Chapitre III
La clochette tinta une dernière fois, un son presque imperceptible dans le tumulte silencieux de mes pensées. Je laissai la porte se refermer avec une lenteur presque ritualisée, observant le dos du dernier client disparaître dans la rue. Il n’était resté que quelques instants, juste assez pour me demander une infusion pour favoriser le sommeil, avant de fuir mon regard avec cette étrange précipitation, comme s’il ressentait, lui aussi, que quelque chose avait basculé dans l’air. Une tension invisible, suspendue entre nous, qu'aucun des deux n'osait nommer.
La chaleur me montait à la nuque, comme une brume qui envahit lentement la pièce, serrant mes pensées dans un étau. Une sensation brûlante, persistante, qui semblait être ancrée jusque dans mes muscles, chaque fibre de mon corps vibrante d'une intensité sourde. La gorge sèche, serrée, comme si quelque chose de plus lourd que l'air s'y était déposé, m'empêchant de respirer correctement. Et ce goût, ce goût âpre, trop amer, qui persistait au fond de ma bouche… Comme une vérité que je n’arrivais pas à avaler, un secret trop lourd pour mes lèvres, une lourdeur que mon esprit refusait de comprendre.
Mes gestes devenaient mécaniques, presque dénués de toute volonté. Je rangeais les fioles, un à une, avec une lenteur absurde, comme si chaque mouvement n’avait plus de sens. Le comptoir, pourtant familier, semblait soudainement froid sous mes doigts. Les plantes tombées, ces témoins inanimés de mon absence, étaient redressées dans un silence lourd, comme si elles comprenaient aussi le malaise qui m’enserrait la poitrine. Pourtant, rien de tout cela ne parvenait à apaiser le tourbillon qui se formait en moi.
Le contact de sa main sur ma peau nue…
Je pouvais encore le ressentir. Non, pas physiquement, c'était autre chose. C'était comme une marque invisible, inscrite dans ma chair, là où mes souvenirs se mélangent aux sensations. Un frisson qui n'était pas un frisson, mais plutôt une empreinte profonde, gravée entre mes os, une trace que ni le temps ni la distance ne pourraient effacer.
Je posai un instant la main sur l’étagère des racines séchées, mes yeux fermés, la tête appuyée contre le bois rugueux. Juste quelques secondes pour tenter de m'ancrer dans la réalité, pour calmer ce vertige qui me secouait de l’intérieur. Je n’avais qu’une envie : que tout cesse de tourner autour de moi, que tout se calme enfin.
Dehors, le jour s’effaçait lentement, les derniers rayons du soleil glissant à travers la vitrine, peignant les murs de reflets dorés et ombragés. L’heure entre les mondes, comme Nanna Mo aimait à dire. Ce moment fragile où la frontière entre le quotidien et l’invisible devient floue, où l’on peut sombrer dans l’un ou l’autre, selon la manière dont on se tient. Là où tout peut basculer, là où l’imprévisible attend, tapi dans l’ombre.
Je laissai échapper un soupir long et lourd, presque imperceptible, comme un souffle emprisonné dans ma poitrine. Puis, d’un geste presque cérémonial, je saisis la clé pendue à la chaîne autour de mon cou et m’avançai lentement vers la porte. L'acier froid du loquet entre mes doigts me ramena à la réalité, mais chaque mouvement semblait si lourd, si étranger. Quand je tournai la clé dans la serrure, le cliquetis qui résonna dans la pièce vide m’apparut presque comme un cri déformé, trop fort, trop brutal pour ce geste si banal.
Fermée.
Enfin.
Je restai là un moment, la main suspendue sur le loquet, comme si je pouvais effacer tout ce qui venait de se passer d’un simple mouvement. Comme si je pouvais refermer la porte sur ce moment, comme si tout cela ne s’était jamais produit. Mais rien ne s'effaçait. Ni le souvenir de ce regard, de cette tension silencieuse. Ni la nausée qui m’avait secouée, ni le trouble qui s'était installé dans sa voix.
Il avait ressenti quelque chose. J’en étais certaine. Pas tout, non. Mais quelque chose… Et c’était déjà trop. Bien trop.
