Chapitre V

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Je suis restée là, figée, les yeux rivés sur la table. Mes doigts serrés autour du bord en bois, mes pensées en déroute. Nanna posa lentement ses mains dessus, comme si elles cherchaient un ancrage dans cette situation devenue insupportablement réelle. De l'autre côté, l'homme face à moi semblait tout aussi mal à l'aise, mais lui, il savait ce qu'il faisait. Il avait un objectif, une mission. Moi, je n'avais pas la moindre idée de ce qui m'attendait. Le silence entre nous deux s’étira, lourd et oppressant. J'avais l'impression d’être un insecte pris dans une toile d’araignée, ses fils serrant peu à peu ma liberté. Et la vérité, aussi douloureuse soit-elle, me percutait doucement mais sûrement. Je n’étais plus celle que j’étais. Tout était en train de changer.

Nanna brisa enfin ce silence, sa voix douce mais ferme résonna dans l’air. Chaque mot portait son poids, pesant lourdement sur ma poitrine, mais d'une manière étrange, il me rassurait. "J'ai protégé Althéa de l'académie et du gouvernement," dit-elle, sans détour. "Il y a des raisons… des choses que je ne peux pas partager. Mais sachez seulement que ce n'était pas une décision prise à la légère." J'écoutais, mais je n'étais plus sûre d'entendre. Ses mots glissaient sur moi sans vraiment s'ancrer, comme des gouttes de pluie sur une fenêtre. Toute ma vie, elle m'avait protégée, cachée, éloignée du monde, mais pourquoi ? Pourquoi m’avait-elle dissimulée ainsi ? Pourquoi, cette protection semblait-elle devenir une prison ? Une angoisse sourde montait en moi, une boule dans la gorge. Je voulais poser toutes ces questions, mais ma voix se brisait avant même de pouvoir les formuler.

Et là, l’homme, d’une nonchalance agaçante, intervint. "L'académie est l'endroit le plus sûr qui soit," lança-t-il sèchement. "C'est ridicule de vouloir la protéger d'un endroit qui est le mieux équipé pour la former. Vous ne comprenez donc rien à ce qu'il se passe ?" Ses mots me frappèrent comme une cloche de fer, résonnant dans mon esprit. L’académie… Ce lieu que j’avais toujours craint, évité. Pourquoi en parlait-il ainsi, comme si tout était évident, comme si ce qu’il disait allait de soi ? Pourquoi m’avait-on toujours dit de m’en méfier, de m’en éloigner ? Qu’y avait-il là-bas de si terrible, de si… inévitable ?

Nanna ne bougea pas, son calme implacable ne cédant pas à l’agressivité de l'inconnu. Mais je pouvais voir dans ses yeux une tension discrète, une réponse silencieuse à la provocation. "Tu vas d'abord t’asseoir et te présenter correctement," dit-elle, d’une voix qui ne permettait aucune réplique. "Avant de critiquer mes choix, il serait peut-être temps de montrer un peu de respect." Un silence suspendu, l’inconnu, se figea. Un instant, je crus voir son regard durcir, mais il n’eut d’autre choix que de se plier à la demande de Nanna. Ce n’était pas qu’une simple question de respect. C’était bien plus, une sorte de pouvoir que Nanna exerçait sans même bouger. Il avait beau être jeune et sûr de lui, quelque chose dans le regard de Nanna imposait le silence, la soumission.

"Kael," finit-il par dire d’un ton plus froid, "Kael Whitmore. Je suis étudiant à l'académie, et c'est pour ça que j'ai été envoyé ici. Ma mission est de ramener les étudiants disparus, comme… comme Althéa." Son nom, Kael Whitmore, résonna en moi, familier et étrangement distant. Pourquoi ce nom m’évoquait-il quelque chose que je n’arrivais pas à saisir ? Pourquoi cette impression étrange de déjà-vu, de connexion qui n’avait pas lieu d’être ? Il semblait être un homme forgé par l’académie pour ce genre de mission, et pourtant, il n’avait pas l’air convaincu par ce qu’il faisait. Il semblait y être contraint. Il semblait… piégé.

