Populace, soit prudente !

La nouvelle est tombée ce matin : au total, cinq disparitions ont été signalées. La jeune Candice Marrallow, le célèbre escrimeur Xander Hatchett, la Météorologiste Terrance Villand, le Fermier Sokka Mobengo et l’Archiviste Harion Delvirtigh. « Entre la nuit dernière et tôt ce matin, plusieurs habitants de plusieurs zones bien distinctes se sont envolés sans laisser aucune trace » nous reporte l’Enquêteur Liêm Trần Hoàng. Les retombées de ces nouvelles ne se sont pas fait attendre. Plusieurs membres de la caste de notre très cher Liêm ont quadrillé les secteurs, en vain. Aucune trace, pas le moindre début de piste. Plusieurs gestes de soutien ont été lancés pour aider les proches des disparus pour faire avancer les recherches. Mais l’affaire semble dans l’impasse.

Cri de stupeur dans nos bureaux. Une impression de déjà-vu a agité la presse ce matin : cette affaire nous rappelle la tristement célèbre enquête Nuit Noire, ainsi nomme-t-on l’investigation « taboue » sur les trois familles dont tous les membres se sont volatilisés à l’ouest du Continent. Cependant, cela n’est pas un cas isolé : ces dernières années, plus d’un demi-millier de disparitions ‒ une personne ou un groupe entier ‒ ont secoué l’actualité. Seulement, l’affaire qui nous occupe aujourd’hui est d’un tout autre genre : des personnalités influentes de notre monde ont disparu. Serait-ce un nouveau signe pour rouvrir ce dossier Nuit Noire ? Seul l’avenir nous le dira.

Nous invitons tous nos fidèles lecteurs à aider les autorités dans leur recherche ! La moindre information est cruciale pour l’enquête. Appeler le numéro 117 ou directement à un poste d’Enquêteur pour tous renseignements.

Article Alerte disparitions, tiré de la revue ENOXA

de Matrix

- Quoi ?

Hari’ a… disparu ?

- Ce n’est pas possible…

Pourtant, cela expliquerait tout. Son absence au travail, son manque de réponse. Les appels vont et viennent des Archives : pour des demandes de documents de recherche, des références ; la communication est au centre de leur préoccupation. Jamais il n’aurait laissé un appel, même privé, sans réponse. Sans faute, au début et à la fin de leur service, les Secrétaires transmettent la liste des numéros aux Archivistes pour qu’ils puissent au moins laisser un message aux personnes concernées. Message direct sur le téléphone privé s’ils en possèdent un ou par notice pour la prochaine fois qu’elles appelleront. Je me fige.

Je n’ai reçu aucune indication d’une telle chose lors de mon deuxième appel.

Et Hari’ ne s’est pas présenté au travail aujourd’hui.

Je me mordille la lèvre. Cela veut dire qu’il avait disparu bien avant que je ne décroche le combiné pour la première fois. Mais pourquoi ? Une fugue ? Non, impensable. Hari’ a depuis longtemps dépassé ce stade d’adolescent inconséquent et la seule raison pour laquelle il ferait ça… Mon humeur s’assombrit rien que d’y penser. Madame D et moi sommes les seules à la connaître. Cependant, ce problème est depuis longtemps résolu : il l’a été à partir de l’instant même où Hari’ a quitté la maison de sa mère pour vivre aux Archives. Il est vrai que parfois, encore, ses lubies de rechercher ses vrais parents le reprenaient, mais il a toujours pris ses précautions, poser des congés quand nécessaire. Pour ne jamais avoir à faire avec les Enquêteurs.

Pour ne jamais avoir son histoire déballée au grand public.

Alors, pourquoi maintenant ?

- Vous devez faire erreur…

Ma voix meurt à la fin de ma phrase, pathétique. Étranglée par ce doute qui me ronge. Et si…

- Malheureusement pour vous, il n’y a aucune erreur possible. Le jour de sa disparition, aucun des Secrétaires présents ne l’a vu reporter sa fin de service, pas plus que ceux censés enregistrés son heure d’arrivée.

