Chapitre 1 : C'est lorsque je suis mort que je suis né(e), Partie 2
Une heure plus tard, après avoir pris le temps de rentrer chez moi pour me débarrasser de mon costume bon marché, je poussais la porte du Cordial Freddy, une petite pizzeria du 19e arrondissement. Le patron, qui s’appelait en réalité Frédéric, tenait à ce qu’on utilise son surnom lorsqu’on s’adressait à lui. En fait, la seule personne qui l’appelait par son prénom, c’était sa femme quand elle débarquait à la pizzeria en hurlant le nom de son époux. Généralement, c’était quand elle avait découvert que Freddy avait dépensé une partie de leurs économies pour assister aux matchs de son équipe de rugby favorite, le Stade Toulousain, et aux couleurs de laquelle il avait d’ailleurs décoré son restaurant.
Oui, nous étions à Paris où le football régnait en maître… mais Freddy, qui faisait figure d’irréductible gaulois résistant à l’impérialisme du ballon rond, n’avait pas déposé les armes pour autant et continuait à vénérer le sport à XV avec une ferveur religieuse. C’était un géant de deux mètres dont la bonne humeur, l’humour chaleureux et surtout la qualité de ses pizzas, avaient fait du Cordial Freddy une enseigne à succès. Les gens faisaient la queue pour commander des pizzas ou attendre qu’une table se libère, comme si nous avions une étoile Michelin au-dessus de notre porte ! Freddy était toujours ravi d’égayer ses clients pour s’assurer qu’ils passent une bonne soirée. Par contre, si vous lui demandiez si le Stade Toulousain jouait en Ligue 2, il y avait de bonnes chances pour qu’il vous jette dans son four à pizza…
A part ça, il était formidable. Il payait bien (ce qui était rare dans le milieu) et plus que tout il traitait bien ses employés (ce qui était encore plus rare). Je savais d’expérience que la restauration était un milieu compliqué où la cohésion de l’équipe en service était indispensable pour assurer les commandes dans les temps. Chez Freddy, il n’y avait que moi et son fils ainé Jean-Baptiste (que tout le monde appelait JB), nommé ainsi en l’honneur du meilleur buteur du Stade Toulousain Jean-Baptiste Élissalde (oui à force de travailler ici, j’avais fini par en apprendre un peu trop à mon goût sur ce club). Nous étions donc seulement trois pour assurer parfois plus d’une centaine de commandes par soir. Et pourtant grâce au leadership expert et à l’entrain de Freddy, jamais nous n’avions été débordés ou à bout de nerfs. Les clients étaient comblés et revenaient toujours plus nombreux.
C’est donc avec un grand sourire et les bras grands ouverts que mon patron m’accueillit.
- Voilà notre avocat ! s’exclama-t-il tandis que je passais derrière le comptoir et que j’enlevais ma veste pour enfiler un tablier. Alors, cet entretien ?
- Si je ne me trompe pas… je pense que je l’ai foiré, répondis-je d’un air sombre tout en adressant un signe de tête à JB qui prenait la commande d’un client au téléphone. Mais bon, j’ai l’habitude.
- Ah… Mais tu n’en es pas sûr tant qu’ils ne t’ont pas rappelé pour te dire non !
- Ils ne me rappelleront pas.
- Comment ça, ils ne te rappelleront pas ?! Ils ont bien dit qu’ils allaient te rappeler, non ?
- Ils disent tout le temps ça… mais ils ne le font jamais, Freddy.
- Che branco di maleducati!
Freddy n’avait pas une seule goutte d’italien dans les veines. Mais il avait appris la langue avec un sérieux presque religieux, parce que selon lui, cela faisait plus « authentique » pour les clients. Quand je lui avais fait remarquer que le Stade Toulousain ne devrait pas habiller le restaurant dans ce cas, j’ai cru que j’allais à mon tour terminer dans le four. Heureusement, il m’avait pardonné en me disant que j’étais un « brave petit gars ». Freddy m’aimait bien et tolérait mon ignorance pour le rugby, surtout que je faisais les pizzas presque aussi bien que lui maintenant.
- On a des commandes ? demandais-je à JB qui raccrochait le téléphone.
