Chapitre II

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« Nous pouvons rencontrer des gens qui changeront notre vie simplement par le contact de leur main.» - Maya Angelou

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Le plancher grinça doucement sous mes pas alors que je descendais, cette fois, sans encombre, les marches jusqu’au premier étage. L’odeur familière d’herbes séchées, de cire chaude et de vieilles pages m’accueillit comme une couverture rassurante. Ce parfum, celui de la maison, celui de ma vie — il me baignait dans une sensation de calme, comme si chaque mètre parcouru me rapprochait d’un lieu familier, presque sacré. La boutique, mon refuge, était encore plongée dans une pénombre tranquille, baignée d’une lumière dorée filtrée par les rideaux de lin crème.

Le matin, à Londres, semblait hésitant. Les rayons du soleil perçaient à peine, s’invitant par les vitres et dessinant des lignes pâles sur le parquet. Il y avait quelque chose dans l’air, une lenteur, une pause, un souffle suspendu. Je n’étais pas pressée de commencer. Le silence, empli de l’écho de mes pensées, m’entourait. Je n’étais jamais pressée, surtout pas le matin.

Je posai une main sur le comptoir, glissant mes doigts sur le bois patiné, usé par les années et les sorts quotidiens. Le bois semblait absorber mes gestes, mes hésitations. Il savait, lui aussi, qu’il me fallait du temps, du calme, pour me préparer. Un souffle lourd m’échappa alors que je commençais à ouvrir les volets un à un, comme une vieille routine que j’avais apprise à aimer. Les plantes en pot, suspendues aux étagères, réclamaient toujours un peu d’attention, des mots murmurés pour les encourager à grandir. Je leur parlais, tout comme ma grand-mère me l’avait enseigné. Les plantes, c’est comme les enfants, disait-elle, elles savent quand tu les aimes.

Mais ce matin-là, je ressentais un frisson différent, comme si la pièce elle-même attendait quelque chose. Une vibration imperceptible, une tension dans l’air, une lente montée en pression. Je n’arrivais pas à l’identifier, mais elle flottait là, invisible. Peut-être que c’était la météo. Peut-être autre chose.

Je n’étais pas prête à l’accueillir. Je n’étais jamais prête.

Je me mis à allumer des bougies, lentement, dans la lumière tamisée. Leur flamme dansait doucement, me rassurait presque. Puis je glissai mes mains dans mes gants marron, assortis à mon pantalon, en vérifiant une fois de plus que mes poignets étaient bien couverts. Je n’y pensais même plus. C’était devenu un geste presque automatique, comme une protection contre l’invisible. Un bouclier, une barrière, un petit confort. Mais ce matin-là, il semblait n’avoir aucune importance. J’étais ailleurs. Un peu plus fragile que d’habitude.

Enfin, prête à ouvrir, je déverrouillai la porte. Le carillon tinta doucement, comme un accueil familier. Quelques habitués passaient souvent à l’ouverture, mais aujourd’hui, la boutique était silencieuse, plongée dans une torpeur douce. Le calme était lourd, presque épais. Comme une pause avant quelque chose d’inévitable.

Je rangeais quelques flacons et étiquetais des fioles d’huile essentielle, triais des herbes. Ma routine m’enveloppait encore, mais l'ombre de cette attente persistait, grandissant. Tout semblait plus distant, comme si le temps lui-même s’étirait en réponse à une sensation de malaise que je n’arrivais pas à saisir.

Et c’est alors qu’il entra.

Le carillon tinta de nouveau, cette fois plus fort, frappant l’air autour de lui, comme une invitation à regarder. Je me retourne , prête à saluer l’inconnu, et je vis… lui.

Un homme.

Il ne se contentait pas de traverser la porte. Il était une présence. Une présence imposante, qui semblait plier l’air autour de lui, déformant l’espace, comme si tout s’était réorganisé autour de lui à son arrivée. Mon cœur se serra dans ma poitrine, un frisson me parcourut l’échine. Il était grand, presque trop grand pour l’espace. Peut-être un mètre quatre-vingts, ou plus, d’une silhouette élancée, mais marquée par la fatigue d’une vie plus dure que la mienne. Son manteau sombre aux reflets bleutés flottait autour de lui comme une ombre, une promesse d’un monde extérieur. Ses cheveux noirs, courts, lui donnaient un air d'intensité, presque sauvage. Et ses yeux…

Il me regardait, un bleu d’acier, presque trop profond, me pénétrant comme s’il cherchait à sonder mes pensées. L’intensité de son regard me fit presque vaciller. Il n’y avait pas de douceur en lui, rien qui ne me permettait de m’échapper, de trouver un peu de calme. Il semblait… vivre à une vitesse que je ne pouvais pas suivre.

