Chapitre 3 : Loin de chez moi, Partie 1
Imaginez un peu : Vous avez vécu toute votre vie dans la peau d’un jeune homme (plutôt charmant qui plus est). Puis un beau jour, vous manquez de vous faire tuer à la suite d’une altercation avec deux drogués… et finalement, vous vous réveillez dans la peau d’une jeune femme. Vous apprenez ensuite que celle qui vous a sauvé est une sorcière immortelle… et que maintenant vous en êtes une aussi. Je ne sais pas comment vous auriez réagi, mais je trouvais pour ma part que cela faisait BEAUCOUP de changements en moins d’une journée… Et dire que vingt-quatre heures plus tôt, ma principale préoccupation était de savoir si j’allais enfin décrocher un travail !
- Alors… ai-je fini par articuler, toujours sur le choc. Est-ce que ça veut dire que… que j’ai des pouvoirs, moi aussi ? Tout ce que tu fais, je vais pouvoir le faire ?
- Avec un peu d’entrainement, oui, admit Gwenaëlle, qui paraissait soulagée. Tu sais, tu le prends beaucoup mieux que je ne l’aurais pensé… J’ai eu peur que tu t’évanouisse en apprenant la nouvelle !
- Question d’habitude, je suppose, ai-je grommelé.
J’avais encore des millions de questions qui bourdonnaient dans ma tête, mais je me suis forcé à me concentrer sur le plus important :
- Comment est-ce que je peux redevenir humain ?
Le sourire de Gwenaëlle disparut.
- Ça… c’est impossible j’en ai bien peur, me dit-elle en secouant la tête, l’air grave. Une fois que la transformation est achevée, il n’y a pas de retour en arrière possible, Morgan. Tu es désormais une sorcière à part entière.
- Alors… au moins mon apparence ! ai-je insisté. Tu a dis que les sorcières possédaient de grands pouvoirs ! Tu peux sûrement me redonner mon corps d’homme… non ?
- Comme je te l’ai dit, mes pouvoirs ne fonctionneront pas sur toi, lâcha Gwenaëlle en détournant le regard avec embarras. Alors même si je voulais te rendre ton apparence, ce serait impossible.
Je me suis adossé contre l’une des colonnes de l’atrium en me laissant tomber au sol, sous le choc. La réponse de Gwenaëlle m’avait fait l’effet d’une condamnation à mort. Si la sorcière avait dit la vérité, je n’avais pas seulement l’apparence d’une femme… j’avais désormais un corps de femme, physiquement et génétiquement, aussi réelle que si j’étais né avec. C’était une prouesse que la science humaine était encore bien loin de pouvoir réaliser.
Comment pourrais-je reprendre ma vie normalement, maintenant ? Comment pourrais-je ne serait-ce qu’expliquer ma transformation aux gens ? Freddy et JB finiraient sûrement par croire que j’étais bien Morgan Laufey, car ils me connaissaient très bien… mais les autorités ne seraient sûrement pas aussi compréhensives. Ce qui m’était arrivé dépassait l’entendement… et même moi j’avais toujours du mal à y croire. Au mieux on me prendrait pour un fou (ou plutôt une folle, ai-je soudain songé avec amertume), et au pire… je risquais de me faire charcuter sur une table d’opération au nom de la science.
Conclusion : je ne pourrais jamais récupérer mon identité.
- Ma vie est fichue… ai-je lâché.
- Fichue ? répéta Gwenaëlle avec une pointe d’ironie. C’est une bien étrange façon de qualifier ta nouvelle vie dans un corps de rêve, immortel, surpuissant…
- …Que je n’ai jamais demandé à avoir ! ai-je éclaté en la fusillant du regard. Ma vie d’avant me convenait très bien !
- Vraiment ? Pour quelqu’un qui était épanoui dans sa vie, tu m’avais l’air plutôt malheureux…
- Eh bien, je n’irais pas jusqu’à dire que j’étais « épanoui »… ai-je reconnu, avant de m’interrompre et d’envisager la sorcière d’un air soupçonneux. Une seconde… comment est-ce que tu sais que j’étais malheu… enfin que ma vie n’était pas spécialement parfaite ?
Gwenaëlle se figea, et détourna une nouvelle fois en rougissant tandis que je me redressais lentement.
- Eh bien… commença-t-elle avant de laisser sa voix s’éteindre sans poursuivre.
- Eh bien… ? l’ai-je encouragé en croisant les bras et en haussant un sourcil interrogateur.
