Chapitre 17
« L’habit ne fait pas le moine » est une expression des plus banales et nous sommes tous d’accord qu’elle contient un fond de vérité. Pourtant, rares sont ceux qui la suivent vraiment ; nous nous faisons tous avoir au quotidien ! Ne serait-ce que par cette fameuse première impression qui pose les premiers piliers d’une relation. Un visage souriant nous laissera penser qu’il s’agit d’une personne sympathique, des habits propres et peu abîmés à une personne avec une vie saine.
À cela, beaucoup répondraient que les actes et paroles qui suivent cette première rencontre sont ce qui déterminera vraiment le jugement d’une personne. Reconnaître cette affirmation comme vraie serait oublier que nous portons tous un masque. Si une personne souhaite vraiment être vue d’une telle manière, par exemple gentille et serviable, elle fera tout pour coller à cette image devant vous. Il suffira donc simplement d’un peu de talent d’acteur ou que l’on soit un brin naïf pour tous nous faire tomber dans le panneau.
Et cela est d’autant plus vrai appliqué à une situation. Souvent, l’urgence de certaines circonstances nous font perdre tous nos moyens : on agit comme bon nous semble et ce n’est qu’une fois le chaos terminé que l’on se pose pour réfléchir. Cependant, même dans ces rares instants de calme, nous tromper est facile comme tout. Si on peut juger une personne par rapport à ses actions, déterminer le bien fondé d’une action par rapport à ses motivations semble déjà beaucoup plus incertain. Après tout, qui pourrait se gausser de toujours connaître les raisons poussant les autres à agir ?
Extrait de Infortune et idées reçues
de Orléo Dorlémon
- Mais… qu’est-ce que tu… ha, me veux… encore ?!
Le contrecoup de ma course pèse sur ma phrase, la hache en petits morceaux. Articuler le moindre son devient un effort surhumain. Colère. Frustration. J’aurais pu lui balancer tellement de choses à la figure si seulement mon corps n’était pas aussi essoufflé. Merde !
- Moooi ? … ha, rieeeeen du tout… ha, voyons. Je passais… juste par… là.
Sérieusement ? Mes sourcils se froncent. Il se moque de moi !
- Tu te fous de… ma gueule !
J’explose, tente de me relever. Mais j’échoue lamentablement. Ma tête vient à nouveau heurter le torse de Clochette qui grogne de douleur de plus belle.
- Aaaah… tu as vraiment la tête dure… toi.
- Tu n’as que… ha, ce que tu… mérites… pour m’avoir suivie… depuis ce matin, sale… ha, chien !
J’affirme, j’insulte sans aucune certitude. Mais je ne laisse aucune place au doute. Cette sensation en sortant de chez Martha ce matin. Un frisson remonte le long de mon dos. Non, je ne peux pas me tromper. Quelqu’un m’a suivi. Et qui d’autre que cet auto-proclamé « garde du corps » pour faire une chose pareille ? Je tremble, je fulmine rien que d’y penser. Lui qui essaie de se faire passer pour un agneau : il n’en a clairement que le costume. Ses compétences de filature sont bien plus développées que ne le laisse penser son discours savamment stupide. Soi-disant il me laissait filtrer des informations tout en sirotant son thé hier. Il faudrait être stupide pour gober tout cru les salades qui sortaient de sa bouche. Tout naturellement, avec ces conclusions, je m’attendais à ce qu’il me donne tort, à ce qu’il se défende devant mes accusations.
Cependant, il n’en est rien.
- Ha ah ah ! … Agr ! Keuh keuh ! Ah ah !
Il rit comme si tout ceci n’avait aucune importance.
Je suis sidérée. Malgré l’insulte que je viens de lui balancer à la figure, il trouve encore le moyen de rire. Et tousser. Sa gorge si sèche d’avoir autant couru n’arrive pas à suivre le rythme. Il hoquette, tremble, vibre d’amusement. Il n’en paraît pas moins heureux pour autant, un grand sourire sur les lèvres. Et moi, au-dessus de lui, je subis tout ce remue-ménage. C’en est trop. Agacée, je trouve la force de vaguement me relever, rouler sur le côté, retrouver le contact des pavés.
