Chapitre 1 : C'est lorsque je suis mort que je suis né(e), Partie 1

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Le soleil se couchait doucement, alors qu’il était à peine 17h30. Mais nous étions au début du mois de décembre après tout. C’était l’hiver, et les journées étaient courtes à Paris, la Ville Lumière. Avant, il y avait même de la neige… mais ce n’était plus qu’un souvenir d’enfance. Plongé dans mes pensées, je regardais distraitement un corbeau qui nettoyait ses plumes, perché sur la branche d’un grand arbre dénudé à hauteur de la fenêtre du troisième étage de l’immeuble dans lequel je me trouvais. Il avait l’air tranquille. Sa vie était simple : manger, dormir, se repro…

  • Monsieur Laufey ?

La voix de mon interlocuteur me tira de mes rêveries. J’ai détourné la tête pour regarder l’homme dans la quarantaine qui me faisait face derrière son bureau. Il me jeta un coup d’œil impatient tout en réajustant ses lunettes, geste qui cachait mal son agacement.

  • Veuillez m’excuser, déclarai-je en esquissant un bref sourire contrit. J’ai eu une nuit agitée.

Ce n’était pas quelque chose à dire lors d’un entretien d’embauche, j’en étais conscient. Mais avec la lassitude, j’en étais venu à être plus honnête que je n’aurais dû. Ce qui n’était jamais une bonne idée quand on essayait de se faire embaucher….

  • Humpf, lâcha mon interlocuteur avant de replonger ses yeux sur la feuille qu’il tenait dans sa main, tout en marmonnant dans sa bouche quelque chose du genre : « les jeunes de nos jours… ».

C’est vrai que j’étais jeune. Enfin, j’étais encore considéré comme jeune. Morgan Laufey, vingt-quatre ans, diplômé de l’Université de Droit de Reims avec un Bac +5… Tout ça est marqué sur la feuille qu’il tient : c’est mon C.V, ma vie en quelque sorte, couchée sur une page. J’étais entre la jeunesse « insouciante » et la « maturité » qu’on est censé commencer à acquérir vers la trentaine.

Mon interlocuteur parcourut rapidement le document (qu’il avait probablement déjà relu au moins trois fois depuis le début de cet entretien), avant de lever à nouveau les yeux vers moi.

  • Vous avez donc obtenu une Licence Générale de Droit en 2020, puis un Master de Droit des Sociétés en 2022 ?
  • C’est exact, les deux avec Mention Bien, ai-je précisé.
  • Vous avez passé les examens du Master en distanciel grâce au Covid, je présume ?
  • J’ai passé les examens du Master en distanciel à cause du Covid, rectifiai-je avec un sourire un peu figé. La majeure partie de mon cursus Master a d’ailleurs également eu lieu en distanciel, ce qui n’était pas forcément évident pour étudier dans de bonnes conditions. Mais ce n’est pas moi qui ai fixé les règles, bien sûr. Je n’ai fait que m’adapter de mon mieux pour passer mon diplôme.
  • Bien sûr, grommela le recruteur. Mais je vois que vous n’avez pas d’expérience professionnelle…
  • C’est incorrect protestai-je. J’ai travaillé pendant mes études et la majeure partie de mes vacances depuis mes dix-sept ans.
  • Oui, dans la restauration, la grande distribution… et ce de façon épisodique. Vous n’avez en revanche pas d’expérience professionnelle dans le droit. Ce qui est étonnant quand on voit vos études… Vous n’avez jamais eu l’envie d’effectuer un stage dans un cabinet ou un service juridique pendant vos vacances scolaires ? Cela aurait été une expérience autrement plus valorisante sur votre C.V…

« Certainement », pensais-je sombrement dans ma tête. « Seulement j’étais trop occupé à travailler pour payer mes études, ma chambre et de quoi me nourrir, plutôt que de chercher un stage non rémunéré parce que les gens dans votre genre prennent les étudiants comme des esclaves à moindre coût… ».

  • Je n’en ai à vrai dire pas eu l’occasion, répondis-je plutôt. Mes moyens financiers étant assez réduits, je devais trouver rapidement un emploi pendant mes périodes de vacances pour financer mes études… ce qui, à mon grand regret, me laissait très peu de disponibilités pour décrocher un stage dans un cabinet ou un service juridique.

Oui, c’était une façon plus politiquement « correcte » de décrire l’absence d’expérience juridique dans mon diplôme. Ce n’était pas mon premier entretien d’embauche. A force de voir soulever systématiquement cette question à chaque rencontre, ma réponse était devenue automatique. Elle n’avait, hélas, jamais produit le résultat espéré.

Cette fois non plus, apparemment.

  • Je dois vous avouer que cette carence dans votre C.V est dommage, regretta le recruteur en posant sa feuille avant de joindre les mains d’un geste conciliant au-dessus de son bureau. Vous avez un bon parcours, et vous semblez volontaire. Mais ce manque d’expérience professionnelle, sans compter cette absence d’emploi depuis juin 2022…
  • Je travaille actuellement en restauration depuis la fin de mon Master, rectifiai-je, quelque peu indigné.
  • … Cette absence d’emploi juridique qualifié est regrettable, Monsieur Laufey. Le cabinet Dorkos et Associés est une prestigieuse société qui offre son expertise juridique à de nombreuses entreprises françaises et internationales. Donc nous avons besoin d’être assurés que les juristes qui travaillent chez nous soient à la fois diligents et compétents… Nous n’avons pas pour habitude d’engager des novices. Même nos stagiaires…
  • Rémunérés ?
  • Non, évidemment. Mais même nos stagiaires doivent justifier d’au moins une expérience professionnelle de six mois minimum dans le milieu juridique.
  • Je comprends parfaitement votre position, Monsieur Lebel…

Un nom de famille n’avait jamais été aussi mensonger. Il était tout ce qu’il y a de plus repoussant, avec son unique frange graisseuse rabattue sur son crâne dans une vaine tentative de cacher sa calvitie, son cou qui paraissait soudé à son double menton, et sa verrue au coin de la bouche. Trapu, ventru et bourru, il ressemblait en fait à un affreux crapaud qui régnait en maître sur son étang et se gavait de mouches.