-…

- Il n’est pas rare que des Archivistes passent plusieurs nuits blanches sur un projet. Si c’est le cas, la procédure veut qu’ils s’annoncent. Ainsi, le service santé en sera informé et un Soignant sera dépêché tous les certains intervalles de temps pour vérifier son état de santé. Cependant, aucune demande de la sorte n’a été faite par…

- Attendez, vous venez juste de dire « malheureusement pour moi » ?

- Oui, un problème avec cela ?

- De quoi êtes-vous en train de m’accuser là ?

- Moi ? Mais de rien voyons.

Mes sourcils se froncent. Le grand sourire sur son visage m’indique tout autre chose.

- Je n’apprécie pas du tout le jeu auquel vous jouez.

- Mais je ne joue pas : je travaille.

- Et c’est votre travail d’accuser des personnes innocentes ?

- Et qu’est-ce qui me prouve que vous en faites partie ?

Soupir. Ce gars est un emmerdeur de première classe.

- La présomption d’innocence, ça vous dit quelque chose ?

Il ne me lâchera pas, quoi que je dise.

- Mais, mademoiselle Dorlémon, tout porte à croire que vous y êtes pour quelque chose dans cette histoire ?

- Pardon ?

Mon poing se serre.

- Vous n’êtes pas sérieux, là ?

- Si, on ne peut plus sérieux.

Sa main se lève. Quatre doigts levés en l’air.

- Et je peux vous le prouver en quatre points seulement.

- Vous me semblez bien confiant.

- Il le faut bien pour résoudre une affaire, non ?

Je souffle. Quel genre d’insanités va-t-il encore me cracher dessus ? Les forces de l’ordre n’ont décidément rien à faire de leur journée. Agacement et frustration commencent à fleurir un peu partout dans mon corps. Des petites pousses qui contractent, tendent tous mes muscles à l’extrême. Si ça ne tenait qu’à moi, je déboulerais en dehors de cette boutique. Mais… la tension retombe. Un tout petit peu seulement. Il faut que j’en aie la certitude. Que Hari’ va bien. Et le moyen le plus rapide de le savoir c’est d’écouter ce mégalo de service. Tant pis pour le reste : il peut bien me soupçonner autant qu’il veut, il n’a aucun moyen de le prouver.

- Je déclare l’accusée… non coupable !

- Quoi ?!

- C’est pas vrai !

- Mais c’est elle ! C’est elle qui a tué mon mari ! Comment pouvez-vous la déclarer non coupable. Après ce qu’elle a fait malgré tout ce qu’on a fait pour elle !

Mes dents grincent. Et s’il essaie, je me ferais violence pour ne pas lui faire manger mon poing.

- Je vous écoute.

- À la bonne heure.

Visage arrogant. Franchement, que peut-il être en train de se dire ? Que je l’écoute simplement pour savoir quelles traces je dois effacer derrière moi ? Est-ce donc ça sa stratégie pour me coincer ? Me prendre en flagrant délit ? Pas bête.

- Premier point : vous êtes la dernière personne à être entrée en contact avec monsieur Delvirtight. Il y a deux jours, à 14h02 précise, vous avez pénétré l’enceinte des Archives de Mer’u avec un gros sac et signé le registre des visiteurs. Ensuite, vous êtes montée à l’étage où l’Archiviste disparu vous a accueilli dans son bureau, comme en a pu attester le verrouillage de sécurité de sa porte. Puis, à 16h35, vous êtes sortie des Archives.

- Et ceci est censé prouver que je suis coupable, c’est bien ça ?

Sourire.

- Un peu de patience, ce n’était qu’une mise en bouche ; le plat n’a pas encore été servi.

- Tant mieux dans ce cas, je commençais à craindre de n’avoir rien à me mettre sous la dent.

Silence.

- Vous êtes une comique vous.

- Je sais, on me l’a déjà dit.

