Vers les étoiles
Avec des gestes précipités et malhabiles, je ferme ma parka et mets mon bonnet. La nuit est glaciale, tranchante comme du verre. Une pleine lune blafarde confère au paysage une lumière morte et blême. Une nuit idéale pour les loups-garous, vampires et autres monstruosités issues de notre part d'ombre la plus profonde. Entre le Starship et le campus, il y a une forêt. Amicale et accueillante le jour, elle devient hostile et effrayante la nuit. Barbara s'y engloutit avec assurance, toujours en courant. La nuit ne l'incommode pas davantage que le froid. Je n'ai aucune envie de la suivre dans ce maelström de noirceur et de branches entremêlées, mais je me fais violence. Grâce à la lune qui fait briller sa robe pâle, je parviens à la repérer tant bien que mal. Je vois à peine où je mets les pieds et je manque de trébucher à chaque pas. Heureusement, ce bois n'est pas très étendu et je le connais comme ma poche. Le chemin se dirige vers une petite clairière où nous allions quelquefois déjeuner avec Laura et Aymeric, quand il faisait encore beau et doux.
A l'orée de la clairière, Barbara s'arrête brusquement et regarde autour d'elle. Je me cache derrière un tronc d'arbre, le cœur battant. J'espère qu'elle ne m'a pas repérée. Je ne tiens pas subir le même sort que la malheureuse cuillère de l'autre jour. Je commence à trembler et à claquer des dents. Je ne sais pas si c'est le froid, la peur, la fatigue ou tout cela à la fois. Mais qu'est-ce que je fiche ici à espionner cette fille arrivée de je ne sais où, au fin fond de la forêt à deux heures du mat' ? Je ferais mieux de rentrer avant d'attraper la mort dans ce coin gelé.
Barbara se met à tracer des signes étranges devant elle. Ses mains s'agitent sans signification. Je pense d'abord à une autre extravagance de sa part, mais l'atmosphère de la clairière se modifie subtilement. De noire et opaque, elle devient peu à peu grise et translucide. Une forme, indéfinie tout d'abord, se matérialise.
- Je sais que vous êtes là tous les deux ! résonne une voix étrangère dans ma tête. Montrez-vous !
Je sens mes cheveux se dresser sur ma pauvre tête malade. Après les hallucinations de toutes sortes, j'entends des voix maintenant. Je vais vraiment très mal, il faut que je me rende aux urgences psychiatriques sans tarder. Est-ce que c'est ça, une bouffée délirante ? Est-ce qu'on reste conscient de ce qui se passe ?
Mais...une seconde : elle a bien dit : « Tous les deux » ? Qui est l'autre ?
Non loin de moi, je vois une silhouette sortir du bois. Je la reconnais tout de suite. Alexandre ! Dans la clairière, il y a...non, ce n'est pas possible. Non, mon esprit refuse d'admettre cela ! Mon corps est engourdi, tout me parvient de très loin. J'entends Alexandre hoqueter à côté de moi :
- Mais...c'est impossible ! Impossible...
Il voit ce que je vois également. Je ne suis pas folle ! Ou alors nous le sommes tous les deux. Agglutinés dans le même délire, hôtes du même cauchemar.
Devant nous, il y a un vaisseau spatial. Comme dans les récits de science-fiction. Comme celui qui trône au Starship et donne son âme au lieu. Mais différent. Avec des formes plus arrondies. Plus...organiques. Il n'est pas gris et métallique, mais blanc nacré avec des nuances irisées, comme un coquillage.
- Vous ne me demandez pas qui je suis ? D'où je viens ? Mais approchez, je ne vais pas vous manger ! De toute manière, sur votre planète, la seule nourriture que je supporte, ce sont ces fleurs pleines d'épines que vous utilisez pour vous déclarer votre amour et que vous appelez « des roses ». Elles ne sont pas mauvaises, mais guère nourrissantes. Ah oui, j'aime aussi le café. Un breuvage vraiment extraordinaire. Nous n'en avons pas chez nous. Et je doute que cette plante puisse s'acclimater à notre monde.
Je porte mon regard sur Barbara. Elle est de moins en moins humaine, comme si elle se délestait d'une identité factice pour laisser émerger son être véritable. Ses yeux sont immenses, entièrement verts, brillants dans l'obscurité. Sa peau est luminescente et marbrée de veines plus sombres.
- Pourquoi...Pourquoi est-tu venue ? finit par demander Alexandre.
