Chapitre IV

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Le plafond s’était couvert de fantômes dans la nuit. J’avais scruté les ombres des heures durant, incapable de fermer l’œil, les bras croisés sur la poitrine, le cœur encore lourd des souvenirs de la veille. Les pensées défilaient sans ordre, indociles, s’étirant en longues traînées de doutes et d’interrogations. Le sommeil m’avait prise sans prévenir, comme un voile tombé sur mes paupières, et je n’avais rien entendu du retour de ma grand-mère.

Quand je me réveillai, la lumière grise du matin filtrait à travers les rideaux tirés, douce comme un soupir d’hiver. La maison était silencieuse, baignée dans cette quiétude feutrée propre aux vieilles bâtisses. Je m’étirai lentement et enfilai un pull trop grand, qui sentait la lavande et le bois ancien, puis descendis les escaliers pieds nus, attentive à chaque grincement. Je n’aimais pas briser ce calme, comme si chaque son pouvait éveiller les murs endormis.

Dans la cuisine, tout était à sa place. Les herbiers ouverts sur la table, les bocaux alignés par ordre de couleur, le feu dans la cuisinière ronronnant doucement. Et au centre de tout cela, comme un ancrage solide dans l’étrangeté du monde, il y avait Nanna Mo.

— Bien dormi ? demanda-t-elle sans détourner les yeux de sa potion qu’elle remuait d’un geste souple.

Je haussai les épaules, m’approchant pour sentir l’odeur sucrée de cannelle qui flottait dans l’air. Sur le comptoir, une assiette de pancakes m’attendait, encore tiède. Je m’installai sans un mot, savourant le calme, le goût moelleux du petit-déjeuner, le craquement du feu dans la cheminée.

— Pas de rêve cette nuit ?

Sa question m’étonna. Non. Rien. Le vide. Je hochai la tête, presque désolée de ne pas pouvoir lui offrir une réponse plus intéressante.

— Tant mieux, murmura-t-elle. Les nuits sans rêves sont parfois les plus réparatrices.

Le silence s’installa entre nous, apaisant. Puis, comme si elle parlait d’une tâche banale, Nanna Mo ajouta :

— Il me manque quelques ingrédients pour une potion de transition. Tu pourrais passer en ville pour moi ? Rien de compliqué, juste un peu de menthe fauve, deux racines de bellara et une fiole d’essence d’opale.

Je fis un léger mouvement de tête, acquiesçant. Sortir. Marcher. L’idée me soulagea un peu. Un peu de distance, un peu d’air.

Je m’habillai sans trop réfléchir, attrapai mes gants en cuir brun, mon manteau long, et quittai la maison dans un silence presque solennel. Le vent me fouetta doucement le visage, comme un rappel brutal au monde extérieur. La ville s’étendait plus bas, entre les collines et les ruelles pavées, enveloppée dans la brume matinale. Les événements de la veille semblaient déjà lointains. Comme si la réalité avait repris ses droits.

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Les pavés de Londres luisaient sous la pluie de la veille, comme vernis par les souvenirs d’un orage. Je descendais les rues en pente, les mains enfouies dans mes poches, mes pas résonnant sur les pierres anciennes. Le ciel, encore gris perle, se déchirait par endroits, laissant passer quelques rayons pâles. La ville s’étendait autour de moi, embaumée des effluves de pain chaud, de métal humide et de fleurs fanées.

Chaque coin de rue semblait murmurer des secrets, chaque façade un soupir. Les balcons en fer forgé étaient couverts de plantes en pot trop pleines, et les gouttières dégoulinaient par endroits sur des chats paresseux blottis contre les marches. Un marchand de journaux criait déjà la une du jour, sans conviction, tandis qu’une vieille dame nourrissait des corneilles sur un banc tordu.