- Ah ! Je vois. Bref, pour continuer mon raisonnement, vous n’êtes pas sans savoir que toutes les Archives possèdent un incinérateur, n’est-ce pas ?

- Oui, c’est du sens commun.

- Et, tout comme chaque bureau d’Archiviste, cet incinérateur est relié à un système de ventilation permettant l’évacuation des odeurs et de la fumée, correct ?

- Oui… où voulez-vous en venir ?

Son sourire s’agrandit. Confortablement installé sur sa banquette en bois, Liêm me toise.

- Cela m’amène à mon deuxième point : votre caste. En tant que Trappeuse, vous possédez un accès illimité à une gamme plutôt large de produits de nettoyage ainsi qu’à tous les plans des bâtiments à proximité. Cela peut s’avérer utile pour planifier et faire le ménage après des missions sur les terrains mais aussi… Pour commettre un assassinat.

Mon cœur rate un battement.

- Pardon ?! Vous êtes en train de m’accuser d’avoir tué mon meilleur ami ?

- Tout à fait, mademoiselle Dorlémon, j’ai de fortes raisons de croire en cette hypothèse.

- Et sur quoi vous vous basez exactement pour me sortir des horreurs pareilles ?

- Sur les faits, mademoiselle Dorlémon.

Je me pince l’arête du nez : l’absurdité de la situation commence vraiment à me monter au nez.

- Écoutez, cette conversation ne va clairement nulle part. Je ne sais même pas pourquoi je me suis persuadée que c’était une bonne idée de l’écouter dans un premier temps.

Les pieds de la chaise raclent le parquet alors que je me lève.

- Je vais y aller. Passer une très mauvaise fin de journée et aller pourrir en enfer. Au revoir.

D’un pas décidé, je me dirige vers la sortie.

- Il est indéniable que pour être recruté dans les rangs des Trappeurs, une forme physique suffisante pour porter le poids d’un autre humain est prérequis. Notamment, par exemple, le tirer dans un conduit de ventilation avant de le pousser dans celui menant à l’incinérateur qui, comme par hasard, se trouvait être en maintenance et donc ne rejetait aucun air chaud par ce même conduit.

Je souffle, secoue la tête, comme pour me débarrasser de ces propos délirants. Ma main se tend pour attraper la poignée de porte.

- Mais ceci, ce ne sont que des conclusions qui ne valent pas grand-chose devant un tribunal. Plutôt, n’êtes-vous pas curieuse de connaître le mobile qui vous vaudra un interrogatoire ?

Mes doigts s’immobilisent.

- Quel mobile ?

Je me retourne vers l’Enquêteur. Ses yeux brillent alors que je mords à l’hameçon.

- Revenez, je vais tout vous montrer.

Soupir. Je me masse les tempes. Sans même attendre ma réponse, Liêm sort de sa veste une enveloppe et étale son contenu sur la table. Des photos.

- Ça a meilleur temps d’en valoir la…

Je me fige.

- Vu votre réaction, je présume que vous avez reconnu de quoi il s’agissait.

Mon expression faciale

Fais comme si tout était normal.

- J-je ne vois pas de quoi vous parlez.

- Ah oui ? Observez-les plus attentivement, je suis sûr que ça vous reviendra.

Je ne bouge pas d’un cil.

- Regardez, je vous dis. Il n’y a pas avoir peur.

À contrecœur, je m’exécute.

Fais comme si tout était normal.

Je me penche.

Fais comme si tout était normal.

Boum boum ! Boum boum !

Mes yeux parcourent les différents clichés. Des vitrines, des images venant d’un album photo. Un tas de produits d’entretien en tout genre. Et des détritus. Tous stockés dans des sacs transparents. Mouchoirs, gobelets, serviettes. Une mèche de cheveux. Blonds. Un goût amer se répand dans ma bouche.

- Toutes ces photos ont été prises dans les appartements privés de monsieur Delvirtight. Pas un grain de poussière. Nulle part. Votre ami chouchoutait vraiment sa collection.