Mais pas plus loin.
J’aurais tellement aimé, mais mon corps refuse de se plier à ma volonté. Mes jambes sont à peine conscientes. Épuisées. Trop essoufflées. Je suis donc condamnée à rester à côté de ce dégénéré.
- C’est bon ? Tu t’es bien… amusé ?
- Ha ah !… oui !!! Plus que jamais.
- Ha !
Je ne trouve aucune réplique, aucune pique. Que peut-on bien répondre à cela ? Cela en vaut-il même la peine ? Ma réflexion ne va pas plus loin. Je suis épuisée. Mon esprit embrouillé par ma respiration sur le point d’expirer. Je me pose, ne fait plus le moindre effort pour communiquer ou me déplacer. Toute ma concentration sur ma respiration.
Mon torse qui se soulève. Mes poumons qui se remplissent.
Et se relâchent.
Au début, rapides, presque frénétiques, puis qui doucement ralentissent. Je retrouve mon souffle. Ma colère s’apaise.
Mes yeux se rouvrent, eux qui s’étaient momentanément fermés le temps de cette pause. On doit être bien fins tous les deux ainsi étalés sur les pavés. Les membres en étoiles, la respiration en déroute. Heureusement pour nous, cette artère ne semble pas très fréquentée. Je songe.
À toute cette histoire, ces rencontres. À ce que fait cet homme pathétique à côté de moi.
– La personne pour qui je bosse tient à ce que je te garde à l’œil. Ne me demande pas pourquoi : je n’en ai vraiment aucune idée. Sache simplement que je serai toujours dans les parages en cas de pépin.
Cette personne au masque, ou qui que ce soit d’autre finalement, semble vouloir prendre beaucoup de précautions avec moi. Pourquoi ? Mon rang de Trappeuse était au plus bas de la hiérarchie, mes compétences médiocres, mes talents inutiles. Serait-ce…
Un son sourd dans mes oreilles. Une vague d’énergie traversant mon corps, se propageant hors de lui.
… à cause de cette chose ?
Une sensation aussi électrisante que dangereuse. Venait-elle de moi ? Les souvenirs de ma maison s’impriment sur ma rétine. Des ruines. Des morceaux de meubles et de souvenirs. Morceaux de cadavres d’une vie soufflés après une explosion. Une bombe peut-être ? Mais dans ce cas, comment en suis-je sortie indemne ? Je me mordille la lèvre. Une énigme. Un mystère. Dont la réponse me paraît aussi farfelue que hérétique.
- De la magie…
- Qu’est-ce que… tu as dit ?
Clochette tourne la tête vers moi. Je sens son regard peser sur moi. Devine son air ahuri. Son rire qui vient de s’arrêter me manque presque.
Mais ce serait oublier ses réelles intentions…
- Il faut croire qu’il me suffit de dire des bêtises pour qu’enfin tu arrêtes de faire du bruit.
- Hein ?
À mon tour, je me renverse sur le côté. L’observe. Ses yeux bruns et banals décortiquent mon expression faciale.
… et toute personne ne travaillant pas pour moi le fait contre moi.
- Alors, enfin prêt à m’écouter ?
Ƹ§Ʒ
- Je t’assure : j’ai beau me retourner la tête, il n’y a aucun moyen que ça arrive.
Cling !
La porte de la boutique se referme dans mon dos. Encore un refus.
- Et qu’est-ce qui te semble si irréalisable ?
- Tout !
Nous voilà au centre de Tarn, dans les rues commerçantes. Clochette me suit alors que je fais la tournée des magasins dans l’espoir de me faire embaucher. Pas de chance : jusqu’à maintenant, les seules choses que j’ai reçues sont de la gêne et des regards fuyants sur un plateau d’argent. Je glisse un regard à mon « compagnon » de route. Sa tignasse poivre sel en bataille. Sa veste élimée jusqu’au possible. Il ne paie vraiment pas de mine.
- Ton but, là, c’est de me mettre des bâtons dans les roues alors ?