J’inspirai profondément. Le parfum du bitume mouillé se mêlait à celui du café noir qui s’échappait d’un établissement en coin, et à l’odeur familière d’encens que je reconnaîtrais entre mille : du benjoin. Ce n’était pas celui que Nanna Mo utilisait, non… C’était un autre parfum, celui d’un autre.

Je m’arrêtai devant une devanture étroite, noyée entre deux bâtiments plus hauts. Un écriteau à la peinture écaillée annonçait en lettres délavées :

« Herboristerie Ambrosia – Produits rares & anciens, clientèle avertie uniquement. »

Je poussai la porte. Un carillon discret tinta, aussitôt suivi d’un souffle chaud d’air chargé d’arômes puissants. À l’intérieur, la lumière était tamisée par des rideaux de velours vert mousse. Des étagères hautes jusqu’au plafond croulaient sous des bocaux de verre, des fioles teintées, des paquets de feuilles séchées et des poudres étranges. L’air vibrait d’énergie, dense, presque palpable.

Je clignai des yeux. L’encens flottait en volutes paresseuses dans l’air, mêlé à l’odeur plus âcre de la sauge brûlée. Il y avait dans cet endroit quelque chose de doux et d’ancien, comme un grenier qu’on n’a jamais vraiment exploré, mais qui nous attendait depuis toujours.

— Ah, la petite Thorne, dit une voix derrière le comptoir, avec ce ton chaleureux propre à ceux qui vous ont connue enfant.

— Bonjour, maître Ambrosius, répondis-je doucement.

Le vieil homme aux cheveux blancs et au châle brodé sortit de l’ombre, les yeux pétillants de malice malgré son âge. Il portait une bague en cuivre à chaque doigt, et son tablier était constellé de taches colorées comme une toile de peintre un peu fou.

— Ta grand-mère m’a envoyé un message ce matin. Je suppose que tu viens chercher la commande ?

— Et peut-être me laisser traîner un peu, si vous le permettez.

Il éclata d’un rire grave et tendre.

— Bien sûr, bien sûr. Cette boutique a toujours été un refuge pour les âmes sensibles. Tu peux toucher, sentir, rêver. Rien ici ne mord… sauf peut-être le flacon d’aconit noir, là-haut.

Je laissai échapper un sourire. Je me sentais soudainement plus légère, comme si, au fond, cet endroit m’offrait une pause bienvenue dans la brume épaisse de mes pensées.

Je déambulais entre les étagères comme on traverse une forêt ancienne. Mes doigts effleuraient parfois les fioles aux étiquettes jaunies, les papiers huilés contenant des pétales séchés, les flacons bouchés à la cire rouge. Tout semblait murmurer ici : les objets, l’air, le silence.

Je m’attardai devant un petit présentoir de pierres gravées. Des runes oubliées y étaient dessinées, à peine lisibles. Je reconnus quelques-unes, apprises dans un vieux carnet de ma grand-mère, mais la plupart m’échappaient. Je me penchai, fermai les yeux un instant. Il y avait dans l’air une vibration douce, presque imperceptible. Comme si la boutique respirait.

Depuis quand n’avais-je pas ressenti cela ? Cette impression d’être à ma place… même brièvement. Ces derniers jours — ces dernières années, en vérité — je m’étais habituée à vivre dans un monde qui ne m’appartenait pas vraiment. Un monde fait de demi-mensonges, de silences sur mon passé, et de pouvoirs que je n’avais jamais demandés.

Je m’arrêtai devant une vitrine basse, où reposaient des fioles d’huiles essentielles. En en débouchant une, une odeur de lavande ambrée m’emplit les narines. Instantanément, une image s’imposa : celle de ma mère, accroupie près d’un champ, les mains dans la terre. Je ne savais pas si ce souvenir était réel ou simplement né d’un désir trop ancien pour être ignoré.

Mes doigts tremblaient légèrement. Je refermai le flacon, le reposai.