- Et donc, ce tas de… d’objets est censé expliquer pourquoi j’aurais voulu tuer Hari’ ?

Rire.

- Mais bien sûr ! Cela ne sert à rien de nier, mademoiselle Dorlémon.

Ses yeux se plissent.

- Nous savons tous les deux que monsieur Harion était fou amoureux de vous.

Je ne dis rien.

- À un tel point qu’il prenait des clichés de vous dans votre dos, d’où cet album qui ne contient que des images de vous sous des angles qui ne pouvaient être réalisés qu’à la dérobée. De même, cette collection de déchets… je vous laisse imaginer la suite.

Ah ! Ah ah ah…

Mon cœur est au bord de mes lèvres, l’envie de fuir plus forte que jamais. Mais mes jambes supportent à peine mon poids : je suis prête à m’écrouler à genoux à tout moment. Ça avait commencé par un doute, un bref coup d’œil. Et une action que je n’aurais pas dû voir. Celle d’un bref flash venant de dessous de la table et un objet rangé dans la précipitation. Pourtant, le sourire d’Harion n’avait pas changé. Puis, ce fut au tour d’une silhouette familière de l’autre côté de la rue. Pendant un bref instant devant une fenêtre un soir, une personne postée derrière un buisson. Regardant en direction de ma maison. Ce soir-là, les rideaux ont été tirés et n’ont plus jamais bougé. Je l’ai toujours su, mais… Faire face à la réalité est une tout autre chose.

Jamais, je n’étais encore rentrée dans la chambre d’Harion. Mais elle est exactement comme je l’avais imaginée. Vide, dépourvue de personnalité. Excepté les objets que j’ai touchés ou sur lesquels j’apparais, il n’y a rien. Un lit triste, une chaise, un bureau. Et cette étagère horrifique, bourrée de vitrine en tout genre. Je l’ai toujours su… Mon cœur me fait mal. D’être forcée ainsi de le voir ainsi. Harion… Hari’ est mon ami. Même s’il se laisse facilement emporter, qu’il n’en fait qu’à sa tête parfois, même quand cela me déplaît…

Je secoue la tête. Passe une main fébrile sur mon visage.

Hari’

Est

Mon

Ami

Je suis au bord des larmes.

- Vous… Vous essayez de faire quoi en me montrant tout ça ?

Ma voix se brise. Je regarde Liêm. Lui qui jusqu’à maintenant affichait cet air fanfaron, il a perdu de toute sa superbe. Loin le sourire, oublié ce triomphe qui dégoulinait sur son visage à chacun de ses mots, ne reste que cette expression légèrement remuée. Gênée. Il se gratte le crâne, ses doigts écartant les courtes rangées de ses cheveux.

- Je suis vraiment désolé : je ne pensais vraiment pas à vous bouleverser ainsi. Mon seul objectif est de trouver la Vérité et pour cela, je cherchais simplement à provoquer une sorte de réaction de colère ou de dégoût par rapport à la victime. N’importe quoi qui pourrait m’indiquer que vous lui voudriez du mal.

- Mais vous allez me lâcher avec ça !

Mon cri fait retourner quelques têtes dans le café.

- Pourquoi vous essayez à tout prix de m’accuser de choses horribles ?!

Un de ses sourcils se lève.

- Un peu de calme, je vous prie, mademoiselle Dorlémon. Ce café est peut-être réputé pour garder les lèvres closes sur ce qui s’y passe, mais ce n’est pas pour autant une raison de crier : vous avez réveillé ce pauvre serveur.

Il me le montre du doigt. Sa figure, qui piquait du nez jusqu’à alors, se relève d’un coup. Une expression ahurie sur le visage. Le journal qui était dans sa main tombe au sol dans un bruit de papier froissé. Complètement perdu, il se frotte les yeux, regardant d’un œil vague ce qui l’entoure.

– Tu peux te rendormir, Horton.