Je tirai les rideaux en lin lourd, plongeant la pièce dans une semi-pénombre douce et chaude. L’air semblait plus épais, plus lourd, comme si même la lumière se sentait alourdie par l’invisible qui flottait autour de moi. D'un souffle, j'éteignis la bougie du comptoir, laissant les flammes mourir une à une, telles des paupières fatiguées qui se ferment après une longue journée d’efforts. L’obscurité s'étendit, enveloppant la pièce, comme un manteau de silence et de solitude.
Mais moi, je savais déjà que je ne dormirais pas cette nuit. Pas ce soir. Le sommeil me fuyait, me haïssait peut-être. Il se faisait étranger, tout comme ce monde qui semblait s’effacer sous mes pieds.
Je montai les escaliers lentement, chaque marche semblait plus lourde que la précédente, comme si l’air devenait plus dense, plus épais, et que mes pieds étaient enfoncés dans la pierre, incapables de se soulever. La tête bourdonnait, un tourbillon de pensées et de sensations qui s’entrechoquaient, se mélangaient. Mes pas étaient lourds, traînants, comme si l’épuisement avait pris racine dans mes os.
J’espérais trouver Nanna Mo au salon. Elle serait là. Elle saurait. Elle pourrait m’apaiser avec ses mots sages, ses regards pleins de compréhension. Mais quand je passai la tête dans l’encadrement de la porte, un vide accablant m’accueillit.
Pas de crépitement de cheminée. Pas de vieux vinyle qui chantait doucement sur le tourne-disque. Pas ce doux bruit de pas dans la cuisine, le chant discret de Nanna Mo, ses airs de mélodies anciennes.
— Nanna ? appelas-je, la voix hésitante, presque brisée par l’angoisse.
Aucune réponse.
Mon regard se posa alors sur la petite feuille laissée sur la table basse. Ses mots, écrits d'une main ronde et dansante, m'arrachaient un soupir mélancolique, lourd comme un poids trop ancien pour être ignoré.
JE M’ABSENTE POUR LA SOIRÉE. JE T’AI LAISSÉ À MANGER. JE T’AIME. NANNA MO
Absente… Cette simple mention me transperça, un filet de solitude me traversant. Nanna Mo, la seule personne capable de me dire que je ne devenais pas folle, celle qui, par quelques mots simples, savait me rassurer, trier le vrai du délire, apaiser mes doutes. Mais ce soir, elle n’était pas là. Absente, comme tous ceux qui avaient, de près ou de loin, un jour disparu sans crier gare. Et moi, laissée là, perdue dans un tourbillon de pensées.
Je laissai mes bras retomber le long de mon corps, comme si l’effort de supporter tout ça m’avait vidé. Mon estomac, pourtant grognant depuis des heures, ne réclamait rien, ne trouvant plus la force de me solliciter. Je n’avais presque rien mangé de la journée, mais il n’y avait pas de place pour ça. Pas de place pour la nourriture. Juste cette sensation de vide, de manque… et cette douleur invisible.
Sans réfléchir, sans vraiment savoir pourquoi, je fis volte-face et remontai lentement l’escalier vers ma chambre. Les dernières lueurs du jour se fondaient derrière les vitres, noyant le monde dans une lumière orangée, douce et mélancolique, comme une fin de chapitre. La lumière s’éteignait à mesure que je montais, comme si elle me disait au revoir, emportant avec elle la promesse de la clarté. Et, moi, je restais là, figée dans cette demi-obscurité, incertaine de ce que demain apporterait.
Quand j’entrai dans ma chambre, je jetai mes bottines d’un geste brusque, presque agacé, avant de m’effondrer sur le lit. Le matelas m’engloutit, une douceur réconfortante, mais même ça ne parvint pas à apaiser le tumulte intérieur.
Je restai là, allongée, les yeux fixés sur le plafond, sans bouger. Le cœur trop plein de questions, de sensations contradictoires. La tête trop lourde, alourdie par des pensées trop nombreuses pour être saisies. Et l'âme… trop fatiguée pour comprendre.
Le plafond de ma chambre, constellé de fissures discrètes, me semblait infiniment lointain, comme si chaque petite craquelure était une veine, une veine blanche qui serpentait à travers le crépi. Mon regard les suivait, glissant d’une fissure à l’autre, espérant qu’elles me conduiraient vers quelque chose, vers une réponse, un signe, un chemin pour échapper à ce sentiment oppressant qui m’étreignait. Mais il n’y avait rien. Juste le silence qui s’étendait autour de moi, étouffant mes pensées. Et ce poids invisible sur ma poitrine, qui me rendait chaque respiration plus difficile que la précédente.