Je n’avais pas rêvé cette nuit, c’était vrai. Et pour moi, c’était plus inquiétant que n’importe quel cauchemar. Mes rêves étaient des fragments, des éclats de vérité que je n’arrivais jamais à reconstituer. Mais ils étaient là. Fidèles. Intrusifs. Essentiels.

Le vide de cette nuit passée me laissait perplexe. Comme un avertissement… ou un silence trop lourd.

— Tu vas bien, petite Thorne ? demanda Ambrosius, en rangeant quelques sachets dans un panier d’osier.

Je sursautai presque.

— Oui, je crois. Juste… fatiguée.

Il m’adressa un regard long et tendre, puis hocha la tête.

— La magie aussi, parfois, a besoin de se taire un moment. Elle respire, elle veille… et elle attend. N’oublie pas ça.

Je ne répondis pas tout de suite. Je me contentai d’acquiescer d’un signe de tête lent, les yeux fixés sur une fiole de verre soufflé dont la surface irisait sous la lumière tamisée.

Je n’avais pas la réponse à mes doutes. Mais pour la première fois depuis longtemps, je n’en cherchais pas non plus.

Je me sentais… calme. Et c’était déjà quelque chose.


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Je quittai la boutique avec le cœur étonnamment léger, mes pas flottants sur le pavé comme si le monde autour de moi était un peu moins lourd, un peu plus doux. Je me dirigeais en direction de la maison de ma grand-mère, mes cheveux roux dansant au vent, chaque brin effleurant ma peau comme une caresse secrète. Un murmure de mélodie m’échappa, une chanson ancienne que ma grand-mère chantait souvent lorsqu’elle était de bonne humeur. J'avais l’impression que tout était un peu plus lumineux ce matin-là, un peu plus vivant.

Mais alors que je poursuivais mon chemin, une sensation étrange m'envahit. L’impression d’être observée. Un frisson glissa le long de ma nuque, mes instincts se tendirent comme des cordes. Je me retournai brusquement, mais il n'y avait rien, juste les ruelles vides qui s’étiraient sous les rayons faibles du soleil.

Je secouai la tête, soupirant, et continuai mon chemin, mes pensées flânant dans le calme de cette journée trop paisible. Mais la sensation d’être suivie, elle, ne me quittait pas. Un malaise s'insinua en moi, lentement, insidieusement. Je pressai le pas, un peu plus nerveuse, un peu plus consciente de chaque bruit autour de moi. Quelque chose n’allait pas.

Et là, alors que je tournais un coin, une main se posa brutalement sur mon bras, me forçant à m’arrêter. Une pression froide, ferme, qui me fit frissonner. Je me retournai, les yeux s'écarquillant, et je vis un homme grand, aux traits durs, une lueur presque sombre dans le regard. Il me tenait fermement, comme s'il savait que je tenterais de m’échapper. Je le fixai, son visage me semblant soudainement plus familier. Bien sûr, je l'avais vu la veille à la boutique, un inconnu qui m'avait frôlée, effleurant ma poignée comme un geste anodin, mais dont la présence persistait dans ma mémoire, comme une ombre qui ne me quittait pas.

— Althéa, c’est bien ça ? me dit-il d'une voix glacée, avec une précision inquiétante.

Je sentis une montée d’angoisse. Comment savait-il mon nom ?

— Comment connaissiez-vous mon nom ? demandai-je d’une voix presque étranglée, essayant de dissimuler ma panique derrière une façade de calme.

Il me regarda un instant, ses yeux sombres scrutant mon visage avec une intensité froide, presque dure.

— Je suis à ta recherche. L’académie m’envoie pour te ramener. Tu es une hors-la-loi, Althéa. Tu aurais dû y être depuis longtemps. Alors suis-moi sans faire de scène.