Nanna, d’un geste tranquille, me fit signe de me présenter à mon tour. "Et toi, Althéa, ma chérie, il est temps que tu te présentes aussi." Je pris une inspiration plus profonde que je ne l'avais jamais fait, mes mains tremblant légèrement, mes pensées se bousculant. Je n’étais pas prête, pas encore. Mais je le savais, il fallait le faire. "Althéa Thorne," dis-je, ma voix plus incertaine que je ne l'aurais voulu. Mon nom, soudain, ne m'appartenait plus. C’était comme si je n’étais plus la même personne. J’étais une inconnue dans ma propre peau.

Un lourd silence s’installa de nouveau, presque palpable. Nanna regarda Kael, puis me fixa, et soupira. "Donc, je suppose qu’il n’y a plus de choix à faire," dit-elle finalement. La résignation dans sa voix me toucha plus que je ne voulais l’admettre. "Nous avons été retrouvées. Et à moins de vouloir vivre en cavale pour le reste de nos vies, il va falloir accepter l’inévitable." Elle marqua une pause, ses yeux cherchant les miens avant de conclure : "Tu vas à l’académie."

Ces mots, simples mais lourds, me tombèrent dessus comme une chape de plomb. Mon souffle se coucha, et l’envie de crier, de protester, m’envahit. Mais je savais. Je savais que Nanna ne cédait jamais. Que ses décisions étaient irréversibles. Et moi… Je n’avais plus le droit de choisir. Pas maintenant.

Avant que je ne m’enfonce trop dans mes pensées, Nanna se tourna à nouveau vers Kael. Son regard, aussi perçant qu’une flèche, ne lui laissa aucune échappatoire. "Mais avant tout cela," commença-t-elle, sa voix calme mais ferme, "Kael, j’aimerais te demander quelque chose. Un service. Protège Althéa." Kael haussait les épaules, l'agacement dans sa posture palpable. "Très bien," grogna-t-il, "je n’ai pas vraiment le choix, hein ?" Nanna ne répondit pas, mais son regard disait tout. Elle attendait qu’il acquiesce. Et malgré l’impatience dans ses yeux, Kael savait qu’il n’avait pas d’autre option.

Enfin, Nanna se tourna vers moi, son sourire légèrement triste, presque désolé. "Bon, ma chérie, je suis certaine que tu as des questions sur l’académie. Profite-en, pose-les. Et ensuite, tu feras tes affaires." Elle me regarda intensément, comme si elle me disait tout ce que ses mots ne pouvaient pas. Elle savait que je n’avais pas d’autre choix que de suivre le chemin qu’elle m’avait tracé.

Je me sentais comme une marionnette, comme un être sans poids, déplacée dans un monde dont je n’avais plus le contrôle. Je n’avais plus rien à perdre. "Pourquoi l’académie est obligatoire?" lâchai-je d’une voix presque étrangère à moi-même. "Qu'est-ce qui m'attend là-bas ?"

Kael me fixa, un soupçon de dédain dans son regard. Il soupira et répondit, cette fois, d’une voix plus sèche. "Parce que chaque Sorcière doit y aller pour apprendre à maîtriser son pouvoir et ne pas devenir un danger pour la société. L’académie est l’endroit où des gens comme toi et moi doivent aller. Ce n’est pas une question de choix. Tu n’as jamais eu le choix."

Les mots de Kael frappèrent comme un coup de poing. Je n'avais jamais eu le choix. Tout ce que je croyais savoir, tout ce que je pensais être vrai, venait de s'effondrer. J'étais différente. J’étais... leur décision. Pas la mienne.

Je fermai les yeux, sentant le poids du monde se poser sur mes épaules. Peut-être que tout ça était décidé depuis longtemps, mais je n’étais pas prête à l’accepter. Et pourtant, je n'avais plus rien à faire d’autre que d'avancer. Même si tout cela me déchire.


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Il avait répondu à mes questions à demi-mots, me laissant là, seule avec une myriade d’interrogations qui ne demandaient qu'à être éclaircies. La conversation terminée, je montai dans ma chambre, mes pas traînant lourdement sur les marches usées de l’escalier. La maison, si familière, semblait soudainement plus grande, plus vide, et le silence pesant ne faisait qu’accentuer la tension qui planait dans l’air. Même la plante grimpante, qui d'habitude se hâtait de grimper sur les murs avec une assiduité presque hostile, semblait me laisser en paix aujourd’hui. Laissant derrière moi les vieilles pierres, je sentais le poids de ce qui se passait, le poids de la rupture qui s'installait lentement mais sûrement dans ma poitrine.