La sorcière fit apparaître une boule de feu bleu et la fit tourner dans sa main, comme si elle essayait de détourner mon attention. Mais j’ai complètement ignoré son petit tour de passe-passe (bon, je dois avouer que j’y ai quand même jeté un coup d’œil… parce qu’honnêtement, c’était plutôt cool). Au bout d’un moment, comprenant que je ne lâcherai pas le morceau, Gwenaëlle fit par admettre d’un ton réticent :
- Il est… possible que je t’ai, disons… un peu observé .
- Observé ? ai-je répété d’un ton incrédule. Comment ça, « observé » ? Tu m’as espionné ?!
- Espionné… Le mot est un peu fort… j’ai juste utilisé mon miroir pour jeter un coup d’œil de temps en temps sur ce que tu faisais.
- Ton miroir ? Quel miroir ?
Gwenaëlle agita la main, et soudain un immense miroir rectangulaire se matérialisa juste devant nous. Il devait faire au moins deux fois ma taille, et était orné d’un cadre doré où était moulée une multitude de créatures mythologiques : licornes, dragons, griffons, sirènes… et d’autres encore que j’aurais été bien en peine de nommer.
- Voici le Miroir…
- …De la Destinée ? ai-je soufflé en contemplant l’objet massif.
- Quoi ? réagit la sorcière en haussant un sourcil. Non, c’est le Miroir de Vérité. Où est-ce que tu es allée chercher ça ?
- Hum, il… je trouvais qu’il avait une tête à s’appeler le Miroir de la Destiné, me suis-je justifié, avant de renchérir d’un ton indigné. Et puis c’est débile comme non, le Miroir de Vérité ! Un miroir, ça reflète déjà le monde réel ! Donc dans ce cas, tous les miroirs sont des miroirs de vérité !
- Je… suppose. Cela dit, celle qui l’a créé n’était pas connue pour son… esprit poétique. Mais mis à part son nom, cet objet est très pratique ! Il me permet de voir à travers l’espace rien qu’en formulant ma pensée.
- Et en français, ça veut dire quoi ? ai-je grommelé.
- Regarde bien, me lança Gwenaëlle avant de se tourner vers le miroir. Montre-moi… qui veux-tu voir, Morgan ?
J’ai réfléchi une demi-seconde. La liste des gens que je connaissais était assez courte. Les premiers noms qui me vinrent à l’esprit furent toutefois ceux des deux drogués qui m’avaient coûté la vie.
- Elo et Dom, ai-je murmuré en sentant mon cœur (celui-là même que Dom avait transpercé) battre la chamade.
Je ne savais pas à vrai dire si cela suffirait à valider ma requête (après tout je ne connaissais rien de plus sur eux), mais pourtant la face du miroir ondula… pour afficher quelque secondes plus tard l’intérieur d’un appartement crasseux et en piteux état, à peine éclairé par la lueur d’une télévision fissurée dans un coin de la pièce.
Mes deux agresseurs gisaient dans un canapé déchiré au centre de la pièce, le regard vitreux, les pupilles dilatés et la bouche grande ouverte, un filet de bave s’échappant au coin de leurs lèvres. On aurait presque pu croire qu’ils étaient morts, si une respiration sifflante ne venait pas soulever leurs côtes décharnés, leur donnant une apparence de zombies agonisants. J’ai avisé les aiguilles plongées dans leurs poignets, déjà rouges et irrités par une dizaine de piqûres similaires. Complètement drogués, ils étaient dans leur propre monde, indifférents à leur réalité morbide… mais sans doute était-ce justement cela qu’ils cherchaient à fuir.
- Alors ils sont encore en liberté, ai-je grondé en contemplant les deux épaves humaines qui étaient la cause de ma « mort ».
- Pourquoi ne le seraient-ils pas ? releva Gwenaëlle en levant les sourcils. Personne n’a dû signalé ta disparition, et personne n’aura retrouvé ton cadavre pour lancer une enquête. La police mortelle n’a aucun moyen de savoir ce qu’il t'est arrivé. Si je n’avais pas regardé dans le miroir à temps, moi-même je n’aurais pas pu te sauver…
Je ne pus que reconnaître qu’elle avait raison. Aux yeux des autorités, Morgan Laufey n’avait pas encore disparu… et de toute façon qui se soucierait de les avertir ? Monsieur Lebel, qui s’était soudain rendu compte que j’étais un brillant jeune homme qu’il voulait absolument engager ? Mon père, pris d’une soudaine conscience paternelle ? Personne ne faisait attention à moi… alors si mon « entourage » ne remarquait même pas ma disparition, comment la police le pourrait-elle ?
- Attends deux secondes… ai-je repris, saisi par une révélation soudaine. Donc tu utilisais ce miroir pour m’espionner continuellement ?