Il s’approcha du comptoir, ses pas silencieux, comme une ombre qui glissait sur le sol. Une voix grave, mais calme, s’éleva dans l’air, et j’eus la sensation étrange de l’entendre avant même qu’il parle.

— Bonjour. On m’a recommandé cette boutique… pour un remède contre les insomnies.

Son ton posé, mesuré, contrastait avec l’agitation que je ressentais en moi. Je hochai la tête lentement, comme un automate, essayant de maîtriser ce trouble inexplicable qui me saisissait. Il y avait quelque chose dans l’air qui me paralysait, une étrangeté que je n’arrivais pas à apprivoiser.

— Bien sûr. Nous avons plusieurs options naturelles, selon la cause de vos troubles… Vous dormez mal depuis longtemps ?

Il haussait à peine les épaules, un sourire léger sur les lèvres.

— Assez pour que je cherche une solution, disons.

Je lui tendis une fiole, la touchant brièvement. La sensation du verre froid sous mes doigts me ramena à la réalité, même si tout en moi était encore plongé dans l’impression étrange qu’il n’était pas tout à fait… là. Ses yeux se posèrent sur l’étiquette de la fiole, et je ressentis un frisson qui me parcourut le dos. Un bruit sec fit écho derrière moi, un courant d’air effleura la pièce, éparpillant les rideaux et soulevant les plantes suspendues.

Et c’est alors que tout se précipita.

Un instant d’inattention, un mauvais geste, un pied qui glisse. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine alors que je m’apprêtais à perdre l’équilibre, à m’écraser au sol. La fiole s’échappa de mes mains, tournoyant dans l’air.

Mais je ne tombai pas.

Une main se tendit, m’attrapa au vol, me tira en avant. Ses doigts s’enroulèrent autour de mon poignet, là où mon gant avait glissé. Le contact de sa peau nue contre la mienne fut un choc, un éclair qui me traversa de part en part. Il y eut un instant où le monde tout entier disparut.

Le sol sous mes pieds s’effaça. Plus rien. Plus de murs. Plus de lumière tamisée. Il y avait juste… lui. Sa présence. Et moi.

Je ressentis tout. Tout de lui. Ses pensées, ses douleurs, ses joies. Des éclats de mémoire, des morceaux d’une vie que je ne connaissais pas, mais qui semblaient soudainement évidents. Une voix, la sienne, dans une langue que je ne comprenais pas. Puis un feu. Un champ de bataille. Un jardin calme. Un baiser volé. Une tristesse qui me serra la gorge.

Je l’entendis respirer. Je l’entendis vivre.

Et puis, je rouvris les yeux. Mon souffle était court, haletant. Mon cœur battait tellement fort que j’avais l’impression qu’il allait éclater. La boutique était toujours là, mais elle semblait différente, plus vive, plus nette, comme si chaque détail était surexposé. Il était toujours là. Ses doigts, fermes, me maintenaient, et quelque chose d’invisible semblait se tordre autour de nous.

Je devais le retirer. Ma main. Mon poignet. Son contact.

Mais quand je le fis, une étrange déception m’envahit. Ce n’était pas le soulagement que j’attendais. C’était comme si une partie de moi s’éteignait avec le retrait de sa main. Mais pourquoi ? Pourquoi me sentais-je… déçue de ne pas l’avoir touché plus longtemps ?

Je n’avais jamais aimé être touchée. Alors pourquoi ?

Je fis un mouvement brusque. Trop brusque. Ma voix s’éteignit dans un souffle nerveux.

— Ne… ne me touchez pas !

Je détournai le regard, le sentant toujours là, bien trop proche. Et pourtant, il était à la fois lointain, étranger, inconnu.

Mais son regard… Il était là. Et il me suivait.

Il recula d’un demi-pas, les sourcils froncés, la main encore à mi-hauteur comme figée dans le vide. Une tension palpable flottait dans l’air entre nous. J'avais parlé bien plus fort que je ne l'avais voulu, et je le regrettais instantanément. Mais il ne bougea pas. Ses yeux se fixèrent sur moi, à la fois intrigués et désorientés. Ses lèvres bougèrent, comme s’il voulait dire quelque chose, mais il se contenta de hocher la tête, sans un mot.

— Ça fera… dix livres, repris-je rapidement, le ton plat, presque mécanique.