Je ne pouvais m'empêcher de me demander comment Nanna allait réussir à gérer la boutique sans moi. Avait-elle des solutions, des plans que je ne connaissais pas ? Le simple fait de l’imaginer s’occuper de tout sans mon aide me donna un nœud à l'estomac. Et plus que tout, une question brûlait en moi : est-ce que j’allais la revoir un jour ?

Arrivée dans ma chambre, je fermai doucement la porte derrière moi, comme pour préserver ce dernier instant de tranquillité. Ma chambre, cet espace que j'avais toujours appelé "le refuge", semblait aussi être en train de m'échapper. Les murs, tapissés de souvenirs, me paraissaient soudain plus proches, comme si chaque objet que je touchais était une ancre à laquelle je devais dire adieu. J’avais l’impression que tout dans cette pièce – du petit fauteuil en velours où je passais des heures à lire, aux étagères remplies de vieux livres aux pages jaunies – allait me manquer. Mais il fallait bien que je m’y fasse.

Je me dirigeai vers mon armoire et en sortis ma petite valise verte, une vieille amie qui avait fait ses preuves dans de nombreux départs. Je la posai lourdement à côté de mon lit, m’assoyant sur le bord, les mains crispées sur le tissu de ma robe. Une larme menaça de s’échapper, mais je la retenais, trop fière pour laisser cette faiblesse m’envahir. Je restai un instant là, immobile, les yeux perdus dans le vide, le cœur battant la chamade. Mon esprit était un tourbillon, un maelström d’émotions contradictoires. Le chaos régnait, mais je ne pouvais m'empêcher de chercher un semblant de clarté au milieu de tout cela.

Je fronçai les sourcils, et d'un geste presque brutal, je frappai mes joues avec mes mains, comme pour me remettre les idées en place. Je me forçai à sourire. "Allez, du nerf, Althéa. L’académie t’aidera à devenir plus forte, à comprendre tout ce que tu ne sais pas encore…" Ce simple mantra me fit un bien fou, même si au fond, j’étais loin d’être convaincue.

Depuis mon enfance, j’avais toujours eu cette soif insatiable d’apprendre, une soif que la vie et les circonstances n’avaient jamais pu vraiment assouvir. Et maintenant, j’avais enfin l’occasion de réaliser tout ce que j’avais rêvé de faire. Alors, je me forçai à voir les choses sous cet angle : une opportunité. Il fallait que je garde cette idée en tête, que je me raccroche à elle pour ne pas sombrer dans la panique. L’Académie n’était pas une malédiction, mais une chance. Une chance que je n'avais pas choisie, mais que je devais accepter, coûte que coûte.

Je levai les bras en l’air, et d’un geste presque théâtral, je fis sortir de mon armoire toutes sortes de vêtements. Vêtements d’hiver, de printemps, des robes pour les soirées... chaque pièce tombait sur le sol en une légère pluie de tissus. Je les examinai tous un à un, les touchant du bout des doigts comme si leur texture pouvait m’offrir une quelconque réponse à mes tourments. J’allais enfin cotoyer des gens de mon âge, interagir avec eux, apprendre à les connaître… Cela m’excitait, mais en même temps, l’idée de cette nouveauté me terrifiait. Jamais je n'avais été dans une institution aussi prestigieuse, au milieu d’inconnus. Et pourtant, je savais qu'il n'y avait pas d'autre option.

Je pris une profonde inspiration, essayant de me convaincre que l’excitation finirait par dominer la peur. Mais, en réalité, il y avait une part de moi qui aurait voulu que tout cela reste un rêve. Quelque part, je me demandais si je n'étais pas en train de faire une erreur monumentale, de m’engager dans un univers qui m’écraserait. Mais à quel point étais-je prête à tout quitter, tout laisser derrière moi pour rester dans cet endroit que je connaissais par cœur ? Une fois le seuil franchi, il n’y aurait pas de retour en arrière.

Je finis par rassembler mes affaires, chaque geste plus précis que le précédent, comme si je pouvais me convaincre qu’en préparant mes bagages, je contrôlais encore un peu mon destin. Mais au fond, je savais que cette décision m’échappait déjà.