- Pas… continuellement, objecta Gwenaëlle d’une petite voix. Juste… de temps en temps. Histoire d’être certaine que tout allait bien.
Je l’ai regardé, oscillant entre incrédulité et effroi, avant de l’interroger :
- Et depuis combien de temps est-ce que tu m’observes ainsi, exactement ?! Et d’ailleurs, pourquoi est-ce que tu t’intéresses autant à moi ?!
La sorcière rougit, et parut soudain très absorbée dans la contemplation de la petite boule de feu bleu qui dansait entre ses doigts. J’ai poussé un soupir irrité et découragé.
- Montre-moi Freddy et JB, ai-je lancé en me tournant à nouveau vers le miroir.
La surface de ce dernier ondula de nouveau et me montra un nouveau décor. Freddy était assis à la table d’une petite cuisine étroite dont la fenêtre donnait sur un autre immeuble parisien. Les mains jointes soutenant son menton, il avait le regard grave en fixant un point que lui seul pouvait voir, perdu dans ses pensées. Son air sérieux sonnait néanmoins un peu faux avec son maillot de sport et la casquette « MAKE RUGBY GREAT AGAIN ! » sur sa tête…
Soudain, la porte s’ouvrit, et JB entra avec sa tenue complète de supporter, l’air aussi soucieux que son père.
- Il n’est pas chez lui, annonça-t-il en enlevant son écharpe. Ou alors il fait bien semblant… J’ai toqué des dizaines de fois à sa porte, et j’ai même demandé à ses voisins. Ils disent qu’ils ne l’ont pas vu depuis hier matin. Pareil pour sa concierge. Elle m’a dit que s’il ne revenait pas dans deux jours, elle préviendrait le propriétaire pour qu’il ouvre l’appartement.
- Deux jours ! s’exclama Freddy, indigné. Si ça se trouve dans deux jours, on aura retrouvé son corps dans un vide ordure !
- Le problème, c’est qu’au regard de la loi… Morgan n’est pas encore disparu. Et la concierge n’a pas envie de se mouiller en dérangeant le propriétaire pour rien, je pense.
- Il devait nous retrouver ici pour assister au match… et il n’a jamais confirmé ou infirmé. Je lui ai laissé dix messages, JB !
J’ai haussé les sourcils, me rappelant qu’effectivement j’avais été invité par Freddy et JB à assister à une rencontre de rugby (ne me demandez pas par contre quelle équipe s’affrontaient, j’avais déjà oublié…). Mais bon avec ce qui m’étais arrivé, je pense que cet oubli était excusable… Seulement mon patron et son fils qui m’avaient gentiment invité ne savaient pas ce qu’il m’était arrivé.
Mon coeur se serra. Freddy m’avait toujours soutenu dans les moments difficiles, et JB était ce qui se rapprochait le plus d’un ami pour moi. L’idée de les décevoir tous les deux, de leur faire croire que j’étais indigne de leur confiance… ça m'était intolérable.
- Peut-être qu’il a eu un impératif, Papa… souleva JB, plus raisonnable.
- Tu sais très bien que Morgan nous aurait prévenu, surtout s’il avait dû s’excuser ! Ce garçon est plus poli qu’un miroir… Il répond toujours quand on l’appelle.
JB hocha sombrement la tête.
- Alors on fait quoi ? demanda-t-il.
Freddy enleva sa casquette pour l’observer, puis inspira profondément.
- On va voir la police, déclara-t-il en se levant.
La surface du miroir ondula de nouveau, avant de montrer mon visage stupéfait, et la larme qui coulait le long de ma joue.
- Eh bien… On peut dire qu’ils tiennent à toi, ces deux-là, commenta Gwenaëlle, légèrement impressionnée.
Je ne pu lui répondre, complètement estomaqué. Le fait que Freddy et JB se soient aperçus que quelque chose n’allait pas et s’étaient mis à ma recherche… cela me réchauffait le cœur.
- Il faut que je rentre chez moi.
Les mots m’avaient échappé, mais ils résumaient très bien mon état d’esprit actuel. Après tout ce qui m’était arrivé, j’avais besoin de retrouver un cadre… familier, rassurant. Il fallait que je rentre chez moi, que je dise à JB et Freddy que j’allais bien… et que je serais ravi d’assister à ce match avec eux.
« Tu oublies que tu n’as plus tout à fait la même apparence… » me souffla une petite voix dans ma tête.
« La ferme », lui ai-je intimé.
Le miroir disparut brusquement. Intrigué, je me suis tourné vers Gwenaëlle, dont le visage s’était soudain fermé.
A suivre...
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