Je passai une main sur mon front, tentant de dissiper le picotement de la migraine qui revenait, insistante. Mes gants, posés soigneusement sur la table de chevet, étaient là, immobiles, comme deux témoins silencieux de ma confusion. Je les fixais, les observant comme si, soudainement, ils allaient me dévoiler des vérités cachées. Comme s'ils portaient en eux la mémoire de ce qui s’était passé, de ce que je ne parvenais pas à comprendre.
Pourquoi avait-il fallu qu’il me touche là, à cet endroit précis de ma peau ? Pourquoi lui, parmi tous ces clients anonymes, ces passants qui défilaient dans ma boutique depuis des années sans laisser de traces ? Pourquoi lui, qui semblait si banal, si normal, comme tant d’autres avant lui ?
Je fermai les yeux, laissant les images de la scène me submerger. Je revoyais son visage, calme, presque détaché, et la manière dont sa main s'était posée sur ma peau. Ce contact, comme une décharge électrique, mais bien plus que cela. Une dissonance. Un malaise soudain, aussi vif qu’inattendu, qui m’avait fait frissonner, me laissant avec un goût amer sur les lèvres. Ce n’était pas un frisson. Ce n’était pas de la simple gêne. C’était bien plus profond, comme si une vérité que je n’étais pas prête à affronter venait d’éclater en moi, brisée, sans prévenir.
Je n’avais jamais ressenti ça. Jamais. Pas même avec les plus tourmentés, ceux dont les âmes étaient brisées. Pas même avec ceux dont la douleur semblait infinie. Et lui… Il n’avait rien dit. Il n’avait rien laissé paraître. Il était resté silencieux, presque imperceptible. Mais il avait ressenti quelque chose. Je le savais. Je le sentais. Il avait reculé, oui. Et il m’avait regardée, pas comme un simple client, mais comme si je n’étais plus une simple commerçante, mais quelque chose d'autre. Une énigme, un danger…
Ou les deux.
Je m’assis sur le lit d’un coup, un sursaut nerveux secouant mes membres. Mes mains tremblaient légèrement, trahissant l’anxiété qui m’embrassait depuis un moment. Je fermai les yeux un instant, comme pour tenter de chasser l’irréalité de la situation. Puis, sans vraiment réfléchir, j’ouvris le tiroir de ma table de nuit et en sortis mon carnet noir à la couverture rigide. Mon carnet de rêves.
Je l’utilisais depuis que j’avais huit ans. Nanna Mo m’avait appris à y coucher chaque détail, chaque symbole, chaque sensation, aussi floue soit-elle. Elle disait que les rêves étaient des lettres qu’on se laissait à soi-même, écrites dans une langue qu’on ne parlait pas encore. Des messages qu’on ne savait pas lire, mais qu’il fallait tout de même conserver.
Je tournai les pages lentement, les doigts frôlant le papier avec une tendresse fragile. Chaque page était griffonnée d’écriture nerveuse, de symboles, de croquis. Des annotations dans une langue ancienne, celle que Nanna m’avait apprise à déchiffrer au fil des années. Et là, en date de la veille… le rêve. Celui qui me rongeait depuis mon réveil.
La mer noire.
Les silhouettes sans visage.
L’air qui manque.
Le gouffre.
Je reposai le carnet sur mes genoux, mon cœur alourdi d’une certitude insidieuse. Peu importait combien j’essayais de rationaliser, combien je voulais ignorer ce lien étrange entre mes cauchemars et cette rencontre… quelque chose me disait que ce n’était pas un hasard. Non, pas depuis longtemps. Il y avait quelque chose entre ces deux événements, un fil invisible que je n’arrivais pas à couper, mais que je ressentais de plus en plus fort, tendu comme une corde prête à céder.
Un grincement me fit sursauter, brisant le fragile silence de la pièce. Je tournai la tête. La fenêtre de ma chambre était entrouverte. Je ne me souvenais pas l’avoir laissée ainsi. Le vent glissait doucement dans l’ouverture, soulevant les rideaux crème, les agitant comme des spectres dans une danse sans fin.