- Pourquoi tu dis ça ?
Je le désigne tout entier d’un geste de la main.
- Tu me suis partout. Les gens doivent trouver ça louche et qui voudrait engager une personne louche ?
Il me fixe un instant en silence. Avant de sourire jusqu’aux oreilles.
- Aucun risque de ce côté-là, je peux te l’assurer !
Mon œil.
Je grommelle quelques jurons tout bas avant de remettre en marche. Clochette me suit sans rien dire. Parfois, je me demande vraiment si cette confiance en lui tient plus de l’insouciance ou de la bêtise. C’est presque impressionnant en un sens.
- Pour revenir à ce que je disais, ton plan est impossible à mettre en exécution.
Les rues sont bondées de monde. Nous esquivons avec talent les gens qui vont et viennent, transportant urnes et poutres en tout genre. Il n’est pas rare que se glissent entre nous quelques enfilades de lécheurs de vitrines et marchands pressés de faire affaire. Mais toujours, il me rattrape. Comme collés à mes basques, se frayant toujours un chemin parmi ce flot de mouvements incessants. Cet homme ne me lâche pas d’un pouce.
- Et qu’est-ce qu’il y a de si difficile dedans ? Je demande juste une rencontre. Elle ou il peut bien faire ça après m’avoir refilé un de ses chiens de garde, non ?
- Même si ce petit « surnom » me fait bien rire, je t’assure qu’il n’y a pas moyen.
- Et pourquoi ça ?
Je m’arrête, me retourne brusquement. Clochette pile pour ne pas me rentrer dedans. Comme s’adaptant naturellement à ce changement, la foule nous contourne. Sans un regard dans notre direction. Comme si tout ceci ne sortait pas de l’ordinaire. Si seulement ils savaient…
Je lui fais face de plain-pied. Défie la faible résolution vacillant dans ses yeux. Lui qui est pourtant si grand par rapport à moi, lui qui me domine d’une bonne demi-tête, il semble presque trembler sous mon regard. Frustré, peut-être même acculé, le jeune homme secoue vigoureusement ses cheveux.
- Ce n’est pas si simple : il y a encore certaines choses qui doivent être déterminées.
- Quoi donc ?
J’assène mes questions aussi facilement que je respire. C’est presque trop facile. Clochette, qui ne semble pas avoir l’habitude de tant d’attention, est si vite désarmé.
- Disons que…
Soupir.
- Disons que l’organisation voulait vérifier quel genre de personne tu étais.
- À la bonne heure, il s’agit donc d’une organisation.
Je me remets brusquement en marche.
- Qu-quoi ! Attends !
Clochette revient à ma hauteur, désemparé.
- Qu’est-ce que tu… ?
- Quel genre de personne penses-tu que je suis ?
- Pardon ?
Je retiens un rire.
- J’ai dit : quel genre de personne penses-tu que je suis ? C’est bien pour ça qu’ils t’ont envoyé ici, non ?
Un instant de silence. Malgré le bruit de cette artère marchande. Malgré l’incessant vacarme de l’activité humaine, ce silence est au centre de mon attention. Pas un son. Les lèvres de Clochette sont closes. Je l’observe faire marcher ses méninges. Pourtant, j’ai comme l’impression qu’il connaît déjà sa réponse. Comme une lueur au fond de ses yeux. Intrigante.
L’espion à mes basques se décide enfin à parler :
- Un électron libre. Qui va où bon lui semble et qui ne se soucie de personne.
- Dans ce cas, tu devrais savoir que je n’en fais qu’à ma tête.
Sans même attendre sa réponse, je m’en vais, rentre dans une boutique toute proche.
Cling !
La porte s’est refermée dans mon dos. Et avec elle, toutes les possibilités pour Clochette de répliquer.
- Hmm !