Ma voix n’avait plus rien de naturel. Elle flottait, étrangère, tremblante. C’était comme si ma propre voix m’appartenait à peine, déformée par l’effort de me maintenir calme. Je ne voulais pas qu’il voit la panique qui montait en moi, mais c’était futile. Il le voyait dans chaque petit tremblement de mes mains, dans ma respiration saccadée.

Il hocha lentement la tête, comme s’il avait enfin compris ce que je lui demandais. Puis il fouilla dans sa poche, cherchant sans hâte. Le bruit des pièces s’entrechoquant dans sa paume résonna dans la pièce, amplifié par le silence lourd qui nous entourait. C’était un son dur, métallique, qui semblait marquer le temps qui passait, chaque seconde nous éloignant de l'instant où il m’avait touchée. Quand il me tendit l’argent, je le pris sans le regarder, mes yeux fixés sur le comptoir, incapable de croiser son regard. Je ne voulais pas voir ce qu’il y avait dans ses yeux, la question qui flottait entre nous. Ce silence qui ne cessait de grandir.

Mes doigts, eux, ne pouvaient se débarrasser de ce tremblement. J'avais essayé de remettre mon gant en place, mais ils refusaient de se coordonner. Je n’étais pas sûre de pouvoir bouger, de pouvoir agir normalement, tant le contact avec sa peau semblait encore m’habiter. Et puis, il ne partait pas.

Il restait là, debout, à me regarder. Pourquoi ne partait-il pas ? L’impression de son regard sur moi était si forte qu’elle me paralysait, me clouait sur place. Et pourtant, c'était moi qui avais voulu qu'il parte. Je l’avais demandé. Il m’avait touchée, il m’avait brisé la distance… mais pourquoi avais-je l’impression que c’était moi qui devais me retirer, moi qui devais m’échapper ?

— Bonne journée, ajoutai-je rapidement, d’une voix ferme, en désignant vaguement la porte.

J'avais espéré que cela suffirait à le faire partir, à mettre fin à ce moment étrange entre nous. Mais non. Il resta encore là quelques secondes, de trop. Je pouvais presque sentir son hésitation, comme si quelque chose le retenait, comme si lui aussi luttait contre une force invisible, quelque chose d'indéfinissable entre nous.

Puis, sans un mot, il hocha imperceptiblement la tête, tourna lentement les talons, et se dirigea vers la porte. Chaque geste semblait mesuré, comme s’il ne voulait pas faire de bruit, comme s’il avait peur de briser cette fragile intimité qui nous liait désormais, malgré nous.

Quand il franchit le seuil, la porte se referma dans un tintement léger, presque ordinaire. Mais pour moi, le son résonna différemment, comme une vibration sourde dans l’air. Le tintement de la clochette sembla plus grave qu’à l’accoutumée. Il avait changé. Comme si la boutique elle-même avait ressenti ce changement, comme si, tout à coup, l’espace autour de moi avait été modifié, comme si la présence de cet homme avait laissé une empreinte.

Je ne bougeai pas. Je n’osais pas.

Mes jambes étaient devenues cotonneuses, molles sous moi. Mon ventre était noué, et une lourdeur m’envahissait, comme si je n’étais plus en contrôle de mon propre corps. Je sentais l’air, tout à coup, presque épais, comme si respirer devenait une tâche difficile, un effort titanesque. Tout en moi semblait bloqué, comme figé, dans une attente interminable. Je n’avais plus de pensée claire, plus de logique. Juste ce tourbillon de sensations, de confusion, et de ce pressentiment inexplicable.

Enfin, lentement, presque contre ma volonté, je glissai le long du comptoir jusqu’au sol. Mes genoux rencontrèrent le sol froid, et mes mains, tremblantes, se posèrent sur mes genoux, cherchant un ancrage, quelque chose pour me maintenir en place. Mais rien ne semblait suffire à me calmer. Je sentais encore cette chaleur où il m’avait touchée, cette brûlure étrange qui se propageait dans tout mon corps.

Je restai là, immobile, le temps s’étirant. Quelques minutes, peut-être des heures, ou peut-être était-ce une fraction de seconde qui s’était allongée à l’infini. Tout se mêlait, mes pensées, mes émotions, tout se confondait dans une brume épaisse. L’incertitude m’enveloppait, me paralysait.

Je n'avais pas bougé.

Je ne savais pas ce que j’attendais, ni pourquoi j’étais restée là, à terre, dans le silence qui se faisait de plus en plus oppressant. Mais une chose était certaine : quelque chose avait changé. Une porte venait de s’ouvrir, et même si je voulais la refermer, elle restait grande ouverte, me laissant face à un inconnu que je n’avais jamais voulu affronter.

Et pourtant, je savais, quelque part au fond de moi, que ce n’était pas la fin.

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