- Mais par curiosité, mon cher Alexandre, par curiosité ! Nous sommes un peuple très curieux. Nous vivons très loin d'ici, dans une autre galaxie, plusieurs millions d'années-lumière nous séparent !
Son discours télépathique s'arrête un instant et elle semble hésiter à poursuivre.
- Votre planète est intéressante. En deux jours j'y ai vécu des instants extraordinaires. J'ai été très heureuse de faire ta connaissance, Alexandre. J'aurais aimé t'apporter davantage, mais je ne peux pas rester ici. Maintenir mon apparence humaine me demande énormément d'énergie. Votre atmosphère est trop riche en oxygène pour moi. Elle me consume. Et personne ne peut survivre en ne mangeant que des roses, vous en conviendrez aisément.
J'ignore pourquoi, mais à cet instant précis j'ai revu dans mon esprit la cuillère tordue à côté de ma tasse, sur la table de la cafétéria. Je n'ai pas besoin de formuler ma question à Barbara. Mon image mentale la fait sourire.
- Ah oui, la cuillère.... C'était amusant, non ? Ça ne t'a pas plu ? C'est pourtant un cadeau original. Je ne pensais pas que ça t'effraierait autant !
Je sens une colère sourde m'envahir. Tout à coup, je n'ai plus peur.
- Tu as joué avec nous comme un chat avec une souris ? Ou alors tu nous as étudiés comme des animaux de laboratoire ?
Barbara s'avance vers moi de sa démarche féline, tout en souplesse animale et pose sa main sur mon épaule. Un geste humain. Un geste universel.
- Flora, Alexandre, je sais que mon comportement vous a blessés tous les deux et j'en suis désolée. Pour me faire pardonner, je veux vous offrir quelque chose de très spécial.
Soudain, elle saisit sa tête entre ses mains, sa longue silhouette vacille.
- Je dois partir, maintenant...Communiquer devient difficile...Respirer également. Flora, Alexandre, vous...vous serez heureux...ensemble, je...je vous le promets. Je reviendrai...peut-être...un jour.
- Quel est ton nom ? Je veux dire : ton vrai nom ?
- Il est...imprononçable...pour les humains...mais pour vous...je peux...rester...Barbara.
Une ouverture ovale se creuse d'un coup sur le flanc du vaisseau nacré. Pas une porte qui coulisse, mais plutôt un œil qui s'ouvre. Avant d'y pénétrer, Barbara se retourne une dernière fois.
- Au revoir...Flora...Alexandre.
- Au revoir Barbara.
- Sois heureuse sur ta planète ! ajoute Alexandre.
L'ouverture du vaisseau se referme sur elle et il décolle, instantanément et sans bruit, tel une étoile filante. En une fraction de seconde à peine, il disparaît sans laisser de trace, ne laissant derrière lui que le vide, l'obscurité et le silence. Ce silence m'oppresse. Je dois dire quelque chose. N'importe quoi. Ce qui me passe par la tête.
- Bon sang, quelle technologie ! Incroyable !
Alexandre me regarde avec une expression que je devine ahurie. Je le sais, ma remarque est d'une incongruité totale, comme un clown surgi en plein milieu d'une cérémonie funèbre.
- C'est vraiment dingue, non ? finit-il par renchérir.
Je ne réponds rien. Je suis trop sonnée. Soudain, les événements des derniers jours me submergent comme une lame de fond et j'éclate en sanglots.
Ne sachant que dire, Alexandre me prend dans ses bras et me serre contre lui. Malgré le froid perçant, la nuit sinistre et toute cette histoire abracadabrante, c'est la plus belle chose qui me soit jamais arrivée. Après un long moment, lorsque mes pleurs s'apaisent, Alexandre me lâche et prend ma main.
- Nous devrions rentrer. Nous serons au chaud. Viens...
Je m'aperçois que je tremble sans discontinuer et que mes mains sont engourdies. Nous rebroussons chemin en marchant d'un bon pas pour tenter de nous réchauffer. Lorsque nous passons devant le Starship, j'ai une pensée pour Laura et Aymeric. Ils y sont sans doute encore, à s'amuser et à danser sur la musique des années quatre-vingts, totalement inconscients de l'étrangeté fondamentale de ce que je viens de vivre. Nous sommes passés dans un univers parallèle, Alexandre et moi. Un lieu qui n'appartient qu'à nous.
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