Je me levai, hésitante, et m’approchai de la fenêtre, le sol froid sous mes pieds nus. Avec un geste machinal, je refermai l’ouverture et verrouillai le loquet. Le vent cessa instantanément, et l’air se figea, aussi lourd que mes pensées.
Mon reflet me fixa dans la vitre. Des cernes violacées soulignaient mes yeux, traces de nuits blanches, de sombres nuits sans sommeil. Mes cheveux en bataille encadraient mon visage comme une aura d’ombre, comme si une partie de moi-même m’échappait, m’éloignant chaque jour un peu plus.
— Tu deviens folle, Althéa… murmurai-je à mon reflet.
Mais le miroir me renvoya une réponse silencieuse, indifférente, me fixant simplement, attendant. Il attendait quelque chose. Quoi, exactement ? Peut-être que je devais le comprendre par moi-même, ou bien me retrouver face à cette vérité que j’ignorais encore.
Je m’étais effondrée sur le lit sans même prendre le temps de me changer. Le tissu rêche de ma chemise froissait ma peau. Mes cheveux pendaient en mèches collées à mes tempes. Je n’avais ni la force ni l’envie de bouger. Mes membres semblaient faits de plomb, et mon esprit filait à toute allure, pris dans une course sans fin, poursuivant des pensées et des images que je n’arrivais pas à saisir.
Je revoyais la scène encore et encore. Le moment exact où sa main avait effleuré ma peau nue. Le bruit sourd de mon cœur frappant contre ma poitrine. Le monde qui basculait, sans avertir, dans une chute vertigineuse.
Je me redressai à moitié, mes coudes posés sur mes genoux, mes doigts entrelacés devant mes lèvres. Il fallait que je comprenne. Que je distingue les sensations, que je sépare les bribes de ce qui avait traversé mon esprit, du reste.
D’habitude, quand je touchais quelqu’un — même accidentellement —, les informations venaient d’un coup, comme un fleuve trop puissant, un torrent. Des souvenirs, des émotions, des éclats du passé, parfois un avenir flou. Parfois un nom, une peur, une couleur, un goût… Mais là… c’était autre chose.
Un courant inversé. Un vide qui m’aspirait. Et cette nausée, brutale, dérangeante, comme si ce que j’avais ressenti n’aurait jamais dû exister. Comme si, tout à coup, la nature même de mes pouvoirs me trahissait.
Je fermai les yeux, essayant de reconstruire. De ramener à la surface ce qui m’échappait, mais je n’y parvenais pas. Une image floue. Pas un souvenir. Un refus de souvenir. Quelque chose m’empêchait de voir. Comme si j’étais restée à la surface d’un puits sans fond, sans oser regarder dedans.
Mais ce que j’avais perçu — ce que mon pouvoir avait perçu —, c’était plus qu’un secret. C’était une contradiction. Une fracture. Une note fausse dans une mélodie inconnue.
Je me levai doucement, mes pieds nus effleurant le parquet froid. Mes pas m’amenèrent jusqu’à mon petit autel, installé dans l’alcôve près de la fenêtre. Des bougies, de l’encens, un bol de fumigation, et quelques pierres : obsidienne, labradorite, tourmaline noire. Mes préférées. Des pierres qui, je l’espérais, m’apporteraient quelques réponses.
Je ne fais aucun rituel. Je me contentai d’allumer une mèche et de laisser la fumée s’élever en spirale, flottant dans l’air calme.
— Qui es-tu ? murmurai-je dans le vide.
Je ne connaissais même pas son nom. Mais son regard… il me hantait. Ce bleu glacé, cette façon étrange de me regarder après le contact. Il avait senti quelque chose, tout comme moi.
Et si… et s’il était lié à mes rêves ? À ces ombres sans visage ? À cet océan noir qui m’avalait chaque nuit ?
Je serrai les dents. Je détestais ça.
Ne pas savoir. Ne pas comprendre. C’était pire que tout.
Je jetai un œil vers mon carnet de rêves, abandonné sur le lit. Lentement, je l’ouvris à la dernière page, mes doigts frôlant les lignes griffonnées la nuit dernière, comme si la vérité attendait d’être trouvée entre ces pages.
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