Il nous lance un regard – un peu surpris de nous voir encore là – renifle de la plus belle des manières avant de retourner à sa sieste.

- Pour en revenir à votre question, c’est parce que c’est le profil psychologique qui vous correspond.

- Pardon ?

Je retiens un nouveau cri de justesse.

- Mademoiselle Dolrémon, soyons honnêtes, vous ne possédez guère des traits caractère particulièrement enviable. Sans doute est-ce votre côté passif qui vous a permis de supporter aussi longtemps les agissements de monsieur Delvirtight. Cependant…

Ses mains se croisent à nouveau sous son nez.

- Il m’a été reporté qu’à plusieurs reprises vous aviez été prise d’une rage folle, quoique ces épisodes semblent s’être calmé avec le temps. Passage à tabac d’autres enfants, morsures contre les forces de l’ordre, dégâts matériaux dans des locaux gouvernementaux et j’en passe. Je ne doute pas que vous aviez de bonnes raisons pour faire tout ceci ou que quelques idiots vous ont forcé la main.

Brève pause.

- S’ajoute à cela les cas de votre oncle que l’on m’a dépeint peu tendre avec vous et de votre coéquipière Trappeuse, Aldena Favez, qui semblait vous faire de l’ombre ; si elle n’avait pas expressément demandé à être votre partenaire, elle aurait sans nul doute atteint les rangs les plus élevés de cette caste. Tous les deux sont morts dans des circonstances quelque peu floues et mystérieuses, vous en conviendrez.

- L’incendie était accidentel.

- Certes, c’est une possibilité. Tout comme le fait que, à force d’endurer, de vous retenir parce que ce sont des êtres chers, quelque chose finisse par exploser.

- Quelle hypothèse farfelue.

- Mais véridique, selon moi. Surtout aux vues de vos passifs avec la justice. Les villageois de Mer’u n’ont pas tous été tendre avec vous, il me semble.

- Mes passifs… avec la justice ?

Oh. Un rire m’échappe.

- Ah… ah ah ah !

Tout ça pour ça.

L’Enquêteur semble décontenancé par ma réaction.

- Pardon, mais pourquoi…

- Vous vous êtes basés sur ces conneries et ensuite vous essayez de me mettre un crime innommable sur le dos !

J’ai mal. Mon souffle est court. Tout mon corps est ébranlé par ce rire incontrôlable. J’ai mal. Qui aurait cru que ce bagage que je me traîne depuis des années pouvait en arriver là.

- Ah…

Mais aussi vite qu’elle avait commencé, mon euphorie se meurt.

Silence.

À peine le bruit de boissons consommées en arrière-fond. Je souffle. Mon regard revient sur Liêm. Cela le surprend, un léger sursaut l’agite. Car, sur mon visage, un grand sourire l’illumine.

- Vous avez dit vouloir trouver la Vérité, monsieur l’Enquêteur ?

Réponse prudente.

- C’est exact…

- Dans ce cas, laissez-moi vous dire ma vérité sur ces… passifs avec la justice.

C’était une fin de soirée comme les autres, je n’étais alors qu’une petite fille des rues. Les quelques rares passants que je croisais sur mon chemin ne faisaient même plus attention à moi. Ils me connaissaient. Si tous n’étaient pas favorables à ma présence dans leurs rues, ils ne montraient pas pour autant leur hostilité. Au contraire même, certains me couvraient de leur générosité. La vie dans les rues n’était peut-être pas la plus confortable des vies, mais en tout cas je n’étais pas malheureuse.

Mais tout changea cette nuit-là.

Mer’u n’étant qu’un petit village, aucun Trappeur n’y avait été assigné de manière permanente. Il n’était alors pas rare que les villageois s’occupaient eux-même de faire des battues dans la forêt voisine pour sécuriser les environs. Ce soir-là, j’avais rejoint ce groupe.

- Oh ! Mais si c’est pas la petite Solfiana.

- On vient donner un coup de main, fillette ?

Non pas seulement pour donner un coup de main, mais aussi parce que je voulais y retrouver quelqu’un.

