Chapitre 4 : Dîner aux chandelles, Partie 3
Apparemment oui.
La sorcière prit une profonde inspiration, retroussa les manches de sa robe, et approcha lentement ses doigts d’une part de pizza.
- Tu n’es pas obligé de… ai-je voulut la dissuader, conscient de l’inconfort qu’elle éprouvait.
- Si, rétorqua Gwenaëlle. J’ai dit que je voulais voir quel goût avait une authentique pizza humaine. Alors je vais manger comme les humains le font…
Ses doigts touchèrent la croûte de la pizza, et la sorcière émit un frisson d’inconfort tandis qu’elle arrachait doucement une part, comme si elle craignait de faire exploser son plat. Je me suis tu, fasciné par le spectacle de la grande sorcière d’Avalon qui serrait les dents de dégoût à l’idée de manger une pizza avec ses mains comme le plus rustre des paysans.
Gwenaëlle porta enfin la part à ses lèvres, puis croqua délicatement dans la pâte fine de la pizza. Son expression à la fois résignée et dégoûtée était si déplacée que j’ai faillis m’étouffer avec ma propre part.
- Pas un mot, me prévint-elle en me fusillant du regard.
- Je n’oserais pas, l’ai-je rassuré, tout en me mordant l’intérieur des joues pour ne pas éclater de rire.
Nous avons continué à manger en silence. Etant un habitué, j’ai rapidement fini ma propre pizza, alors que Gwenaëlle mit un temps infinie à terminer la sienne : elle mangeait par petite bouchée, prenait une gorgée de vin, puis s’essuyait systématiquement les doigts avec sa serviette… Ce qui ne servait à rien puisqu’elle se les salissait aussitôt qu’elle reprenait une part. Plusieurs fois, je l’ai vu lorgner ses couverts d’argent avec envie, mais elle finit sa pizza sans y toucher. Je devais lui reconnaitre une chose : elle était déterminée.
« Elle fait ça pour toi, Morgan », me fit remarquer une petite voix désagréable dans ma tête.
Mouais… il lui faudra bien plus qu’une pizza pour que je lui accorde ma confiance.
Gwenaëlle fit enfin disparaitre les plats vide et s’empressa d’essuyer à nouveau ses mains.
- Une chose est sûre, ces pizzas étaient excellente ! déclara-t-elle avec enthousiasme. Bien sûr, je ne m’attarderais pas sur le fait que manger avec les doigts comme des animaux était un poil… dégradant.
- Tu ne te sens pas plutôt libérée ? l’ai-je interrogé en haussant un sourcil amusé. Je veux dire, ça ne doit pas être la première fois que tu touches ta nourriture... Comment fais-tu pour manger un fruit, par exemple ?
- Ce n’est pas pareil, voyons ! L’étiquette n’est pas la même…
N’y tenant plus, j’ai éclaté de rire devant le sérieux absolu de mon hôtesse. Cette dernière m’observa un instant avec agacement, puis finir par sourire à son tour.
- Je préfère te voir comme ça, m’avoua-t-elle, une fois que je me suis calmé. Tu as un sourire magnifique, Morgan.
Je dois l’admettre, le compliment me prit au dépourvu. Rougissant, j’ai baissé les yeux sur mon verre vide sans dire un mot.
- Tu as soif ? s’inquiéta Gwenaëlle en claquant des doigts.
Mon verre se rempli aussitôt de vin. Cet acte de magie me rappela ma propre transformation, également le fruit des pouvoirs de Gwenaëlle.
- Il ne tient qu’à toi pour que mon humeur s’améliore, ai-je lâché d’un ton plus dur. Laisse-moi rentrer chez moi.
Un éclair de frayeur passa dans les yeux de la sorcière. Calmement, elle but une gorgée de vin, avant de reposer son verre avec une lenteur mesurée.
- Morgan… commença-t-elle d’un ton hésitant, cherchant ses mots. Ce n’est pas une question de volonté… Je ne peux tout simplement pas te...
- N’ose même pas me dire que ce n’est pas en ton pouvoir ! Je sais très bien que tu pourrais me ramener à Paris d’un claquement de doigt !
- Effectivement. Cependant ce serait irresponsable de ma part.
- De me laisser tranquille ? De me rendre ma vie d’avant ?
- Cela, c’est impossible, Morgan. A partir du moment où tu es devenu une sorcière, ta vie d’avant s’est terminée.
- Ça, c’est à moi d’en juger, Gwen… Tu ne peux pas…
CRAC !
Le verre que tenait Gwenaëlle éclata soudain entre ses doigts, projetant des éclats et du vin un peu partout sur la nappe immaculée. Etonné, j’ai observé la sorcière qui regardait le pied de verre encore entre ses doigts sans bouger d’iota. Elle semblait complètement tétanisée, et le silence dans la salle était aussi pesant que du plomb.