C’est peut-être mieux ainsi : il aura le temps de réfléchir comme ça. Je jette un rapide coup d’œil autour de moi. Une modeste épicerie. Des étals, des étagères, toutes remplies jusqu’à ras bord de produits d’alimentation. Des poudres colorées joliment alignées dans leurs bocaux. De gros fruits ronds encore un peu terreux. Et étrangement, des dizaines et des dizaines de fanions. Dispersés un peu partout dans les étalages, ils égaient joliment la rustre présentation des produits en haut de leur petit piquet en bois. J’en déloge un, niché au milieu d’une pomme et d’une poire. Effectivement, une petite étiquette s’y accroche ; ils sont bien à vendre.
Je l’inspecte plus minutieusement. Le tissu utilisé laisse une sensation rêche sous mes doigts. Des filets de colle séchée dégoulinent le long du bâtonnet en bois. Une production de masse probablement bien peu regardante. Pour autant, je ne repose pas celui que j’ai en main : ses motifs peints intriqués m’ont fait de l’œil. Des courbes, des tourbillons, formant une délicate fleur sur le tissu. Je l’aime bien. Autre que moi, quelques clients peuplent les rayons. Leur panier bien rempli, ils poursuivent leurs emplettes sans se soucier plus de moi.
Ou presque.
Quelques regards furtifs dans ma direction. À peine le temps de les remarquer que déjà ils ont fui. D’ailleurs une jeune femme s’empresse de passer à la caisse. Après m’avoir esquivé bien maladroitement au détour d’une étagère. Quelque chose cloche.
- M-merci pour votre visite. En espérant vous revoir très bientôt.
- Mer-merci !
Tout aussi rapidement, elle sort du magasin. Suivie par des yeux hésitant à en faire de même. Mes sourcils se froncent à cela. Pourtant, je ne me démonte pas. Même, je me rapproche. Le vendeur tremble derrière son comptoir. Jeune. Probablement un jeune travailleur cherchant encore ses marques. Je lui fais mon plus beau sourire pour le rassurer.
- Bonjour, je souhaiterais savoir si vous…
- Désolé, on en a plus ! Ah !
Réflexe. Ses mains viennent recouvrir ses lèvres traîtresses. Traîtresses d’avoir exposé ses pensées. De la peur. D’accord ? Mes yeux se plissent à cette réaction déplaisante. Cependant, je décide de ne pas y prêter plus d’attention, pose le fanion à côté de la caisse.
- Pardon, mais ce n’est pas ce que j’allais vous demander. Je voulais simplement…
- Hiic ! Non, s’il vous plaît !
Euh… quoi ?
- Je vous prie, épargnez mon magasin !
Si je me doute que mon visage ne respirait pas la joie de vivre, je ne pensais pas déclencher une telle escalade.
- Je vous donnerai toutes mes économies s’il le faut, mais, je vous en prie, épargnez ce magasin !
Le vendeur, à genoux, s’agrippe à l’une de mes jambes en me suppliant. De ses yeux coulent un flot de larmes incontrôlable.
- Mais qu’est-ce que… !
Je me tourne vers les autres personnes autour de moi pour trouver de l’aide, mais… les autres clients de la boutique ne font pas mieux. Tous accroupis et recroquevillés par terre, ils tremblent de tous leurs membres. À peine j’esquisse un geste dans leur direction qu’ils s’égosillent d’horreur. Mais qu’est-ce qui se passe ici ?
- Relevez-vous, je vous en prie !
Je tente de faire lâcher prise au vendeur, mais rien à faire : sa prise ne se desserre pas. Ses doigts tordent, distordent le tissu de mon pantalon avec une telle force, au point où je me demande si déchirer le vêtement n’est pas ma dernière solution.
- Calmez-vous, je vous en prie. Je suis sûre que tout ceci n’est qu’un malentendu.
Et loin de m’aider à sortir de cette situation, une dame toute proche se met à sangloter fort. Elle est rapidement suivie du reste de la clientèle. Peu à peu, je sens ma patience s’effriter au milieu de ce vacarme de cris et de pleurs. Je tente de lutter, de ne rien dire ou faire qui risquerait d’envenimer la situation. Cependant, la bataille est peine perdue. Je craque.
- Mais qu’est-ce qui vous prend, à tous ?!
Soudain, la porte d’entrée de la boutique valse.
CLING !
- Arrêtez cette criminelle !
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