- Solfiana ! Mais que fais-tu là, petite ?

Franz. C’était un homme généreux et qui me traitait toujours bien. À chaque fois qu’il le pouvait, il m’apportait un repas fait maison, des vêtements propres ou simplement sa compagnie. Avec ses imitations un peu ratées, il contait mille et une histoires de son invention. J’adorais l’écouter. Cela ne faisait pas longtemps que l’on se connaissait pourtant j’étais heureuse d’avoir fait sa connaissance.

- Laisse-moi encore un peu de temps : j’arriverai à convaincre ma femme de t’adopter.

Mais jamais Franz ne m’avait emmenée dans sa maison. Son épouse refusait que je ne pose ne serait-ce qu’un pied dedans. Souvent, en passant devant chez eux, je m’imaginais ce qui se passait à l’intérieur. Si Franz serrait aussi sa femme dans ses bras comme il le faisait avec moi, s’il déposait des bisous sur son front, s’il lui faisait ce beau et grand sourire qui réchauffait mon petit cœur d’enfant. J’en voulais plus. Plus que simplement regarder cette maison de l’extérieur : je voulais qu’ils deviennent vraiment ma famille.

Alors, pour convaincre sa femme, je m’étais mis en tête de me rendre utile. Tous les jours, j’aidais les villageois que je croisais. Porter leurs courses, chercher quelqu’un pour eux, le nettoyage. Et enfin les battues dans la forêt.

L’opération se déroula comme à l’habitude. Armés de lampes, de couteaux et d’armes à feu prêtées par les autorités, notre petit groupe était sur le chemin du retour après avoir fait sa ronde. Les discussions allaient de bon train : on parlait des plans futurs, des regrets et des opportunités. Je me souviens encore des rires et parfois des chants qui s’élevaient entre les troncs des arbres et la noirceur de la nuit. Des chants joyeux récités à pleine gorge. Je participais moi aussi, souriant jusqu’aux oreilles, pendant que Franz me regardait heureux de partager ce moment avec moi. Sa grande main autour la mienne toute petite.

- Et jusqu’à ce que le ciel nous tombe sur la tête !

Peut-être était-ce les paroles chantées à tue-tête qui couvrirent les bruits de la bête, mais qui aurait pu imaginer qu’un tel monstre se cachait dans cette forêt. Elle déboula sur nous sans prévenir, embrocha deux des hommes à l’avant du groupe sur ses cornes. Le temps de réaliser ce qui se passait, la bête avait eu le temps de se retourner pour foncer sur nous. S’ensuivit alors le chaos. Cris, bousculade. On jetait son prochain à terre dans l’espoir de sauver sa peau. D’autres dégainèrent leurs armes dans l’espoir de l’abattre. Mais ça ne servait à rien.

– Aaah ! Aaaarrrh ! Aidez-moi ! Je vous en supplie… ! Aaaah ! Aidez… ! Aaaah ! …

– Non ! Non non ! Je ne veux pas mourir, je ne veux pas ! Je… ! Aaaah !

– Je n’ai rien fait de mal ! Je n’ai rien fait de mal ! Je n’ai rien à voir avec tout ça !

Elle était inarrêtable. Aux cris se rajoutèrent alors les bruits de détonations.

Boum ! Boum boum !

Mais sans formation, il est difficile de manier ces armes.

- Aaah aaah ! Mon bras !

Les balles fusaient dans l’air, se logeant dans bois, terre. Et chair. Dans la précipitation, les villageois se tiraient dessus sans le vouloir. Avant d’être fauché par la bête. Un croco-buffle des bois. Un museau long et effilé d’un crocodile, le corps musclé et les cornes d’un buffle, une queue reptilienne. Et des yeux de flammes. Cet animal puissant piétinait, embrochait, déracinait tout ce qui passait à sa portée. Un carnage.

Tout comme les autres, Franz et moi avons cherché à nous enfuir. Tenant ma main fermement, l’homme et moi courions en direction du village pour demander de l’aide.