Un frisson glacé dévalait ma colonne vertébrale. Il était là pour m’emmener. À l’académie. L’académie… celle dont ma grand-mère m’avait toujours parlé avec une sorte d’inquiétude dissimulée. Elle m’avait protégée de ce monde, de cette école, me disant qu’il était trop dangereux pour moi. Alors pourquoi maintenant ? Pourquoi lui ?

Je n’avais rien demandé. Rien du tout.

Je me redressai brusquement, mes dents serrées. Un éclat de colère naquit en moi. Je n'allais pas le laisser m’emmener comme ça. Je n'avais pas demandé à être une "hors-la-loi". J'avais une vie ici. Une vie qui comptait.

— Tu crois que tu peux venir ici et me demander de te suivre comme ça ? J'ai une vie ici, je ne peux pas partir sans en avoir parlé à ma grand-mère ! m'écriai-je en retirant mon bras violemment de sa prise.

Je fis un pas en arrière, puis deux. Je n'avais pas le temps de réfléchir. La panique m'envahit. Il ne fallait pas qu’il me prenne. Pas maintenant. Pas comme ça.

Je me mis à courir, mes pieds frappant le pavé dans un bruit précipité, battant l’air de toute la force de mon désir de fuir. Le cœur battant, je courus vers la boutique de ma grand-mère, un refuge que je connaissais bien, un endroit qui avait toujours été un abri contre le monde extérieur.

Mes mains tremblaient tellement que je faillis faire tomber les clés. Mes doigts glissaient sur la serrure, chaque mouvement était une torture, mes nerfs tendus à l'extrême. Enfin, je réussis à ouvrir la porte, mais au moment où je la fermai derrière moi, je sentis la présence de l’homme juste derrière, presque trop proche.

Je poussai la porte, la verrouillant précipitamment, et je me plaquai contre elle, haletante, le cœur battant dans ma poitrine.

— Nanna ! Nanna ! Viens vite ! hurlai-je, la panique dans la voix.

Ma grand-mère arriva presque en courant, malgré son âge avancé. Ses pas rapides, presque trop rapides pour quelqu'un de son âge, résonnèrent dans le hall. Je la regardai, les yeux remplis de terreur.

— Nanna, il… il veut m’emmener à l’académie ! Il dit que je suis une hors-la-loi ! Il sait qui je suis ! Il veut… il veut que je le suive !

Ma grand-mère souffla, un soupir lourd, et, contre toute attente, elle s'approcha lentement de la porte, ses yeux pleins d’une gravité que je n’avais jamais vue chez elle.

— Laisse-le entrer. Il faut qu’on parle, me dit-elle d'une voix calme mais ferme.

Je la regardai, stupéfaite, un tourbillon de questions m’envahissant. Pourquoi me demander de le laisser entrer ?

— Mais ça va pas la tête, Nanna ! Tu m’as toujours dit que l’académie était dangereuse pour moi ! Tu m’as protégée de ce monde ! Pourquoi ?

Elle me regarda un instant, ses yeux emplis d'une sagesse qu’aucun âge ne semblait pouvoir effacer.

— Ouvre, s’il te plaît.

Je restai là un moment, figée. Je n’avais pas de réponse, et je n’étais pas sûre d’en vouloir une. Mais la décision était prise. Tremblante, je relâchai la porte, la serrant encore un peu contre moi avant de la déverrouiller.

L'homme derrière la porte commença à frapper, d'un coup sec et lourd, et je sentis une vague de colère mêlée à de l’incompréhension m’envahir. Il allait entrer, c’était inévitable.

La porte s'ouvrit enfin, et l'homme entra, son visage marqué par l’agacement, ses poings serrés. Il s'arrêta un instant, à peine un souffle avant de parler.

Mais avant qu'il puisse dire un mot, ma grand-mère leva la main pour l'arrêter, un regard ferme posé sur lui.

— Suis-moi, dit-elle simplement.

Le ton de sa voix ne laissait aucune place à la discussion. Il n’eut d'autre choix que de se taire et de suivre ma grand-mère.

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