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Je venais de terminer de faire mes valises, emportant avec moi quelques babioles qui me rappelleraient la maison : des bijoux en argent, des runes, mon hôtel magique, et bien sûr, mes pierres précieuses. Autour de mon cou pendait mon quartz rose, celui que Nanna m'avait offert lors de mes dix ans, un cadeau qui portait en lui toute la douceur et l’amour de mon enfance. Je caressai la pierre entre mes doigts, un petit réconfort face à la lourdeur de l'instant.

Ma valise était bien trop lourde pour moi, mais il fallait bien que je la descende. Avec un léger soupir, je la tirai derrière moi, la faisant claquer contre les marches du vieil escalier en bois. Chaque bruit résonnait dans la maison, et je sentais comme si chaque bruit de mes pas et de ma valise était un dernier adieu à ces murs qui avaient été témoins de toute ma vie.

Arrivée dans le salon, une scène que je n’aurais jamais cru voir se dérouler dans ma propre maison se déroulait devant moi : Kael et Nanna étaient assis, échangeant des mots comme si tout cela était des plus ordinaires, comme si le fait que j’allais partir ne bouleversait rien. Un nœud se forma dans ma gorge, mais je m’efforçai de sourire, un sourire qui manquait de sincérité, mais que je forçai à dessiner sur mes lèvres pour ne pas inquiéter Nanna. Je me dirigeai vers eux, posant ma valise, prête à partir.

— "Vous partez demain, mon enfant. Comme ça, tu pourras faire des adieux convenables et te préparer. Je sais que c’est compliqué, mais fais attention, ma fille." La voix de Nanna trembla légèrement, mais elle tenta de cacher son inquiétude.

Je lui souriais tendrement, m’approchant pour la serrer dans mes bras. Ses bras étaient toujours aussi chaleureux, et je voulais me perdre dans ce dernier câlin. Mais je savais que tout ça devait se terminer.

— "Ne t’inquiète pas, tu sais que je suis une casse-cou et têtue ! C’est une opportunité pour moi d’apprendre à me défendre, tu m’as appris les potions et les bases de la magie." Je levai l’index, un petit sourire malicieux aux lèvres, et fis sortir quelques étincelles d’un simple mouvement. Je lançai un clin d’œil à Nanna, espérant que cela allégerait l’atmosphère. "Je suis plus forte que tu ne le penses !"

La soirée se poursuivit dans une douce atmosphère de rires nostalgiques, où Nanna se remémorait des souvenirs de notre vie ensemble, et où Kael nous observait silencieusement, gardant un œil sur moi, comme un protecteur invisible. Ses yeux sombres étaient posés sur moi, inquiets, comme s'il craignait que je m’échappe dans l’ombre d’un instant.

Je lui tirai la langue en souriant, puis retournai à la conversation avec Nanna, mes pensées perdues dans ce mélange de mélancolie et de curiosité. Elle me tendit une photo d’elle et moi, une vieille photo que j’avais presque oubliée, et me demanda de lui envoyer des nouvelles régulièrement. Je la pris dans mes bras une dernière fois, et, avant de la relâcher, je déposai un bisou bruyant sur sa joue, ne pouvant m’empêcher de sentir la douleur de l’adieu qui se faisait plus tangible à chaque seconde qui passait.

L’horloge sonna minuit, me tirant de mes pensées. Je laissai un dernier regard furtif sur Nanna et Kael, avant de me lever et de me diriger vers ma chambre. L’inconnu allait dormir ici, tandis que moi, je m’en allais retrouver mon pyjama en pilou-pilou, un peu trop grand, que je n’avais pas porté depuis longtemps. J’étais fatiguée, mais mes pensées étaient comme un tourbillon, m’empêchant de trouver la paix.

Je me glissai sous les couvertures, espérant ne pas être perturbée par des rêves cette nuit. Les visions et les prémonitions m’épuisaient depuis trop longtemps, et je ne voulais pas les affronter une dernière fois avant le départ. Cette nuit, je voulais juste dormir, sans être rattrapée par le poids des secrets, des mystères et de la peur. Je voulais m’endormir sereinement, pour être prête, pour être forte demain.

Les derniers éclats de lumière s’éteignirent dans ma chambre, et je laissai Morphée m’envelopper.


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