Je me suis raidi, réprimant à grand peine mon envie de prendre mes jambes à mon cou. A tout moment, sa colère allait éclater et elle déchainerait sa magie contre moi pour me punir de mon insolence…
C’est alors qu’une larme coula le long de sa joue.
J’en fus complètement ébahi. Que diable avais-je pu faire pour l’atteindre à ce point-là ?
Gwenaëlle parut soudain revenir à elle. Un instant pensive, la sorcière toucha sa joue mouillée et s’essuya d‘un geste sec, presque rageur.
- Tu… tu vas bien ? me suis-je enquis d’un ton à la fois méfiant et contrit.
- Ce n’est rien, m’assura la sorcière en raffermissant sa voix. Je… Cela fait juste très longtemps qu’on ne m’a plus appelé comme ça.
D’un claquement de doigts, elle fit disparaitre les éclats de verre et la tache de vin sur la nappe.
- Si cela ne te dérange pas, je vais me retirer pour la nuit, annonça soudain mon hôtesse en se levant brusquement.
Mon inquiétude disparut d’un seul coup, remplacé par la colère. A nouveau, Gwenaëlle bottait en touche !
- Tu t’enfuis ? l’ai-je aussitôt attaqué en me levant à mon tour. Ce n’est pas en m’ignorant que tu me feras changer d’av…
- Je ne m’enfuis pas.
- A d’autres ! Tu t’imagines qu’en pleurnichant, je vais te laisser tranqui…
Soudain, mon corps se figea entièrement. Les yeux fixés sur le dos de Gwenaëlle face à moi, j’ai mobilisé toute ma force pour faire un pas en avant… mais c’était peine perdu. J’étais littéralement incapable de bouger le moindre muscle.
Refusant de céder à la panique, je me suis mis à réfléchir à toute vitesse. Gwenaëlle avait pourtant dit que sa magie n’aurait aucun effet sur moi. Alors comment avait-elle pu…
Il me suffit de baisser les yeux pour avoir ma réponse.
Mon corps était enfermé dans une couche de glace, qui épousait parfaitement mes formes jusqu’à ma nuque. Cette pellicule de glace avait l’air aussi fine qu’une feuille de papier, et pourtant j’étais absolument incapable de la briser.
- Ne prends pas ma gentillesse pour de la faiblesse, déclara alors Gwenaëlle en se tournant lentement vers moi, le regard acéré comme une lame de rasoir. Je comprends que t’adapter à cette nouvelle vie est compliquée… mais cela ne te donnes pas le droit de me m’insulter ainsi, Morgan. L’étiquette veut que les invités respectent leur hôte. Même les humains les plus primitifs le savaient déjà.
- Sauf que les invités peuvent repartir quand ils le veulent, ai-je rétorqué entre mes dents serrées. Il n’y que les prisonniers qui soient maintenus en cage !
Un sourire froid éclaira le visage de mon interlocutrice, qui s’approcha de moi à pas mesurés. Le bruit de ses talons résonna avec un écho inquiétant dans la salle jusqu’à ce qu’elle se trouve juste en face de moi, son visage à quelques centimètres du mien.
- Si c’est ce que tu veux, Morgan… Nous pouvons aussi jouer au prisonnier et à la geôlière, susurra-t-elle en effleurant délicatement ma joue avec ses doigts.
Ce simple contact me fit l’effet d’une décharge électrique. J’ai sentis mes poils se hérisser sur ma nuque, tandis que Gwenaëlle se mordillait la lèvre, ses yeux fixés sur les miennes avec une expression avide sur le visage. Mon cœur battait la chamade. Je sentais qu’elle mourrait d’envie de m’embrasser…
Et je mourrais d’envie d’y répondre.
Mais au dernier moment, je me suis forcé à détourner la tête.
- Je ne suis pas ton jouet, ai-je lâché entre mes dents serrées, les yeux fixés sur le bassin au milieu de la salle.
Gwenaëlle resta un instant interdite, ses doigts toujours figés sur ma joue. Lentement, elle les retira et s’éloigna de moi. J’ai relevé la tête pour la dévisager. Colère, tristesse et culpabilité se succédaient sur son visage.
- Bonne nuit, Morgan, me souhaita-t-elle, avant de disparaitre en un clin d’œil.
Aussitôt, je suis tombé à terre. La glace qui me retenait s’était évanoui. Je me suis relevé lentement en me retenant à l’une des colonnes de la salle, le souffle court, peinant à rassembler mes pensées. Je ne savais toujours pas comment rentrer sur Terre. Mais je venais d’affronter ma geôlière, et j’avais réussi à lui tenir tête. Rien que cela, c’était déjà une victoire en soi…
Alors pourquoi avais-je l’impression qu’on avait tous les deux perdu ce soir ?
A suivre...
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