Boum !

Mais des balles le touchèrent. Franz roula à terre. Sa jambe et son torse avaient été atteints.

- Franz !

J’essayais de le relever, de le tirer loin du danger, cependant ma force d’enfant n’arrivait à rien. Mon corps tremblait de tous ses os.

- Enfuis-toi, petite. Tu… Kof kof ! Tu ne fais pas le poids face à ce monstre.

Ces quelques mots lui arrachèrent du sang de la bouche. Une flaque commençait à se former sous son corps.

- Non ! Je ne vous laisserai pas mourir ici. Pas vous aussi !

Les autres. Ces femmes et ces hommes qui quelques heures m’avaient accueilli chaleureusement à l’orée de la forêt. Leur visage me revinrent en tête et des larmes commencèrent à voiler mon champ de vision. Je n’osais regarder derrière moi pour voir ce qu’il était advenu d’eux.

Tant bien que mal, j’arrivai à soulever Franz et à laisser reposer son dos contre un tronc.

- Petite…

- Je vous défendrai.

Sans hésiter, j’empoignai le revolver à sa taille.

- Regardez, j’ai de quoi me défendre !

Mais je me figeai. Franz venait de poser sa main sur ma tête. Et la frotta vigoureusement.

- Je vois ça ! Tu es la petite fille la plus courageuse que j’ai jamais connue. Si j’avais eu une fille, j’aurais aimé qu’elle soit comme toi.

Un sourire triste s’étala sur son visage.

- Je te remercie pour tous ces bons moments ensemble.

Et il me poussa.

Crash !

Juste avant qu’un arbre nous sépara.

- Franz !!!

J’essayai de passer désespérément au-dessus du tronc, de me raccrocher à une branche, mais j’avais beau sauter, mes petits bras n’attrapaient rien.

Boum !

Puis l’enfer se déchaîna. Les lampes tombées au sol mirent le feu à la forêt. Les flammes se propageaient vite. Elles dévoraient le bois à une vitesse terrifiante. Effrayée, je reculai de quelques pas. Avant de me mettre à courir au village. Le seul moyen d’aider était d’aller chercher des renforts. J’étais à bout de souffle, mes jambes n’en pouvaient plus, mais je fonçais.

Plus vite ! Plus vite ! Faites qu’il ne soit pas trop tard !

La suite se passa de manière assez confuse. Les cris des Gardes, leurs injonctions à leur montrer le chemin. À bout de souffle, je repartis tout de même en direction du lieu du drame. L’arme de Franz toujours au poing. Mes phalanges étaient blanches de la serrer si fort.

Vite !

Dans ma tête, des dizaines de scénarios défilaient. Les Gardes abattant la bête, les villageois sauvés. Franz sauvé. On rentrerait chez lui, on mangerait un bon repas. Tout serait enfin terminé. Cependant, une fois arrivé sur les lieux, il n’y avait plus rien. Plus de flammes. Plus de croco-buffles. Que des corps se vidant de leur sang sur l’herbe de la forêt.

- Par la suite, je leur ai expliqué ce qui s’était passé. Mais je n’ai reçu que des regards glaçants.

- …

- Ce n’est que longtemps après que j’ai appris que cet animal magique ne vivait pas de ce côté-ci de la Muraille. Alors, tout naturellement, s’il n’y avait aucun croco-buffle à blâmer, les accusations se sont tournées vers moi. On a pointé l’arme que j’avais en main, que seul moi avait survécu au massacre. On m’a traité de tous les noms tout en me mettant sur le dos le crime : celui de tuerie de masse. N’est-ce pas ridicule ? Une petite fille d’à peine cinq ans tué un groupe armé d’adultes ?

-…

- Cependant, la cour de justice m’a acquitté, car l’enquête avait prouvé qu’aucune des balles du pistolet n’avait été retrouvée dans les corps des victimes, pas plus que mes empreintes digitales sur les couteaux retrouvés sur place. Pourtant, cette réputation maudite ne m’a pas quitté.