  • Néanmoins, continuais-je en me secouant intérieurement la tête pour chasser ces pensées stupides. Je me permets de vous faire remarquer que j’ai tous les diplômes requis pour prétendre à cette position. Quant à l’expérience professionnelle, j’ai passé les derniers mois à postuler chez des dizaines d’employeurs différents pour obtenir un emploi de juriste, le tout bien sûr en travaillant à mi-temps pour payer mes factures…

J’ai marqué une pause, avant de reprendre d’un ton un peu plus vif :

  • Des démarches hélas sans grand succès, comme vous l’avez si bien fait remarquer… car on m’oppose toujours une fin de non-recevoir à cause de ce manque d’expérience sans me laisser la moindre occasion de prouver mes compétences. Vous conviendrez, j’espère, qu’il est difficile - voire impossible - d’obtenir une première expérience professionnelle… si tout le monde me refuse la possibilité de travailler au motif que je n’ai pas d’expérience professionnelle. Il faut bien que je commence quelque part.

Monsieur Lebel m’observa en silence pendant quelques secondes, légèrement impressionné semble-t-il par ma tirade, quoiqu’un peu offusqué aussi par ce qu’il devait prendre comme une leçon de morale à son encontre. Il finit par réajuster ses lunettes.

  • J’ai une dernière question à vous poser, Monsieur Laufey, annonça-t-il soudain, en se penchant au-dessus de son bureau avec une once d’avidité dans son regard, faisant craquer son siège sous son poids.

« Il ressemble vraiment à un gros crapaud » ne puis-je m’empêcher de penser une nouvelle fois.

  • Votre nom de famille n’aurait-il pas un rapport avec le conglomérat Laufey ? Il me semble que vous ressemblez beaucoup au PDG Louis Laufey, d’ailleurs… Seriez-vous un parent éloigné, par hasard ?

Ce disant, il me détailla de la tête au pied avec un sourire avide qui était proprement inquiétant. Je n’étais pas spécialement grand, mais j’avais hérité des cheveux blonds et des yeux verts des Laufey, sans parler du nez droit et des traits finement dessinés de ma famille paternelle. En fait, ma mère avait coutume dans ma jeunesse de m’administrer une gifle si je m’approchais trop près d’elle, parce que j’étais le portrait craché de « l’ordure qui avait ruiné sa vie ». Et « l’ordure qui avait ruiné sa vie » avait même exigé d’elle, lors de mon unique rencontre avec mon géniteur, qu’elle me teigne les cheveux en brun et me fasse porter des lentilles de couleur pour dissimuler mon apparence, trop « voyante » à ses yeux. Il craignait en effet que quelqu’un en me voyant ne fasse le lien entre lui et Amélie Dyonisa, l’ex-secrétaire du PDG du Conglomérat Laufey. Cela aurait donné un article juteux pour n’importe quel journaliste, et un scandale en perspective pour la famille Laufey. L’image de mon père (l’homme le plus riche d’Europe, si ce n’est du monde) en aurait été sévèrement écornée. Et tout ce qui menaçait la réputation de mon père devait disparaître.

  • Je crains que ce ne soit qu’une malencontreuse coïncidence, Monsieur Lebel, m’excusai-je avec un bref sourire. Je n’ai aucun lien avec la famille Laufey. Honnêtement si j’en avais, je pense que j’aurais une veste un peu moins écornée, et surtout moins de problèmes financiers…

La lueur d’espoir dans les yeux de mon interlocuteur s’éteignit. Ce cher Monsieur Lebel espérait sans doute que je sois bien apparenté à la famille Laufey. Dans ce cas, j’étais certain qu’il n’aurait pas hésité une seule seconde à m’engager en espérant que je puisse permettre à son cabinet d’entrer en affaires avec le Conglomérat Laufey. Ce qui lui aurait fait gagner de juteux profits…

Malheureusement pour lui, je n’avais aucun crédit auprès de ma famille paternelle. Mon père avait même utilisé toutes les ressources à sa disposition pour faire pression sur ma mère afin qu’elle retire son nom de mon acte de naissance. Mais une femme qui avait déjà tout perdu, sacrifiée et trahie par son ancien amant, n’avait rien d’autre à perdre. Elle l’avait envoyé balader, utilisant mon existence comme un chantage permanent pour lui soutirer toujours plus d’argent. Mon père détestait être ainsi défié, mais il avait bien été forcé d’abdiquer : la seule façon pour lui d’obtenir gain de cause était de faire un test de paternité, et il suffisait de nous mettre face à face pour que même un aveugle discerne le lien qui nous unissait, bien malgré lui. Louis Laufey aurait peut-être pu s’en sortir devant les tribunaux judiciaires, mais l’opinion publique était un procès qu’il ne pouvait pas gagner… Et ce que mon père craignait encore plus qu’une baisse d’action en bourse, c’était un scandale médiatique.

  • Je vois, marmonna Mr Lebel avec une déception non feinte avant de se lever (son fauteuil poussa aussitôt un craquement de soulagement) et de me tendre la main. Eh bien merci de vous être déplacé, Monsieur Laufey. Nous prendrons contact avec vous dans les prochains jours pour vous indiquer si votre profil a été retenu.

A suivre...

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