- Deux Orientales, une Quatre fromages et une Mexicaine, annonça-t-il en écrivant l’ordre sur une note qu’il accrocha au-dessus du comptoir, alors que son père se mettait aussitôt à sortir la pâte à pizza qu’il avait déjà préparée ce matin. C’est pas grave pour ton entretien, Morgan. Dorkos et Associés regretteront d’avoir laissé filer un talent pareil.
- Ouais, grommelai-je en me lavant les mains. En attendant, le talent n’arrive même pas à trouver un travail à la hauteur de ses diplômes… Sans vouloir t’offenser, Freddy.
- Aucune offense, mon garçon ! m’assura mon patron, alors qu’il était en train de malléer la pâte en la faisant tournoyer dans les airs tel un vrai maestro de la pizza. Tu as travaillé dur pour décrocher ces diplômes, alors la moindre des choses, c’est qu’ils te servent à avoir le boulot que tu veux ! Après si tu veux te lancer sérieusement dans la pizza, je peux toujours t’engager comme gérant lorsque j’ouvrirai mon second restaurant.
- J’y réfléchirai, Freddy, dis-je avec un sourire. A condition que je puisse choisir la déco.
- Ah ! Dans tes rêves, gamin !
- J’étais en train de vérifier que les flammes dans le four à pizza étaient suffisamment hautes, quand JB me relança :
- Sinon Morgan, j’avais offert à un ami une place pour un match du Top 14 demain, mais il ne pourra pas venir avec nous finalement. C’est le Stade Rochelais contre le Stade Français, une affiche de rêve ! Je pourrais la revendre, mais je me disais que tu voudrais peut-être en profiter pour te changer les idées…
- Considère que c’est une prime de fin d’année ! renchérit Freddy. On t’emmène avec nous, et en rentrant c’est pizza pour tout le monde. Je ferme exceptionnellement la boutique pour cette soirée !
- C’est très gentil à vous, répondis-je avec un sourire reconnaissant. Mais je pense que je vais plutôt rester tranquille demain soir. Et puis, vous savez bien que le rugby ne m’intéresse pas forcém…
Un PAF brutal me fit me retourner aussitôt. Freddy (qui avait laissé tomber sa pâte à pizza sur le comptoir) et JB me regardaient tous les deux avec effroi, comme si j’avais perdu la raison. Puis d’un même mouvement, père et fils effectuèrent un fervent signe de croix en se tournant vers le portrait bien encadré d’un rugbyman des plus costauds du nom d’Antoine Dupont, star du Stade Toulousain.
- Pardonne-lui, Antoine je t’en prie, murmura Freddy. Il ne sait pas ce qu’il dit… C’est un brave garçon…
Réalisant le blasphème que j’avais commis, je finis par abdiquer :
- Vous savez quoi ? D’accord, je vais venir ! Après tout, un match de rugby de temps en temps, ça ne peut pas faire de mal !
Les visages de JB et de Freddy s’éclairent aussitôt. Ça y est, mon blasphème est pardonné.
- Ça, c’est parler en champion ! me félicita Freddy en me donnant un affectueux coup de poing dans l’épaule (qui me fait un brin mal quand même).
Les premiers clients commencèrent alors à arriver et le téléphone sonna de nouveau, coupant court à notre discussion. Nous sommes aussitôt passés en mode « équipe de choc », et pendant deux bonnes heures, nous n’avons rien fait d’autre qu’échanger brièvement pour assurer les commandes. Au bout d’un moment, et alors que j’étais en train de sortir une pizza du four pour la glisser dans sa boîte, Freddy m'interpella :
- Regarde ça ! me dit-il en désignant d’un coup de menton la télévision perchée dans un coin au-dessus du comptoir. Ton père est à la télé !
Oui, Freddy et JB avaient deviné qui était mon père en un clin d’œil (tout le monde connaît Louis Laufey bien sûr) vu ma ressemblance physique. Ils m’avaient harcelé jusqu’à ce que j’accepte de dire qu’en effet, c’était mon père, que non je ne pouvais pas le convaincre de racheter le Stade Toulousain pour rénover le terrain du club, et qu’enfin effectivement, c’était un sale type de la pire espèce.
