Chapitre I
« Certains matins, le monde semble retenir son souffle. Comme si l’aube elle-même hésitait à se lever. »
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Le soleil perçait à travers les rideaux en dentelle, peignant la pièce de rayons dorés. Une lumière douce, presque timide, venait caresser mes draps, me tirant lentement du sommeil. Je clignai des yeux, encore prisonnière de ce rêve étrange, si familier. Il persistait en moi comme un parfum oublié, comme une chanson qu’on croit reconnaître sans parvenir à en nommer l’auteur.
Je tirai lentement mon carnet de rêves de sous mon oreiller — un vieux cahier à la couverture en cuir noir, usé par le temps, ses pages épaisses couvertes d’encre pâlie et de gribouillis. Chaque matin, ou presque, j’y consignais les bribes de mes songes avant qu’ils ne s’effilochent dans l’oubli. Celui-ci, cependant, était plus vivace que les autres.
Je tournai lentement une page, la plume déjà entre mes doigts, et je commençai à écrire :
« Le soleil était haut dans le ciel, plus chaud qu’il ne l’est jamais à Londres. Il brûlait la peau, aveuglait les regards, et pourtant, je ne ressentais ni douleur, ni gêne. Juste une étrange pression sur mon front, une nécessité de lever la main pour me protéger des rayons. Tout autour de moi flottait une lumière blanche, irréelle, comme si je regardais le monde à travers un voile de coton.
Devant moi, un champ. Un champ immense, infini, où s’étendaient des fleurs de toutes les couleurs — coquelicots écarlates, marguerites aux cœurs d’or, digitales aux clochettes violettes. Leurs tiges ondulaient doucement dans une brise silencieuse. Au centre, un arbre solitaire. Majestueux, ancien, ses branches épaisses semblaient porter le poids de mille années de secrets.
J’essayai de m’approcher. Un pas. Deux. Trois… Mais mes pieds glissaient, revenaient toujours à leur point de départ. Le sol se dérobait, doux et instable, comme du sable mouvant. Une force invisible m’empêchait d’avancer. Pourtant, je ne ressentais ni panique ni peur. Seulement une étrange paix, comme si ce lieu m’acceptait sans m’accueillir pleinement.
Le vent soulevait mes cheveux, longs, noirs teintés de bleu, comme une encre qu’on aurait versée dans l’eau. Ils me masquaient la vue, et je les repoussai d’un geste agacé. C’est alors que je l’ai vue. La forêt. Elle s’élevait, sombre et menaçante, en bordure du champ, comme une frontière infranchissable.
C’est là qu’ils sont apparus. D’abord des ombres, mouvantes et incertaines. Puis cinq silhouettes, fines, élancées, avançant dans ma direction. Mon cœur s’est mis à battre plus fort. Un tambour dans ma poitrine. J’ai plissé les yeux, tenté de distinguer leurs visages. Mais le rêve, capricieux, refusait de me les dévoiler.
Puis, le souffle s’est arraché de mes poumons. Brutalement. Je me suis effondrée à genoux, mes mains griffant l’air. Je suffoquais. Le champ s’est effacé. Et l’océan noir m’a engloutie. »
Je posai la plume, les doigts tremblants. Chaque fois, le rêve s’arrêtait là. Mais cette nuit, j’avais eu la sensation étrange que quelque chose m’échappait. Qu’il me manquait une clé. Un détail important que mon esprit refusait de retenir.
Le réveil clignota : 6h25. Il allait sonner d’une seconde à l’autre. Un soupir m’échappa alors que je refermai doucement mon carnet. Une migraine sourde battait déjà à mes tempes. Parfait.
Je me levai avec difficulté, frottant mes yeux, les pieds nus frôlant le parquet froid de ma chambre. Une odeur d’herbes séchées et de cire d’abeille flottait dans l’air, parfum familier de mon sanctuaire. Les rideaux volaient paresseusement, poussés par un vent léger chargé d’embruns londoniens. Ma chambre, tapie sous les combles, avait ce charme ancien : murs crème, poutres apparentes, meubles en bois vieilli. Des livres s’empilaient dans chaque recoin, en équilibre précaire entre des plantes en pot et des chandelles consumées.
J’ouvris la porte et descendis à pas traînants le grand escalier. Le bois craquait sous mes pieds. La maison semblait encore endormie. Pourtant, une douce odeur de menthe poivrée chatouillait déjà mes narines.
Je glissai un regard vers le rez-de-chaussée. La maison de ma grand-mère, Nanna Mo, s’étalait comme un cabinet de curiosités. Des fioles colorées, des sachets d’herbes, des cristaux enchâssés dans des pendentifs. Le tout baigné dans une lumière dorée, filtrée par des vitraux colorés. Chaque objet avait une histoire. Certains chuchotaient encore leurs souvenirs si on tendait l’oreille.
Elle vivait dans cette maison depuis toujours, ou du moins, c’est l’impression qu’elle donnait. C’était une de ces femmes que le temps oubliait. Ni vraiment vieille, ni vraiment jeune. Elle possédait une sorte d’élégance ancienne, d’une époque floue entre contes et réalité. Une présence qui semblait ancrée profondément dans les murs, comme si elle les avait façonnés elle-même. Ses gestes étaient empreints d’une lenteur volontaire, presque rituelle, et son regard, malicieux mais perçant, voyait toujours plus loin qu’il ne le laissait paraître.
Je poursuivis mon chemin vers la cuisine. En passant, une liane traîtresse s’enroula autour de ma cheville. Je trébuchai, manquant de peu de m’étaler au sol.
— Encore toi, espèce de peste verte, grognai-je.
Un ricanement léger résonna depuis la cuisine. Ma grand-mère, fidèle à elle-même, m’attendait, une tasse fumante à la main.
— Ta plante a essayé de m’assassiner.
— Elle voulait juste te dire bonjour, dit-elle en riant.
Elle portait sa robe de chambre préférée, couleur lavande, brodée de runes argentées. Ses cheveux courts encadraient son visage rieur. Elle me tendit la tasse : une infusion chaude, parfumée à la camomille et à la lavande. Je fermai les yeux un instant en respirant l’arôme.
— Tu devrais écrire ce rêve, dit-elle doucement.
— Déjà fait.
Elle hocha la tête, satisfaite, puis retourna à ses œufs. Je m’installai à la table, observant les rayons de lumière danser sur la nappe fleurie, les plantes suspendues oscillant lentement. Tout semblait si calme, si paisible.
Et pourtant… Quelque chose planait dans l’air. Une tension imperceptible. Comme le calme avant l’orage.
Je baissai les yeux vers ma tasse, l’ombre de mon rêve planant toujours sur mes épaules. Cette journée, je le sentais, ne serait pas tout à fait comme les autres...
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