feuilles. Je me fige. Un enfant des Îles.
- Til ! Où es-tu sale garnement !
Martha débarque comme une furie dans la salle. Ses cheveux en pétard, les yeux lançant des éclairs. Mais il est déjà trop tard : le garçon a depuis longtemps pris la fuite. À peine avait-il entendu le début de son prénom qu’il galopait déjà en dehors de cette pièce.
- TILOMÉO VOLLENZOSKY !!! Reviens ici tout de suite !
Ni une ni deux, l’Aventurière se lance à sa poursuite à toute vitesse. Ses puissants pas font trembler la bâtisse tout entière. Quelques secondes s’écoulent sans que je ne bouge d’un centimètre. Figée, peut-être de surprise : cette journée ne finira pas de m’étonner. Soupir. Ma tête retombe sur le moelleux coussin dessous. Une seule pensée tourne dans mon esprit. Dans quoi me suis-je encore embarquée ?
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