Je leva donc les yeux, pour me retrouver face au portrait de mon père souriant avec sa femme et leurs enfants les entourant. Oui, j’avais oublié de mentionner que j’avais deux demi-frères plus âgés que moi, et une demi-sœur d’un an ma cadette qui, eux, étaient tous légitimes et faisaient manifestement la fierté de mon paternel. Est-ce qu’ils connaissaient mon existence ? Je savais que sa femme oui, car elle avait fait une fausse couche en apprenant l’adultère de mon père. Depuis elle me haïssait profondément, comme si j’étais le responsable de l’aventure de mes parents, et non le produit. Mais pour être honnête, je m’en moquais et je ne voulais rien avoir à faire avec eux. Ces enfants-là étaient nés avec leurs papiers en règle. Ce n’était pas mon cas. Il existait un monde de différences entre nous, et je n’avais pas l’intention de leur servir d’objet de curiosité parce que je n’avais pas grandi dans le luxe comme eux.
- Le PDG Louis Laufey vient de passer ce matin à 9h devant Melon Tusk au classement des personnes les plus fortunées, révéla la présentatrice télévisée, tout sourire. Les actions du Conglomérat Laufey ayant bénéficié d’une valorisation de plus de deux cents pour cent après la réussite du projet Horizon 2023…
Oui, le fameux projet de vaisseau spatial tout public pour que l’humanité parte à la conquête du système solaire, piloté par le Conglomérat Laufey. Le projet avait été dévoilé il y a cinq ans, et avait suscité autant d’admiration et d’intérêt que de railleries et d’indignation. Entre ceux qui étaient excités à l’idée de voir les voyages spatiaux se démocratiser et faire partie du quotidien, ceux qui considéraient que mon père allait faire banqueroute et ceux enfin qui dénonçaient une privatisation progressive de l’espace par les multinationales, le projet avait fait beaucoup de bruit. Il y a deux semaines cependant, le Conglomérat Laufey avait fait taire tous les sceptiques en lançant son premier vaisseau spatial, qui avait fait le tour de la terre en moins de deux heures avant d’atterrir sans dommage avec cinquante passagers à son bord, équipage compris. Une véritable révolution dans le milieu spatial. Cet exploit était encore sur toutes les lèvres, et il y avait tellement de personnes qui souhaitaient investir dans les industries Laufey qu’on s’arrachait littéralement la moindre action de la société mère.
- …Ce n’était plus qu’une question de temps avant que Louis Laufey, actionnaire majoritaire du conglomérat, ne dépasse Melon Tusk au classement des plus fortunés. Le nouvel homme le plus riche de la planète s’est fendu d’un bref communiqué pour commenter cette nouvelle : « ma véritable fortune, c’est de construire un monde meilleur pour mes enfants ».
Freddy et JB me jetèrent un regard en coin, mais je ne fis aucun commentaire en refermant le carton de la pizza que je servais pour la déposer sur le comptoir.
- C’est un jour historique pour la France. Le Président de la République a d’ailleurs annoncé qu’il décernera la Légion d’Honneur à Louis Laufey vendredi prochain pour cet exploit made in France.
Un exploit made in France, vraiment ? Presque toutes les entreprises de mon père étaient à l’étranger, et il ne payait quasiment pas d’impôt ici. Pourtant il allait être honoré comme s’il était la réincarnation de Jeanne d’Arc. Où allait le monde, sérieusement ?
Freddy coupa le son tandis que JB encaissait le paiement d’une cliente.
- Alors comme ça, ton père est l’homme le plus riche du monde, me dit-il à voix basse, d’un ton où perçait une admiration que je n’aimais pas.
- Et apparemment, ça mérite une médaille, grommelai-je en étalant la sauce tomate sur une nouvelle pâte.
Freddy n’insista pas plus. Le service continua jusqu’à 23h, mais il nous fallut ensuite presque une heure pour nettoyer la cuisine et prendre notre propre dîner en regardant la télé. Au final, il était minuit quand je quittais enfin le Cordial Freddy après avoir dit au revoir à mon patron et JB. J’avais encore une petite demi-heure de marche jusqu’à chez moi. Ça ne me dérangeait pas, à vrai dire. La ville était plus tranquille ainsi, surtout que l’air glacial décourageait aussi la plupart des nocturnes de mettre le nez dehors. Moi, le froid ne me déplaisait pas. La solitude non plus, à vrai dire.