Inconsciemment, mon poing se serre.

- C’était discret au début, on se défoulait sur moi pour rire. Puis, avec le temps, les gens ont pris ça au sérieux : ils croyaient vraiment que j’étais l’origine de tous leurs malheurs ! Ce qui n’était qu’au commencement des remarques désobligeantes et blessantes s’est rapidement transformé en un torrent de haine et de coups. J’étais devenue la cible à abattre.

Soupir. Mon cœur bat à tout rompre. Me rappeler le passé ne fait pas que du bien.

- Enfin bref, vous savez tout maintenant. Des questions ?

Nouveau silence, lourd de sens. Liêm ne dit rien. Je le vois dans ses yeux, son cerveau s’agite pour décortiquer l’histoire que je viens de lui conter. Léger haussement d’épaules. Ce qu’il en conclura m’est bien égal. Je tourne les talons. Le parquet lisse glisse sous mes semelles. De toute façon, son avis ne m’intéressait pas.

Un bref regard par les vitres. Mon esprit vagabonde. Au-dessus des bâtiments, des cheminées qui fument, vers le ciel nuance d’eau et de gris. Et il redescend sur terre, redescend sous l’effet de l’apesanteur. Il ricoche sur les murs, les fenêtres. Quelques fourneaux prennent vie derrière les vitres troubles. Et il ricoche encore. D’un chariot à une pomme oubliée sur une table. À demi-croquée, à demi-mangée. Oubliée de tous… Trouble. Mes yeux se plissent.

Des pleurs pouvaient se faire entendre dans la petite ruelle. Le soleil, qui entamait sa descente, illuminait l’impasse de ses derniers rayons. Il n’y avait guère grand-chose dans cette allée étroite. Quelques planches de bois laissées pourrir contre un mur, des poubelles. Quelques herbes folles se courbant entre les pavés irréguliers. La petite fille s’était réfugiée derrière cet amoncellement d’objets abandonnés.

Quelques passants curieux parfois tendaient le cou pour trouver la source de ce bruit. Cependant, aussitôt fait, ils juraient avant de s’éloigner au plus vite de l’enfant. Pour elle, ces réactions ne l’étonnaient plus. Alors, elle restait là, roulée en boule de peur, des larmes coulant à flots sur ses joues rondes. Du moins c’était le cas jusqu’à quelques minutes auparavant.

- Veux-tu venir avec moi ?

Une main tendue. Un homme accroupi à l’entrée de la ruelle tendait à la petite fille.

- Si tu acceptes de venir, je te donnerais tout ce dont tu auras besoin : de la nourriture, un toit, des vêtements propres, tout. Tu n’auras juste qu’à faire ce que je te dis sans poser de questions.

Le tout avait été dit d’une voix douce et tendre. Pourtant, l’hésitation planait dans l’esprit de l’enfant. Elle avait peur. Peur de cet adulte qui lui proposait son aide. Il avait un beau sourire sur son visage. Un sourire qui n’atteignait pas tout à fait ses yeux.

- Tu t’appelles Solfiana, n’est-ce pas ?

- Oui…

- Et bien, Solfiana, tu veux que tout le monde t’aime de nouveau ? Que les enfants du village recommencent à jouer avec toi, que les adultes te prennent dans leur bras, non ?

- Oui !

- Dans ce cas, viens avec moi. Je te promets que je ferai de ton rêve une réalité. Et je ne mens jamais, ça je peux te le dire. Je le jure sur mon nom, Orléo Dorlémon !

Alors que la poignée tourne sous mes doigts, je me retourne une dernière fois vers Liêm.

- Une dernière chose, monsieur l’Enquêteur, maintenant que vous connaissez ma version des faits, j’espère que vous aurez au moins la décence de ne plus les utiliser contre moi. Sinon, je crains que vous ne seriez rien d’autre qu’une ordure à mes yeux.

La porte claque dans mon dos.