Je marchais donc tranquillement, ruminant mon énième entretien d’embauche infructueux et la Légion d’Honneur de mon père (non mais franchement, quel honneur ce type pouvait-il bien revendiquer ?), quand j’entendis soudain un cri à ma droite. C’était un cri bref, étouffé, et clairement d’origine féminine. Je tournais aussitôt la tête dans la direction du bruit, juste à temps pour apercevoir une femme dans la vingtaine plaquée contre un mur, tenue à la gorge par un homme plus grand et clairement plus vieux. Ils avaient tous les deux des vêtements usés, les cheveux en bataille et les traits tirés par les aléas de la rue. La femme avait les larmes aux yeux et poussait des gémissements étranglés. L’homme, qui arborait un tatouage sous son œil gauche, tourna soudain la tête vers moi, les regardant fixement comme le plus parfait des imbéciles. Son expression se durcit, et il entraîna sans ménagement sa victime dans la ruelle à côté. Pour faire quoi ? Vu l’air apeuré de la jeune femme et le fait qu’il ne voulait pas de témoins, sûrement rien de très réjouissant…
Il y avait une règle par laquelle j’avais toujours vécu : occupe-toi de tes affaires, et laisse les autres se débrouiller. Pourquoi ? Déjà, parce que j’avais suffisamment à faire avec mes propres problèmes. Ensuite, parce que j’avais compris que s’impliquer dans les affaires des autres, c’était s’attirer encore plus de problèmes. Donc généralement, je restais dans mon coin et je me contentais de mener ma propre vie en évitant de me retrouver mêlé aux disputes et autres drames. Certains adoraient occuper la lumière des projecteurs, moi je préférais leur laisser la place et rester tranquille en coulisses. C’était mieux pour tout le monde : car généralement quand j’intervenais, je ne faisais qu’empirer les choses.
Mais cette fois-ci, je ne sais pas pourquoi… Je n’ai pas pu continuer mon chemin comme si de rien n’était. Peut-être était-ce à cause de mon entretien raté de ce matin, de cette histoire de Légion d’Honneur, ou peut-être parce que j’en avais tout simplement assez d’être un spectateur… toujours est-il que je me suis arrêté. Stupéfait par ma propre audace, je suis resté figé pendant une minute. Il n’y avait personne d’autre dans la rue. Toutes les fenêtres était fermées. Personne pour venir m’aider.
« Ne fais pas l’idiot, Morgan » me murmura Morgan intelligent dans ma tête. « Ce ne sont pas tes affaires ».
« Si tu ne fais rien, tu seras aussi coupable que ce type, Morgan » me lança Morgan idéaliste.
« Appelle la police, Morgan. C’est leur problème ».
« Ils ne viendront jamais à temps, Morgan. Toi seul peut la sauver ».
Prenant une grande inspiration, je décidais finalement de traverser la rue et de m’enfoncer dans la ruelle au pas de course, persuadé que l’homme risquait de disparaître avec sa victime si je ne me dépêchais pas. Je fis exprès de faire du bruit en courant, en espérant que l’agresseur prendrait peur et déguerpirait. Mais quand j’arrivais enfin à l’entrée de la ruelle, il n’y avait personne.
Je m’aperçus que la rue tournait à droite au bout. A cet instant, un nouveau gémissement étranglé me parvient de cette direction.
- Hé ! criai-je en piquant un sprint à travers la ruelle, louvoyant entre les poubelles avant de tourner à droite.
C’était une impasse avec seulement un grand conteneur à ordures. Mais je n’eus pas le temps d’examiner cette charmante petite ruelle que des bras puissants me happèrent aussitôt pour me plaquer avec violence contre le mur. Un instant sonné, je reconnus néanmoins mon agresseur : le grand type décharné au tatouage. De près, je pouvais voir que sa peau était craquelée et zébrée de marques sanguinolentes. Il lui manquait d’ailleurs des dents et celles qui restaient, d’une couleur noirâtre, semblaient sur le point de tomber.
- On l’a eu ! s’exclama une voix rayée.
Mes yeux se tournèrent vers la femme qui se tenait aux côtés de mon agresseur, un sourire carnassier (avec une dentition tout aussi déplorable) sur son visage pâle et couvert de plaques rouges. C’était la femme que j’avais voulu sauver.
A suivre...
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